Les Éditions de la Différence ont été heureuses de publier le 15 septembre 2011 Croquis-démolition, dans lequel Patricia Cottron-Daubigné décrit, en raison de sa délocalisation en Roumanie, la fermeture de l'usine où travaillait son compagnon. Elle vient très récemment de recevoir le Prix de la voix des lecteurs du Centre du Livre et de la Lecture de Poitou-Charentes. Aujourd'hui, elle exprime ici sa lassitude, quelquefois, sa révolte, toujours, son art de l'exprimer, n'est-elle pas poète ?
Le 07/03/2013 à 10:26 par Editions La Différence
Publié le :
07/03/2013 à 10:26
Depuis des mois, y a-t-il une semaine, j'hésite à écrire un jour, où l'on ne nous annonce pas une fermeture d'usine, une fermeture d'entreprise ?
Quand l'hécatombe a commencé, les médias ont proposé des reportages avec quelques interviews dans lesquelles les futurs licenciés, les futurs chômeurs disaient leur désarroi, leur colère, se demandaient comment ils vivraient leur futur, ce qu'ils pensaient souvent devoir être leur absence de futur.
Et puis, progressivement, les médias ont réduit leurs annonces à quelques informations : le lieu, le nom de l'entreprise, le nombre de licenciés et parfois, rapidement, les modalités de la lutte, surtout si elle était un peu violente !
Et la répétition s'installe.
Je rappellerai que les médias doivent leur nom au latin « medium », mis au pluriel, qui signifie le milieu, et par extension ce milieu, « méson » grec, qui est un espace de visibilité et conjointement de mise à distance.
Or ces médias sont devenus l'outil de l'immédiateté ; ils ne déposent plus au centre et à distance, dans l'espace du regard et de la réflexion, l'information qu'ils déversent. Et cette immédiateté, liée aussi à la vitesse, comme sans nul doute aux liens que la presse entretient avec le monde de l'économie, au lieu d'amplifier la résonance informative, l'annule du fait de la répétition.
Quel effet cela produit-il ? À quelle lassitude cela nous conduit-il? Lassitude un peu attristée certes mais au fond indifférente. « Encore », voilà ce que l'on se dit ! « Ça n'arrête pas » ! Les plus sensibles d'entre nous ont peut-être les épaules qui se courbent un peu ou un juron qui peut s'ajouter ! Mais, ce qui est sûr, c'est que de cet immédiat répété, naît la résignation, voire la servitude. Si cela se produit autant de fois, c'est, lancent les « immédiats » en messages subliminaux, c'est qu'on n'y peut rien.
Les médias immédiats sont devenus des échos - même certains de ceux portés pourtant par conviction à la dénonciation - sont devenus des caisses enregistreuses des destructions occasionnées par le capitalisme que pour la plupart ils défendent. ..
Face, la littérature, les œuvres d'art, face, les œuvres de création qui vont prendre en charge les vies minuscules, qui vont tenter de les parler.
Face, la littérature.
Patricia Cottron-Daubigné
François Bon, (avec par exemple Sortie d'usine ), Victor Hugo (avec par exemple le poème Mélancholia dans Les Contemplations , Gérard Mordillat, (avec Les Vivants et les morts), Emile Zola ( par exemple , avec Germinal ) Marie Cosnay (avec À notre humanité ) et bien d'autres ne génèrent ni ennui ni indifférence ni résignation. Au contraire, ils donnent dans leurs textes, dans leurs récits, le temps de pénétrer les corps et les âmes, de les approcher, de voir dans le minuscule des vies, l'énormité souffrante de la condition humaine. Ici, par exemple, le travail des enfants :
« Ils vont de l'aube au soir, faire éternellement
Dans la même prison le même mouvement
Accroupis sous les dents d'une machine sombre » in Mélancholia
Face, la littérature qui trouve une langue grâce à laquelle ce que nous savons intellectuellement, par raisonnement, devient pour ainsi dire palpable, crée une conscience plus consciente. « Extorquer le réel, le racler ou lui décortiquer la peau » dit François Bon, qui a souvent écrit ses phrases fragmentées, diffractées, pour que ce réel advienne.
Face, la littérature qui porte haut la revendication la plus politique qui soit : le respect de la dignité humaine, c'est à dire de la fragilité humaine.
Et qu'on ne s'y trompe pas : je ne parle pas là de bons sentiments, d'une morale qui serait toujours du côté des faibles. Lors de rencontres passionnantes, organisées dans une petite ville de province, Royan (Charente-Maritime) par la Ligue des droits de l'homme et des libraires acharnés, « l'utopie a-t-elle encore de l 'avenir », on me demanda quelle utopie portait la littérature et plus particulièrement mes Croquis-démolition (Éditions de la Différence) qui disent des ouvriers et la fermeture de leur usine. Cette question me laissa d'abord sans voix, puisque le sujet que je traitais en était le contraire et que l'utopie peut renvoyer, dans sa définition stricte, à des systèmes idéologiques et parfaits, totalitaires donc, dont l'application serait un fiasco. Même Thélème.
Mais, la part d'utopie de la littérature, c'est justement une utopie inverse de la définition habituelle du mot : elle est dans le petit, le minuscule, dans le grain de sable qui ferait déraper la machine ultralibérale comme la phrase pour le dire, dans le Job d'Hannok Levin (in Les souffrances de Job), dans le dénudé par le monde capitaliste :
« Les mains sont restées serrées dans les poches. « On disait rien ». L'un après l'autre, les noms sont tombés « C'est étrange comme on était calme. On disait rien. Pourtant on avait envie, on sait pas, de crier de casser ; la tension était là dans notre silence, la colère tout au fond. C'étaient pas des fainéants, pas des tire-au-flanc qu'on nous arrachait. Des mecs bien, qui bossaient ». A la tristesse, ils ajoutaient la honte, c'est ce qu'ils disaient « on a rien fait ». Ils sont restés silencieux, en bleu de travail, dans les odeurs d'huiles et de dissolvants, avec des envies de pleurer. Il y avait le silence des machines et soi qui ne partait pas. » (in Croquis-démolition, premier plan de licenciement).
Il nous paraîtrait malheureux et inconcevable que ce cri de colère ne soit pas accompagné du discours, combien chaleureux et résolument engagé, prononcé par Olivier Cazenave, Président du Centre du livre et de la lecture en Poitou-Charentes, lorsqu'il a remis à Patricia Cottron-Daubigné le Prix de la Voix des lecteurs 2012.
« Patricia Cottron-Daubigné vous avez écrit dans un recueil intitulé Je te présente mon corps : « Parfois les mots sont dans les larmes ». Nous pourrions tout aussi bien dire, après avoir refermé Croquis-Démolition, publié en 2011 aux excellentes Éditions de la Différence, que « parfois les larmes sont dans les mots » ; la peur, la colère et la révolte aussi, tant ce long et tragique poème en prose sur la souffrance ouvrière à l'heure des démantèlements et licenciements touche au cœur, porté par une phrase syncopée qui respire fort, halète parfois et retient ses larmes à l'intérieur du texte.
Car il faut pour rendre compte de ces histoires d'hommes et du temps présent chercher non seulement les mots, mais surtout le rythme juste, bref, inventer une langue. Une langue qui vient du corps pour rendre la brutalité des machines, « des tuyaux, des fils, du bruit qui hurle », une langue qui porte haut le silence de ces gens de bien.
Tout au long de la lecture de ce livre beau et singulier, « quelque chose tourne dans le corps, dans le ventre » : c'est tantôt « l'odeur de l'usine, des moteurs, dans le corps », qui imprègne la peau jusqu'après la douche ; c'est aussi, avant tout, des corps qui ont des choses à dire, « ces corps d'hommes pleins de l'impatience d'en découdre, s'il le faut, ces corps d'hommes blessés par tant d'années données à ce travail exigeant, et sale souvent, ce qui s'est usé du corps, tant d'années pour rien disent-ils, l'injustice ». Ces corps volés par le travail, par le fer et l'usine qui nous rappellent les belles et amères pages de Pasolini dans les Cendres de Gramsci.
Dans ce livre distingué par douze des vingt-six groupes de lecteurs ayant participé au vote pour désigner le lauréat de la deuxième Voix des lecteurs en Poitou-Charentes (loin devant les quatre autres ouvrages sélectionnés), Patricia Cottron-Daubigné, vous prêtez votre voix, votre plume et votre souffle pour témoigner : témoigner du silence public et de la honte privée de ces hommes et de ces femmes auxquels le travail est retiré ; témoigner du gris qui occupe leur regard et leur peau, « et pas même le gris » dites-vous, mais « une couleur sans nom, une couleur fripée, creusée, grise et asphyxiée ».
Avec l'intensité de votre phrasé, souvent elliptique, toujours saillant vous restituez magnifiquement parole et dignité à ces êtres broyés par une certaine forme de logique économique contemporaine qui aurait oublié l'humanité de l'homme en la confondant avec sa valeur. On entend ici les échos du Pommerat des « Marchands » et d'Edward Bond.
Il faut lire et relire cette étrange et macabre danse où vous mettez en scène les ouvriers licenciés qui vont tenter d'exorciser leur drame, pour oublier :
« Lents et silencieux, on n'entendait rien que le bruit du feu, de la flamme qui montait haut, ils ont jeté dans le bûcher leur bleu de travail. (…) et la voix de l'un d'eux résonnait, « je vous invite tous, de ce jour, à oublier KSF ». Lents et silencieux ils se sont avancés chacun à leur tour, ont jeté leur bleu dans le feu, et la voix raisonnait « de ce jour oublier KSF ». C'était une ronde funèbre, un temps d'arrêt devant la flamme, le geste juste fait et quelle pensée, de ce qui prendra fin ou de ce qui naîtra. Les femmes pleuraient. Les hommes aussi. « Le feu sèchera nos larmes », m'avaient dit l'une d'elles. Et les hommes aussi pleuraient. Devant le feu ils marchaient lentement, « oublier » disait la voix. »
Patricia Cottron-Daubigné nous ne sommes pas prêts d'oublier la force de ce poème de l'empathie et de l'indignation face à un monde en perdition ! »
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