Bien sûr, je n’ai pas 28 ans d’expérience, je n’en ai qu’un et demi, mais comme je pense, témérairement sans doute, que les arguments valables ne sont jamais des arguments d’autorité, je vais tout de même tenter de répondre à la tribune de Georges-Marc Habib publiée le 17 avril 2020 dans Livres Hebdo.
par Christophe Marie, libraire
Dans sa tribune, Monsieur Habib appelle les libraires à la résistance. Revenons aux fondamentaux, attardons-nous un instant sur la définition d’un mot (nous aimons les mots, nous les libraires) : résister. Résister, c’est pour le dictionnaire du Centre National de Ressources textuelles et Lexicales, « ne pas céder sous l’effet d’une force » ou « faire obstacle à une action ou à une force ».
Résister c’est donc s’opposer à une contrainte. Ce n’est donc en soi ni bon ni mauvais, tout dépend de la contrainte qui s’exerce et, peut-être, de qui ou « ce » qui exerce cette contrainte. À force de ne pas distinguer les différents acteurs contraignants, le propriétaire des librairies L’Atelier utilise des comparaisons problématiques.
Monsieur Habib commence par évoquer un article, paru en 2017, qui traitait d’une opération commerciale, nommée Lire/Penser/résister, menée par les éditeurs et des libraires. Au regard des livres sélectionnés, les ennemis auxquels il fallait résister étaient clairement identifiés : ils se nommaient capitalisme, productivisme, néolibéralisme, sexisme...
En procédant ainsi, on peut s’accorder sur le fait que les librairies indépendantes étaient dans leur rôle : promouvoir des œuvres de fonds (tel était le cas) qui vont à l’encontre des idées dominantes, œuvres qui, on peut le dire, résistent dans leurs analyses ou leurs styles à la pensée majoritaire. C’est sur cette base consensuelle que Monsieur Habib va bâtir une comparaison fallacieuse à partir d’une question qu’il pense rhétorique...
« Le contexte actuel n’est-il pas l’exemple même, comme il le fut à des époques sombres et difficiles, de moments de vie qui appellent à la lecture pour entretenir la vitalité de nos esprits, de nos cœurs et plus encore de nos âmes ? » s’interroge-t-il faussement. S’il ne nous revient pas de discuter de l’existence de l’âme, il est nécessaire de s’attarder sur cette phrase étrange qui compare la situation actuelle à des moments « sombres et difficiles », expression métaphorique habituellement utilisée au sujet de la Seconde Guerre mondiale.
En d’autres termes, Monsieur Habib appelle les libraires à la résistance, car ils seraient dans une situation comparable à celle de 39-45. J’avoue avoir fait un bond en lisant de tels propos, mais le jeune libraire de 46 ans que je suis a pris sur lui pour revenir aux mots (nous aimons les mots, nous les libraires).
“À situation inédite, résistance inédite”
En 39-45, l’oppresseur était nazi. Il faisait la chasse aux juifs, aux communistes, aux homosexuels, aux francs-maçons, aux Roms, aux personnes handicapées... pour les conduire dans des camps. S’opposer au régime de Vichy et aux nazis, c’était résister au risque de sa vie, pour la liberté, contre une idéologie. Aujourd’hui, l’ennemi (la force contraignante) est heureusement ailleurs : c’est une minuscule sphère blanche ornée de champignons rouges. Qui d’autres ? Certainement pas le SLF qui, bien que vilipendé par Monsieur Habib, a su avec beaucoup de courage et de ténacité maintenir un cap difficile, mais nécessaire. Non, nous n’avons pas d’autre ennemi que le Covid 19. La vraie question est comment s’y opposer ? La réponse est simple et s’applique à presque tout le monde : en restant chez soi pour ne pas contaminer les autres et ne pas être soi-même contaminé.
Résister aujourd’hui, consiste à rester dans son salon en mangeant des chips et en relisant Le Rouge et le Noir. C’est beaucoup moins dangereux que durant la Seconde Guerre mondiale, mais c’est comme ça ! À situation inédite, résistance inédite.
À celui qui réclame le « droit d’exercer son métier de libraire », j’oppose donc humblement, mais fermement son devoir de citoyen : soyez résistants, restez chez vous !
Pour finir, attardons-nous un instant sur le renversement des valeurs opéré par l’auteur : tandis qu’aujourd’hui résister à l’ennemi consiste à rester chez soi pour protéger tout le monde, le libraire demande le droit de sortir afin de vendre des livres pour changer la vie de pauvres lecteurs abandonnés... Pour étayer cette position, il considère le livre comme un bien essentiel, à l’instar des biens alimentaires.
Deux choses sur ce sujet qui est régulièrement abordé. Au sens strict (l’importance du sens des mots, disions-nous...), un bien essentiel est un bien qui permet de rester en vie, un bien sans lequel nous mourons. De nombreuses personnes vivent sans lire et s’en portent très bien, nos chiffres d’affaires sont là, hélas, pour le prouver. En période de famine, un plat de pâtes sera toujours plus utile que le dernier Le Clézio (ceci est valable, quel que soit l’auteur).
Dire cela ne retire en rien l’idée selon laquelle le livre est, en un autre sens, essentiel : sans livre, sans circulation des idées, pas de démocratie, pas de liberté de conscience, et que d’opportunités d’épanouissement perdues ! Mais enfin, soyons un peu sérieux, nous n’en sommes pas là : nos établissements sont temporairement fermés pour raisons sanitaires.
Revenons au mot. Résister. Biens essentiels. Nous aimons les mots, nous les libraires. Nous les aimons tellement que, parfois, certains les utilisent à tort et à travers.
Christophe Marie,
librairie Au Saut du Livre, Joigny (89)
librairie Au Saut du Livre, Joigny (89)
Commentaires
mireille, le 21/04/2020 à 10:19:29
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Phil, le 21/04/2020 à 12:04:46
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Estel, le 21/04/2020 à 12:08:11
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marie, le 21/04/2020 à 13:29:09
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Janwalcjak, le 21/04/2020 à 14:02:59
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Pascha, le 21/04/2020 à 14:54:01
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Montagu 94, le 21/04/2020 à 15:21:28
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marie, le 21/04/2020 à 17:04:51
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Isabelle, le 21/04/2020 à 15:32:17
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Solzasco, le 21/04/2020 à 15:53:23
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