Emmanuel Requette, propriétaire de la librairie Ptyx et fondateur de la maison d’édition Vies Parallèles, a choisi de s’adresser à la ministre de la Culture belge, Joëlle Milquet. Pointant plusieurs dysfonctionnements manifestement sérieux dans l’édition d’outre-Quiévrain, il a choisi la lettre ouverte, pour sensibiliser la ministre. Nous reproduisons ici l’intégralité de son texte.
Le 01/12/2015 à 14:38 par La rédaction
Publié le :
01/12/2015 à 14:38
Madame La Ministre,
Représentant une jeune maison d’édition bruxelloise portant des projets catalogués parfois « difficiles » ou « pointus » et souvent onéreux, nous avons entrepris des démarches en vue de faire aider certains de ces projets par vos services. C’est dans le cadre de ces recherches que nous avons pu prendre connaissance de certains faits particulièrement interpellants. Devant la gravité de certains et l’incurie du fonctionnement global, nous avons alors décidé, plutôt que de nous inscrire benoîtement dans un cadre qui nous semble sous bien des aspects aberrants, d’en dénoncer les errements. Et ce par le biais de cette lettre ouverte.
Soyez certaine qu’il eût sans doute été pour nous plus simple, moins confrontant, de « passer notre chemin ». Mais c’eût été cautionner de fait un système qui, non content de ne pas remplir l’objectif culturel qu’il se donne, en mine les principes mêmes. Nous croyons en un service public fort. Nous croyons en une dynamique culturelle d’état. Mais quand celle-ci en vient à dysfonctionner à ce point, elle ne peut faire que le jeu de tous ceux qui désirent la voir réduite à peau de chagrin…
Vous trouverez ci-dessous un certain nombre de faits que nous avons pu relever. Si certains montants incriminés peuvent au premier abord paraître « dérisoires », il convient de les mettre en perspective par rapport au total des montants alloués spécifiquement au secteur de l’édition (pas loin de 1,5 million d’euros) et au voile d’exemplarité dont ce même secteur se drape bien souvent. Ne désirant nullement que ce qui suit soit lu comme des attaques ad hominem, nous avons rejeté en notes – sans prétendre à l’exhaustivité – les documents auxquels nos constatations se référaient. Libre à chacun d’y lire des noms. Quant à nous, nommer les comportements nous semblait plus important que d’en désigner des responsables.
1.Le rapport d’activité de la commission bande dessinée 2014 [1, page 6] stipule que la commission a accordé une aide de 8.000 € pour un « soutien à l’édition » d’un des livres de la vice-présidente de la même commission. Le même rapport mentionne qu’un montant de 2.000 € a été alloué pour « aide à la traduction » [2, page 7] d’un autre livre de la même vice-présidente de la commission. Alors que cette vice-présidente est présentée nommément dans ce rapport comme faisant partie d’une maison d’édition (maison au sein de laquelle sont édités certains de ses livres), une aide de « soutien à l’édition » de 3.500 € a été attribuée à cette même maison.
Par ailleurs, les deux bourses de création d’un montant de 9.000 € chacune distribuée cette même année l’ont été à trois auteurs-éditeurs-fondateurs (chacun à des titres divers) de cette maison d’édition [3, page 6]. Deux de ceux-ci ayant été par ailleurs membres (suppléants ou non) de la même commission par le passé. Cette situation se répète – sous d’autres formes similaires – lors des années précédentes [4]. S’il est difficile d’y retrouver une situation aussi caricaturale, ces cas patents de conflit d’intérêts peuvent être observés dans d’autres commissions. Citons juste – presque pour rire – l’exemple du Fonds National de la littérature dont 60 % des membres de la commission se sont vus octroyer une aide par la même commission [5] [6]…
Auteur membre de commission recevant des aides, éditeur en percevant d’autres alors qu’il est membre à part entière ou suppléant, etc. les situations ne manquent pas où, in fine, l’argent public est distribué par qui le reçoit…
Il est une évidence que la limite entre juge et partie doit être rendue aussi marquée que possible. Et que cela est une des bases les plus essentielles d’une gestion publique saine. Ces principes cardinaux ont pourtant été grandement oubliés. En rappeler les grands principes ferait presque figure de posture révolutionnaire :
De nombreuses objections pourraient être adressées à ces simples mesures de bonne pratique : « La Belgique est un petit pays », « Nous ne disposons pas d’un réservoir si étendu de spécialistes capables de rendre des avis pertinents », « Il est impossible d’éviter toute “consanguinité” », etc. Autant d’objections fonctionnant comme des oukases et qui n’ont d’autre but que de se conforter dans un mode de fonctionnement dont profitent actuellement ceux, précisément, qui les formuleraient.
2. En Belgique, une publicité des comptes des entreprises et des associations est obligatoire. Toute aide de la Fédération Wallonie Bruxelles étant subsidiée à la mise à disposition des comptes de l’organisation en ayant bénéficié [7], il va dès lors de soi – et les personnes que nous avons pu entendre, par exemple au Greffe, nous l’ont clairement stipulé – qu’aucune aide ne pourrait échoir à une maison d’édition ne publiant pas ses comptes. Or, certaines maisons d’édition n’ont – parfois dix années durant [8] – pas pris la peine de déposer ceux-ci, soit auprès du Greffe du Tribunal de Commerce (pour les associations), soit à la Banque Nationale (pour les entreprises)… tout en continuant à bénéficier de subsides. Cela ne nous semble pas être une simple mesure formaliste.
En effet, comment prétendre vérifier l’utilisation d’un subside, alors même que les comptes devant en faire état n’existent pas pleinement ? Détail croustillant qui démontre, par l’absurde, l’absence d’un contrôle efficace : un éditeur ne publiant plus ses comptes depuis deux ans a continué à bénéficier de l’attribution de subsides… alors même qu’il était en situation de faillite [9].
3. De nombreuses dispositions réglementent le versement d’aides, soit par le biais d’une convention particulière [voir 7 ci-dessus] entre la Fédération Wallonie Bruxelles et l’éditeur, soit par celui d’une charte générale [10] à laquelle doit se soumettre tout demandeur. Nous nous sommes rendu compte qu’alors même que ces dispositions sont émises par le service public, ce dernier ne veille souvent que fort peu à leur respect.
4. Alors qu’il semble de bon ton de répéter à l’envi qu’il n’y a pas assez d’argent investi dans la culture – il n’est pas dans notre propos ici de prendre position à cet égard —, nous avons pu constater que beaucoup d’éditeurs reçoivent des moyens considérables (eu égard à ce type d’économie) de la part de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Nombre d’entre eux en viennent à recevoir (via des conventions et/ou des aides plus spécifiques) de quoi pouvoir assumer, grâce à ces seules aides, leur mission entière. Et cela depuis de nombreuses années. Sans compter que nombre d’éditeurs perçoivent des aides auprès de plusieurs structures de la FWB [11], comme auprès d’autres (WBI, communes, CNL, etc.).
Loin de nous l’idée de nous plaindre d’un investissement considérable, mais un tel niveau de financement revient parfois de fait à se montrer contre-productif. Nous pensons qu’il est de l’essence de la mission de l’éditeur de prendre un risque. Lui enlever, de fait, sa dimension financière nous paraît aller de pair avec une déresponsabilisation à terme castratrice. S’il peut être effectivement intéressant de ne pas faire dépendre la culture d’impératifs uniquement matériels, il ne nous semble pas opportun de l’en distancier d’office et sans discernement. Autant l’auteur, l’artiste, dans son processus créatif, a légitimement besoin de s’inscrire dans une démarche demandant du temps et nécessitant une suspension économique, autant l’éditeur a pour fonction essentielle d’amener l’œuvre dans un tissu commercial.
En le finançant entièrement et structurellement, on lui retire si pas sa raison d’être, du moins l’une de ces plus-values fondatrices. À tout le moins – et les remarques précédentes démontrent son insuffisance – tout éditeur financé à ce point par de l’argent public devrait faire l’objet d’un contrôle efficace. Nous ne trouvons par ailleurs pas normal que des financements publics aussi importants – toute proportion gardée – puissent ainsi être dévolus de manière structurelle (depuis très longtemps pour certaines maisons) à des sprl [12]. Dont l’objectif, comme leur raison sociale l’indique, est bien de réaliser du bénéfice.
5. Il n’est un secret pour personne qu’imprimer en Belgique coûte plus cher que dans d’autres pays. Ce dont la majorité des éditeurs belges subventionnés ont pris bonne note en délocalisant massivement les travaux d’impression. Il ne nous semblerait pas illogique que – comme cela est le cas pour d’autres secteurs en FWB – soient imposées des obligations relatives aux dépenses. Sans qu’on doive y voir une volonté de protectionnisme, il ne nous semblerait pas éhonté d’exiger qu’une partie des aides publiques puissent retourner à ce public et que l’on favorise ainsi l’impression en Belgique d’un livre aidé en Belgique. D’autant que les raisons présidant à ces choix ne sont très majoritairement – sous couvert parfois d’excuses faciles – que de l’ordre du coût. Coût dont on sait qu’il n’est que la traduction économique d’un dumping social. Sans ce type de mesure qui plus est, l’attribution aveugle d’un subside public à un secteur en vient à en fragiliser un autre tout aussi précarisé.
6. Toutes les conventions que nous avons pu consulter sont basées sur des objectifs quantitatifs. En clair, un éditeur bénéficiant d’aides de la Fédération Wallonie Bruxelles s’engage à éditer un certain nombre de titres par année [13]. Nonobstant certains aménagements à la marge sur l’objectif (tirage, obligation parfois de promouvoir des auteurs de la région, etc.), cette mesure, récurrente, érigée en principe, nous semble l’aberration même. Comment concevoir qu’un service culturel puisse reposer sur de simples objectifs de quantité ? Comment dire promouvoir la culture en contraignant ses opérateurs à « faire du chiffre » ? Alors que les libraires sont assaillis chaque année d’un nombre toujours plus considérable de titres toujours plus dispensables, cette vision aberrante de la culture aboutit à ajouter à l’inutile. La culture n’a que faire de la quantité. Elle est affaire de qualité.
Nous pensons qu’aucune aide structurelle ne devrait être allouée à un éditeur. Seuls des projets devraient se voir doter de subventions. Et cela sur base d’avis clairs, détaillés et argumentés rendus par des commissions d’experts – et cela nous renvoie au début de ce courrier – réellement indépendants. C’est, à notre avis, la seule possibilité (garantie, il n’y aura jamais) de voir émerger au mieux une culture exigeante et novatrice.
Conflits d’intérêts, absence de contrôle sérieux de ce qui est fait de subsides octroyés, critères abscons, mode de fonctionnement général erratique, le constat est préoccupant. Et nous n’avons nullement visé à une quelconque exhaustivité, nous contentant ici de relayer ce qui émergea de notre recherche de renseignements. Nous n’avons pas non plus axé ce qui précède sur de quelconques critères qualitatifs des productions des éditeurs subventionnés. C’eût été usurper le rôle que nous désirions jouer ici. Disons juste que la qualité parfois interpellante de certaines publications financées par la FWB ne nous semble pas être sans lien avec son fonctionnement général.
Le public mérite un investissement culturel conséquent et de qualité. Le secteur culturel, lui-même, souvent, donneur de leçon – et cette lettre en est peut-être un exemple supplémentaire – se doit de ne pas oublier à quoi, pour qui et grâce à qui il remplit ses missions. Au risque sinon de se séparer toujours un peu plus des raisons qui le fondent.
Nous vous prions, d’agréer, Madame, l’expression de nos sentiments les plus distingués.
Pour Vies Parallèles,
Emmanuel Requette.
Lettre ouverte publiée originellement sur la site de la Librairie Ptyx
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