Rencontre — Après un premier volet pour parler avec Véronique Aubouy de Proust Lu, son projet matrice autour de À la recherche du temps perdu, nous avons poursuivi la rencontre autour de sa performance dans laquelle elle tente de résumer l’ouvrage en une heure. Un échange plus intime, où l’artiste cinéaste se confie sur l’impossibilité de réussir une telle tentative. Et parle de la nécessité de la lecture et de l’importance de s’identifier à d’autres « je » afin d’approcher une multitude de vies possibles.
Le 26/03/2020 à 09:14 par Camille Cado
Publié le :
26/03/2020 à 09:14
Véronique Aubouy : L’idée de cette performance est apparue en 2009 alors que j’étais invitée dans une école d’art pour parler de mon travail autour de Proust, notamment de mon film Proust Lu. Quand j’ai appris qu’aucun des élèves qui étaient en face de moi n’avait lu La recherche, j’ai décidé de commencer naturellement cette journée par un résumé de l’œuvre en une heure. Je me suis fait un conducteur qui traversait tout l’ouvrage et je l’ai raconté. Et puis, les yeux de ces jeunes d’une vingtaine d’années, un peu amorphes, ont commencé à pétiller. J’ai senti qu’il se passait quelque chose et j’ai pris beaucoup de plaisir à raconter cette histoire !
Comme j’étais déjà dans le milieu de l’art grâce à mon film, j’ai ensuite essayé de prendre rendez-vous avec des institutions pour pouvoir proposer cette performance. Les débuts étaient assez compliqués parce que dès que j’étais sur scène, j’étais prise d’un trac paralysant. Il faut le rappeler, mais je ne suis pas du tout actrice moi, je suis bien cachée, derrière ma caméra. Après trois représentations, dont une en play-back, je décide d’arrêter cette performance. En 2012, j’ai choisi de vaincre mon tract. Après tout, les choses ne sont pas inéluctables ! J’ai proposé ma tentative de résumé à la maison de la poésie et tout s’est très bien passé. Depuis 2017, j’en fais maintenant régulièrement.
Véronique Aubouy : Le principe de cette performance est que je raconte le livre avec mes propres mots, tout en ayant la musique et les mots de Proust. Il n’y a donc aucune préparation. J’essaie juste de relire des passages au hasard pour me mettre la musique de Proust dans le corps et après vient ce qui vient. Dès que je jette mon dévolu sur un passage sublime qu’il faudrait que je raconte le soir même, cela n’arrive jamais. Je ne prépare pas.
Je décide à la dernière minute de sauter quelque part dans le roman, comme on se jette dans le vide. J’ai une vision de ce vers quoi je tends, de cette ligne que je vais suivre et à laquelle je vais essayer de me rattacher juste avant de plonger. Pour tout vous dire, la fiction m’a ennuyée. Je ne pourrais jamais faire le même spectacle tous les soirs. Entrer sur scène, dire les mêmes mots. C’est aussi pour cela que je ne veux pas faire ma performance trop souvent, je veux garder une fraicheur. L’inattendu est mille fois plus intéressant !
Véronique Aubouy : Je commence souvent par une introduction, même si je raconte des choses différentes. Ensuite, je rentre dans le récit avec le « je ». Je peux dire que je suis un homme, un vieillard, un petit garçon, que je suis dans mon lit, en train d’écrire un livre, c’est très varié. Cela dépend du fil que je m’apprête à tirer dans l’œuvre, de l’endroit où je veux plonger. Et cela dépend énormément de mon public.
Si ce sont des lycéens, j’essaie de maintenir l’ordre et de leur raconter des choses qui vont leur parler comme l’amour, l’adolescence, l’ambition. Quand il y a un un écrivain qui vient, je peux faire une performance principalement sur le thème de l’écriture en mettant en avant Bergotte ou en racontant comment le narrateur devient écrivain. De même quand il y a un musicien, je peux adapter ma traversée, tout en gardant l’essentiel : le roman d’apprentissage. Mais tout cela, je le décide sur le moment même, c’est spontané !
Dans le fond, cette performance est toujours une forme de réécriture, puisque je raconte toujours La Recherche dans un certain angle. Parfois, c’est le public lui-même qui m’incite à plonger à tel endroit du livre et à suivre un thème particulier. J’aime en effet commencer par une ou plusieurs scènes qui m’ont été demandées par le public. Cela m’aide d’abord à exploser encore plus la forme du récit. Je suis parfois obligée de raconter des scènes que je connais très peu, qui m’ont échappé ou qui ne m’ont simplement pas intéressée. Je n’aime pas tout dans La Recherche, et il y a de la place pour tout le monde.
Véronique Aubouy : La performance en anglais est vraiment particulière, d’abord parce que j’aborde l’œuvre de Proust par sa traduction. Mais aussi, parce que mon niveau de langue engendre évidemment un grand écart entre mon anglais parlé et les mots de Proust, très littéraires, qui sortent. Autre différence, je suis moins capable d’aller dans tout le livre comme je le fais en français.
Je fais également cette performance à l’étranger en français et c’est tout aussi extraordinaire ! Je l’ai faite au Mexique, à Los Angeles, à Rome aussi. Les interprètes font un vrai exercice d’équilibriste. Comme ma performance est improvisée, je ne peux pas les diriger en amont. La seule chose que je peux leur demander c’est de relire les passages très connus de La Recherche. Je me souviens qu’au Mexique, l’interprète était poétesse. Si au départ elle était un peu timide, elle s’est ensuite complètement lâchée. Elle chantait quand je chantais, elle me suivait, elle était là aussi, spontanément. C’était très beau.
Véronique Aubouy : La performance en sept heures découle tout simplement de l’idée de raconter les sept tomes en une heure. Si elle est improvisée de la même manière, avoir une heure pour chaque tome permet vraiment de raconter plus tranquillement, ce n’est plus l’urgence. On a le temps de vraiment s’installer dans les scènes, de déployer tous les personnages, même si ça ne suffit pas pour tout raconter malheureusement.
Et puis, il y a toujours quand même cette idée de performance non plus parce que je suis pressée par le temps, mais parce qu’il faut tenir sept heures sur scène. C’est comme un long moment d’hallucination en fait et c’est très fatiguant. Ce qui me plait, c’est toujours cette notion de mise en danger, que l’on retrouve aussi dans la première performance. Je trouve que pour être à la hauteur de Proust, il faut cela, il ne faut surtout pas que ce soit confortable, jamais. Il a décidé d’écrire son livre sans avoir la certitude de le finir, parce qu’il était malade depuis l’enfance. C’était déjà une course contre la monde, elle a duré treize ans, mais quand même.
[NDLR : la prochaine performance de Véronique Aubouy À la Recherche du temps perdu, sept tomes, sept heures, aura lieu le lundi 10 août prochain de 11 heures à 18 heures dans la salle à manger « aquarium » du Grand Hôtel de Cabourg, à l’invitation des Rencontres d’été Théâtre et lecture en Normandie.]
Véronique Aubouy : La lecture pour moi c’est avant tout vivre. Vivre une autre vie, vivre une vie qui est à la fois celle du personnage de roman, à la fois celle de l’écrivain. Proust l’écrit lui-même, les artistes nous font voir avec d’autres yeux. Mais ce n’est pas pour autant de l’interprétation. En tant que lectrice, je suis quelqu’un qui aime à être passive, à laisser cette autre vie entrer en moi. Et pour pouvoir se laisser transporter, il faut cesser de vouloir penser à tout prix, il faut lâcher. Moi je vis dans le monde de Proust, c’est aussi une manière de ne pas vivre dans le monde d’aujourd’hui, ou de le supporter moins difficilement.
Finalement, je pense aussi qu’on peut choisir le monde dans lequel on vit, je pense que c’est très important. Il y a bien des astrophysiciens qui vivent dans les étoiles et qui seraient tout à fait malheureux et inadaptés s’il fallait vivre dans le monde réel. Et bien moi je vis dans ce monde de Proust, un monde d’émotions, de sentiments, un monde intérieur, même si j’essaie de me confronter à l’extérieur par le biais de mes activités artistiques. Mon monde s’étend non seulement depuis 1850 avec Swann jusqu’à nos jours, mais aussi jusqu’à demain puisque je fais un travail de transmission grâce à mon film Proust Lu.
J’ai en moi un temps extensible, et c’est ce temps qui est celui de la vraie vie. Cette vraie vie qui n’a bien sûr rien de commun avec la vie de tous les jours, la vie du temps qui s’écoule avec des heures, avec l’âge. Et justement, chez Proust, il y a cette idée de temps sans limites, de temps incorporé. Le principe de la madeleine c’est de retrouver un instant du passé dans le présent. C’est bien cela que je cherche, tout ce qui est contingent m’est difficile à supporter. Et je pense que la lecture et particulièrement des romans nous apporte cela, et notamment la lecture de Proust.
crédit V. Aubouy
Véronique Aubouy : Le narrateur n’a pas de visage ni de voix, c’est une éponge. Le lecteur devient le narrateur par la manière dont il lit, mais aussi de la manière dont il s’approprie la lecture avec les lapsus, les fautes, les transformations des noms propres. La lecture c’est vraiment le mélange du « je » du narrateur et de celui du lecteur. On est soit même et on est aussi le narrateur.
D’ailleurs, Proust théorise ça au tout début de son livre quand il dit que les livres nous permettent de vivre plein d’autres vies, qu’on n’aura jamais le temps de vivre dans une simple vie d’homme ! Ce qui est évident aussi, c’est que le film vient nourrir la performance, inconsciemment, toujours. J’ai filmé toutes ces lectures, je les ai montées, je les ai vues en projection plein de fois, si bien qu’il m’arrive parfois de m’approprier les intonations d’un autre lecteur. Les lecteurs de Proust Lu viennent donc aussi dans ce « je » de la performance.
Dans mon travail en général, je ne travaille plus que sur ça, cette question du « je ». Aussi bien dans mon travail sur Proust que sur d’autres artistes comme Annemarie Schwarzenbach. Cette question du je me permets tout simplement de ne pas traverser la vie avec mon petit moi, dont j’ai appris avec le temps qu’il était quand même très limité si je ne faisais pas appel aux imaginaires des autres, à leur richesse.
Et c’est bien de cela qu’il s’agit, d’abord avec Proust Lu puis avec la performance. Je me considère comme une lectrice qui partage ses souvenirs de lecture. Et quand je demande aux personnes du public s’il y a une scène qu’ils aimeraient que je raconte, je m’adresse aux autres lecteurs. C’est un partage. C’est cette pratique du « je » comme l’idée qu’il faut toujours s’agrandir. Et cela vient de Proust, une fois de plus ! Tout ce je tiens vient de Proust. Il dit cela de la musique, mais ça vaut pour tous les arts, ils nous permettent d’atteindre la variété, c’est-à-dire que ça s’ouvre indéfiniment !
Véronique Aubouy : Sur mon site, je dis en effet que « je rêve du jour où je n’arriverais pas » à finir Proust Lu, à faire lire toute La Recherche. En fait, c’est vraiment une question de rêve cette histoire, mais je ne sais pas très bien de quoi mon rêve est constitué : est-ce qu’il est constitué de finir le film ? De ne pas le finir ? Il y a cette même idée dans la performance qui n’est qu’une tentative, le titre veut tout dire. C’est toujours cette idée de trouver l’ouvert. Ce que j’ai fait à ce moment-là, j’aurais pu aussi le faire autrement. Il y a tellement de possibilités, c’est comme la vie, vraiment.
Je parle de « tentative » parce que c’est impossible de raconter La Recherche, même en sept heures, ni même en vingt heures ! Et on retrouve cette idée de l’inachevé à l’intérieur de l’ouvrage même de Proust. L’inachevé n’étant pas le ratage, mais le fait que tout est toujours possible. Le livre de Proust est un livre qui est ouvert, c’est ce qui nous rend tous fous d’ailleurs ! Ce récit infini et inachevé ! De par sa phrase très mystérieuse qui commence à dire quelque chose, puis qui explore à côté, puis les alentours, qui revient sur le premier sens, mais déformé, tout en ayant toujours cette sinuosité qui permet finalement de se retrouver...
Cela permet l’entière liberté du lecteur. Et d’ailleurs ce prisme du rêve revient pendant tout le livre. C’est comme une sorte de nuit des temps en fait, qui lui permet d’aller trouver le passé, mais un passé plein de doutes. Rien n’est résolu dans La Recherche ! Même quand le narrateur croit trouver une solution, le contraire est possible. C’est ça cette impossibilité, c’est l’impossibilité de la vie même. Rien n’est noir ou blanc, et c’est ce qui fait la richesse infinie de l’homme qu’il a vraiment su mettre en avant.
Retrouvez toutes les réalisations artistiques de Véronique Aubouy sur son site internet.
Pour connaître les prochaines dates de la performance « Tentative de résumer À la recherche du temps perdu en une heure » à la Maison de la poésie à Paris, c’est à cette adresse.
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