Particulièrement mise en avant et évoquée pendant le confinement, la vente de livres neufs aura occulté un autre marché cher aux cœurs des lecteurs, celui de l'occasion. Pourtant, les librairies spécialisées dans les livres de seconde main sortent particulièrement fragilisées de la crise sanitaire, quand des plateformes internet, elles, auront pu profiter de la période.
« Il ne faudrait pas que cela dure, c'est certain. » Sylviane Lamerant, fondatrice et responsable de la librairie d'occasion Memoranda, véritable institution à Caen, ne cache pas son inquiétude. Après les semaines de fermeture du confinement et une première journée de réouverture, le 11 mai, « très bonne », la librairie « vivote », selon les termes de la gérante.
Pour les librairies d'occasion, qui travaillent avec des articles vendus à bas prix, la fermeture des locaux aura dans bien des cas été un véritable coup d'arrêt à l'activité, plus violent encore que pour les librairies vendant du livre neuf. « La présence physique est très importante pour une librairie d'occasion : les gens fouillent, on discute, on oriente les demandes, en passant des sciences humaines au voyage puis à la littérature », souligne Sylviane Lamerant.
Pendant le confinement, Memoranda n'a pas maintenu son activité, avec l'ensemble de l'effectif mis au chômage partiel : « Dans l'occasion, il est difficile de satisfaire les lecteurs si le stock n'est pas maintenu avec un flux constant d'achats et de reventes de livres », explique la fondatrice de la librairie. « J'ai répondu aux demandes individuelles de certains clients, mais je n'avais pas la marchandise pour les satisfaire : certains voulaient relire Proust, mais je n'avais pas assez d'exemplaires en stock. »
Depuis le 11 mai, la librairie a rouvert ses portes : très grande (environ 200 mètres carrés), elle permet la circulation des clients dans le respect de la distanciation sociale, et les libraires distribuent des masques aux clients qui n'en portent pas en arrivant. Avec le gel et des visières pour les libraires, l'aménagement est revenu à 200 € à l'enseigne. « Pour le reste, les livres ont été confinés deux mois, une bonne quarantaine, et nous limitons les achats aux petites quantités, pour l'instant, en nettoyant ou en plaçant en quarantaine les ouvrages. Mais nous comptons aussi sur les clients pour ne pas nous apporter des ouvrages s'il y a eu un malade chez eux. »
Outre la fermeture de la librairie, le confinement aura eu pour effet d'exiler une part importante de la clientèle de la librairie : « À Caen, on compte 30.000 étudiants, qui pour la plupart sont repartis chez eux, sans oublier les professeurs des grandes écoles des alentours. Dans la ville, cela fait beaucoup moins de monde. » La période estivale, importante pour la librairie en raison des visites de touristes et d'étudiants étrangers, s'annonce aussi difficile.
« Nous aurons peut-être plus de touristes français, mais l'absence de ventes pendant deux mois reste catastrophique », témoigne Sylviane Lamerant. « J'ai contracté un emprunt garanti par l'État pour payer les charges sociales, les assurances et régler les différentes factures, pour éviter un effet boule de neige, mais le remboursement dépendra du chiffre d'affaires. » Le remboursement de ce prêt commencera dans un an, avec un nombre d'échéances laissé au choix du souscripteur : la fondatrice de Memoranda espère « un taux qui ne soit pas trop élevé ». Pour l'instant, sur les 4 salariés à plein temps de la librairie, 2 restent au chômage partiel, avec un relais organisé.
Le numérique pour poursuivre l'activité
Du côté des chaines de librairies spécialisées dans l'occasion, l'activité s'est logiquement reportée sur les solutions en ligne lors du confinement. Le groupe Gibert, qui possède une trentaine de librairies en France — et dont plusieurs établissements sont menacés de fermeture —, a maintenu l'activité de vente de livres neufs et d'occasion via son site web pendant le confinement.
« Les activités de vente Gibert.com et de rachat de l’application Gibert “Je vends” dépendent toutes deux de nos entrepôts de logistique. Afin que l’activité de vente continue pendant cette période, nous avons travaillé avec des équipes réduites, en mettant en place toutes les mesures nécessaires validées en CSE afin que nos collaborateurs soient protégés durant cette période », nous explique-t-on.

Pour la vente de livres d'occasion, donc, pas vraiment d'arrêt, surtout face à la multiplication de la vente en ligne par des plateformes, tant françaises (Fnac, RecycLivre...) qu'étrangères (Amazon, Momox...). « Le temps de mettre en place les mesures sanitaires, nous avons décidé de notre côté de mettre en avant notre offre de livres numériques, qui, sans surprise, a très bien fonctionné. Une fois les mesures mises en place, nous avons rouvert l’activité traditionnelle eCommerce (neuf et occasion) début avril. Cette réactivation de l’activité eCommerce traditionnelle s’est accompagnée de résultats proches de nos chiffres habituels », indiquent les services du groupe Gibert.
S'il reste difficile d'obtenir des informations sur les ventes de ces différentes plateformes, eBay assure que les Français ont continué à vendre des livres, massivement, pendant le confinement. Et le retour de la plateforme Cdiscount sur le créneau de la vente et du rachat de livres d'occasion en dit long sur les échanges de ce type réalisés pendant le confinement.
Toutefois, même les grandes plateformes pratiquant le rachat, comme Gibert ou Momox, ont dû s'arrêter un moment : « Le rachat en magasin et le rachat via notre application a été stoppé [au moment du confinement, NdR]. En effet, pour ce service, nous dépendons à la fois des points relais et de nos dépôts-colis magasins », nous précise-t-on chez Gibert. « Les magasins et les points relais étant fermés, nous n’avons pas été en mesure de continuer à proposer cette activité. Elle a cependant repris depuis le 11 mai, uniquement via l’application pour l’instant [...] pour des raisons sanitaires et de mise en place de protocoles visant à rassurer nos collaborateurs. »
L'échange entre particuliers interrompu
La circulation des livres ne suppose pas nécessairement une économie, ou un marché : les outils numériques permettent depuis plusieurs années d'échanger, de donner ou de prêter plus simplement des livres avec d'autres particuliers, en dehors de tout cadre marchand.
L'application Livres de Proches fait partie de ces outils : « Dès le début du confinement, nous avons suspendu la fonctionnalité principale de Livres de Proches : le prêt de livres. Il n’était plus possible de faire des demandes d’emprunt de livre à d’autres utilisateurs », nous explique Laura Mauerhofer, chargée de communication de l’investisseur technique de startups Yaal. Dès le 16 mars, quelques heures avant le confinement, l'application avait diffusé un message incitant à reporter les prêts et à limiter les interactions sociales. De la même manière, un certain nombre de municipalités avaient fermé les boîtes à livres, autre canal d'échange.
« Malgré cela, nous avons observé une forte fréquentation sur Livres de Proches. Le prêt de livres ayant été suspendu, l’utilisation de Livres de Proches s’est orientée vers les fonctions d’inventaire que permet notre outil. » En somme, un phénomène de rangement et de classement propre aux bibliophiles : on a rangé sa bibliothèque pendant le confinement. Pour le seul mois d’avril, 28.000 livres ont été enregistrés par les utilisateurs de l'application Livres de Proches. Des groupes de lecture se sont aussi créés, via les fonctionnalités de l'application.
Depuis le 11 mai, les prêts via l'application ont été réactivés : « Nous avons indiqué à nos utilisateurs que le prêt des livres devait impérativement se faire dans le respect des gestes barrière. Nous leur faisons confiance quant à l’application de ces mesures de protection de chacun », précise Laura Mauerhofer. Structure portée et développée par Yaal, investisseur technique de startups basé à Bordeaux, Livres de Proches est une application gratuite, mais disposant d'un volet payant pour les professionnels (espaces de coworking, entreprises ou écoles, par exemple). Pour le moment, la crise entrainée par la Covid « n'a pas eu d'impact direct visible à ce jour sur notre modèle économique ».
Le rare et l'ancien, moins sonnés
Dans un secteur proche de la librairie d'occasion, celui des libraires spécialisées dans les ouvrages rares et anciens, la situation est plus contrastée. « Nous avons du fermer les activités de commerce sur rue, mais nous n'avons pas totalement arrêté de travailler : beaucoup de libraires de livres anciens et d'occasion travaillent de chez eux, et sont habitués à faire des catalogues, à vendre par correspondance », indique Hervé Valentin, président du SLAM, le Syndicat de la librairie ancienne et moderne. Dans sa propre librairie, Walden, à Orléans, il a même vu le nombre de commandes augmenter sur le trimestre passé.
« Nous avons observé un phénomène un peu contradictoire, confirmé par nos partenaires : certains bibliophiles se sont éloignés de leur bibliothèque pendant la période, d'autres en ont au contraire profité pour s'en occuper, en restant très présents », nous indique Pascal Chartier, gérant de la société Livre Rare Book, qui propose des outils de vente en ligne à la profession.
Ce mouvement, qui s'observe d'habitude pendant les vacances, pourrait laisser croire à une situation étale, mais la crise sanitaire n'est pas venue aider des commerces déjà très fragiles. « De base, de nombreuses librairies étaient dans des situations difficiles, et continuent de l'être. Certains libraires n'ont pas réussi à profiter de la situation et le bilan n'est pas facile. Aujourd'hui, pour s'en sortir et rattraper, il faudrait travailler 24 heures sur 24. »
Le marché des livres rares et anciens a été et sera plus particulièrement concerné par les restrictions de déplacement : « Le simple fait de chiner s'est quand même arrêté pendant des semaines, or certains libraires font tous les salons, les marchés, et parfois à l'international, ce qui risque de ne pas reprendre de si tôt », explique Pascal Chartier.
Pour limiter la casse, le SLAM a organisé un Salon international du livre rare et de l'autographe en ligne, pour compenser le report en septembre de l'événement annuel, au Grand Palais, où « certains libraires font parfois 10, 20 voire 30 % de leur chiffre d'affaires », selon Hervé Valentin. 20.000 visiteurs uniques ont participé à ce salon en ligne, qui a enregistré 80.000 téléchargements de catalogues, déposés par les 160 exposants participants.

Cet événement en ligne aura prouvé l'utilité du numérique dans le maintien et l'approfondissement de l'activité des libraires spécialisés, avec des ventes atteignant jusqu'à 30 ou 40 % du catalogue pour certains. Après cette réussite, le SLAM organise tout de même le report de son salon, du 17 au 20 septembre 2020, au Grand Palais, et a entamé des discussions avec le ministère de la Culture pour obtenir un soutien financier. « À titre organisationnel, c'est très difficile pour le SLAM, car nous avons dû payer deux fois certaines choses, en raison de l'annulation de l'événement initial », témoigne le président du syndicat.
La librairie d'occasion, isolée et fragile
Selon Pascal Chartier, les libraires d'occasion travaillant avec des livres à bas prix, où il est nécessaire de « faire du volume », sortent particulièrement affaiblis du confinement, sans compter la crise sanitaire et économique qui s'annonce. Pour les libraires de livres rares et anciens, où les prix s'envolent parfois très haut, il sera peut-être plus simple de compenser l'arrêt de l'activité, en palliant avec les échanges à distance, déjà développés.
Pendant la phase de confinement, le numérique est devenu le seul moyen de s'acheter des livres : logiquement, les libraires qui pratiquent la vente en ligne ont pu maintenir un semblant d'activité, mais les plateformes en ligne ont tiré leur épingle du jeu. « L'expertise et la reconnaissance d'une librairie jouent à plein dans ce type de situation, tout comme la fidélité », note Hervé Valentin. « Le marché de l'occasion à bas prix ne facilite pas cet effet de fidélité : le lecteur va plutôt chercher l'exemplaire le moins cher, ou le meilleur rapport qualité-prix, plutôt que l'enseigne. »

La grande crainte porte donc sur les librairies d'occasion indépendantes, qui auraient à pâtir d'une habitude d'achat en ligne prise pendant le confinement, et désormais ancrée au sein d'une plus grande partie de la population. « La situation est devenue extrêmement difficile pour les libraires qui ont des employés, avec des indépendants qui sont confrontés au paiement des charges et ont déclenché les aides de l'URSSAF », analyse le président du SLAM. Exactement la situation de Sylviane Lamerant, à Memoranda.
Si la vente en ligne a pu représenter pour certains libraires d'occasion un moyen de faire leur travail, ces derniers font face à une difficulté supplémentaire, qu'Amazon et consorts évitent sans peine : les tarifs postaux. Demande récurrente du secteur du livre, une adaptation des tarifs postaux aux envois de livres — pour l'instant facturés au tarif Colissimo dès 3 cms d'épaisseur — apparait indispensable pour préserver la librairie d'occasion. « Bien souvent, les frais d'expédition peuvent dépasser le prix d'un livre d'occasion, ce qui dissuade l'acheteur et le vendeur. C'est une difficulté par rapport à des mastodontes comme Amazon », reconnait Hervé Valentin.
La situation de la librairie d'occasion reste d'autant plus difficile que le lobby du secteur n'est pas du tout affirmé, et que la librairie de livres neufs a tendance à focaliser l'attention. « Il n'existe pas de fédération de libraires d'occasion, on ne les entend pratiquement jamais », déplore Hervé Valentin : le SLAM, lui, compte 230 membres, mais essentiellement des libraires spécialisés dans les livres rares et anciens. Preuve de cette absence de représentation, le Syndicat de la Librairie française, qui évoque parfois la vente de livres d'occasion, n'a pas répondu à notre demande de commentaires pour cet article.
Absence de législation protectrice comme le prix unique du livre, faible représentation, marges faibles et loyers élevés, forte concurrence des plateformes aux moyens importants comme Momox, Amazon ou RecycLivre, et arrêt de l'activité due au coronavirus : la librairie d'occasion semble plus que jamais menacée.
Photographies : livres d'occasion à la librairie Boulinier, Paris (ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
livre d'occasion chez Gibert (ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
une boite à livres fermée pour cause de Covid à Orléans (ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
le Salon du Livre rare et de l'Autographe au Grand Palais (ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
des bouquinistes sur le quai de Seine (dany13, CC BY 2.0)
Commentaires
f*Parme, le 06/06/2020 à 08:52:29
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Toto, le 08/06/2020 à 08:02:30
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f*Parme, le 08/06/2020 à 09:00:47
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Toto, le 09/06/2020 à 07:44:06
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f*Parme, le 09/06/2020 à 11:25:51
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Toto, le 11/06/2020 à 07:47:24
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f*Parme, le 06/06/2020 à 11:53:41
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f*Parme, le 07/06/2020 à 09:37:43
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Morena, le 07/06/2020 à 17:23:39
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f*Parme, le 06/06/2020 à 11:34:56
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Poulardos, le 06/06/2020 à 09:52:58
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Jujube, le 08/06/2020 à 20:08:09
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Jujube, le 09/06/2020 à 07:02:20
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Jullien, le 11/06/2020 à 00:15:08
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f*Parme, le 12/06/2020 à 10:08:12
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f*Parme, le 13/06/2020 à 09:57:59
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Jujube, le 13/06/2020 à 22:55:50
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