En marge du Salon du livre de Paris, s'est déclenchée une sérieuse polémique autour de la distribution numérique des livres. Au centre du conflit, le constat des librairies Dialogues, qui pointent un comportement « irresponsable » de la part du diffuseur Harmonia Mundi. Ce dernier a en effet proposé les titres de ses éditeurs sur la plateforme de streaming YouBoox, permettant une lecture gratuite, avec pour contrepartie, un affichage de publicités. Détails.
Le 26/03/2013 à 16:51 par Nicolas Gary
Publié le :
26/03/2013 à 16:51
Charles Kermarec reste circonspect : les lecteurs, aujourd'hui, ils sont numériques, papier ou les deux. Et c'est très bien. Mais selon que l'on soit internaute ou non, les offres ne sont pas les mêmes. Et cela, c'est problématique. « Des distributeurs et diffuseurs qui trouvent intelligent de proposer des livres papier à un prix public et ces mêmes bouquins en numérique, tout salopés sur internet avec de la publicité, ça interroge tout de même. »
En cause, effectivement, le service YouBoox, qui a ouvert récemment son offre d'abonnement, et en parallèle, propose depuis son lancement une offre de lecture streaming gratuite, avec des bannières publicitaires, pour rémunérer la création. « Il ne faut pas que ces mêmes diffuseurs-distributeurs nous demandent de faire le travail d'achat, de mise en place, de stockage et de mise en évidence - tout cela avec l'obligation de payer notre loyer - si c'est pour nous saper, avec de pareilles offres », poursuit Charles Kermarec.
Et d'évoquer la grande mise sur table des ouvrages des éditions Philippe Piquier, à l'occasion du nouvel an chinois, où la maison était largement mise à l'honneur, avec nombre de ses auteurs très visible dans la librairie Dialogues. « Que l'on comprenne bien : ce n'est pas du poujadisme de notre part. La question, c'est que veut-on faire avec les livres, et dans quelles conditions ? Une start-up, comme il s'en créé toutes les deux heures, et qu'il en meurt toutes les heures, qui offre de la publicité contre du streaming, c'est une menace contre la création. »
YouBoox, bibliothèque nouvelle génération
Et de donner un exemple très clair : « Les éditions Dialogues ont publié un ouvrage, Mediator, combien de morts, qui a fait beaucoup de bien à tout le monde, en révélant le scandale de ce fameux coupe-faim. Mais qui imaginerait que nous puissions le commercialiser avec de la publicité - et pourquoi pas de la pub pour les laboratoires Servier, qui sont mis en cause dans l'ouvrage ? Un contenu qui dérange, il est anesthésié, dès lors que l'on introduit de la publicité. Qui vendrait en streaming livre sur la malbouffe avec des pubs McDo ? »
Charles Kermarec est formel : « L'indépendance du contenu est impossible, s'il existe un financement publicitaire. » Les journaux en ligne, apprécieront, mais il faudrait nuancer : si le modèle économique ne repose que sur un unique apport publicitaire, alors oui, on peut s'interroger quant à l'indépendance.
Dans ce contexte, les librairies Dialogues ont demandé au distributeur Harmonia Mundi de faire un choix : « Ne nous demandez pas de défendre les livres en librairie. » Et le message a été diffusé à près d'un millier de libraires, provoquant, assure Kermarec la colère d'Harmonia Mundi, « parce que nous avons informé nos collègues libraires, et que donner de l'info, c'est une menace pour eux ».
Charles Kermarec nous assure que les ouvrages ont bien été retirés ; on retrouve encore la trace sur le site YouBoox des titres en question, mais le streaming a disparu. Une forte pression des librairies ? « Je ne suis pas certain que ce soit l'idée du siècle, que ce streaming : les livres sont des enjeux de société importants, et l'on ne joue pas aux apprentis sorciers sur ce point. Le risque, c'est de le détruire, mais pour quel profit ? La ministre de la Culture a cité notre plateforme LesLibraires.fr comme l'un des exemples de réussite : nous y proposons 400.000 titres papier disponibles en magasin immédiatement. Quant au livre numérique, il représente une réalité et un véritable bonheur, à bien des égards. »
À ce titre, Dialogues, qui est également éditeur, propose un QR Code sur tous ses ouvrages, pour permettre le téléchargement gratuit du format numérique pour ses livres. « Aujourd'hui, 2 à 3 % des acheteurs de ces livres téléchargent l'ebook. C'est un supplément d'âme pour le livre, quand par exemple nous proposons avec le livre Biogée de Michel Serres, l'ebook et la version audio. »
Vendre les abonnements YouBoox en librairie, pourquoi pas ?
Chez YouBoox, on modère un peu les ardeurs du libraire breton. « Nous avons rencontré certains des libraires qui ont reçu cet avertissement. Le SLF n'est pas solidaire de cette démarche, nous ont-ils dit, en expliquant qu'ils étaient vigilants aux différentes initiatives et aux modèles qui pourraient créer une concurrence déloyale pour les libraires. Le sujet, il est là. Eux veulent simplement que les libraires aient accès à toutes les offres possibles, et par rapport à YouBoox, il n'y a pas de sujet particulier. »
Précision apportée : la librairie Dialogues aurait assuré que si les titres étaient disponibles en srtreaming, ils seraient retirés des tables. « Une menace forcément très forte pour les éditeurs », reconnaît-on chez YouBoox. « Les éditeurs partenaires nous ont soutenus, alors qu'ils auraient pu partir, et en ce sens, c'est positif, parce que leur marché premier, cela reste la vente en librairies. Plusieurs d'entre eux ont maintenu l'offre. »
Reste qu'il fallait également faire oeuvre de pédagogie, et aller à la rencontre des libraires indépendants : « Nous discutons avec des libraires indépendants, parce qu'il existe des projets que l'on pourrait mettre en place. Les abonnements YouBoox, pourquoi ne pas les vendre en librairie, et plutôt que de verser une commission à Apple, la reverser à un libraire ? » Autant de choses que les libraires ignoraient, explique-t-on chez YouBoox. Au sortir du Salon, la tension semblait un peu s'apaiser, mais on s'interroge aussi sur la relation du SLF au livre numérique.
« Par rapport au modèle des librairies, la possibilité d'organiser des ventes flash, de trouver de nouvelles solutions de commercialisation, ce sont autant de questions posées au syndicat des libraires. En librairie, on ne peut pas organiser ce type d'opération. Leur travail, ce serait d'ailleurs d'oeuvrer dans ce sens, et de mettre en place des solutions marketing, qui seraient relayées par des applications, pourquoi pas, et des outils de géolocalisation. De nombreuses solutions peuvent exister. Et plutôt que de reprocher au numérique un dynamisme commercial, ils devraient se concentrer sur l'évolution du marché. »
Une incompréhension, vis-à-vis de la gratuité, compensée par la présence de publicité, aura peut-être alimenté la crainte ; en tout cas pas celles de Kermarec, qui déplace clairement le sujet. « Notre bilan du Salon est très positif, et de nombreux éditeurs vont signer maintenant avec YouBoox. »
Nous ne sommes pas prêts de l'oublier
Pour le coup, Harmonia Mundi assure comprendre ce qui a pu choquer les libraires : qu'un diffuseur et non un éditeur signe avec la plateforme, voilà quelque chose d'inattendu. Mais c'est avant tout avec une perspective expérimentale et une politique globale que HM s'est lancé, avec un contrat de six mois. « Nous avons considéré YouBoox comme un outil marketing, et la réaction de M. Kermarec a été particulièrement violente, face à ce qui n'était que de l'expérimentation. »
En outre, les centaines de libraires qui ont suivi la vague ont donné un supplément de travail au diffuseur. « C'était devenu complètement démesuré, cette réaction, par rapport à ce que représentait cette initiative. Les libraires donnaient l'impression que nous souhaitons perdre de l'argent, en voulant tester un outil marketing ; c'est assez incroyable. » Et pour le coup, « l'attaque démesurée et l'inélégance de M. Kermarec, Harmonia Mundi n'est pas prête de l'oublier. Alors même que nous partageons avec lui une politique anti-DRM, avec nos 27 éditeurs qui proposent leurs titres numériques watermakés. »
Le diffuseur s'explique : « L'enjeu de l'expérimentation avec YouBoox relevait d'une tentative pour offrir de la visibilité à nos titres, et sûrement pas d'une volonté de nuire à la librairie indépendante. Nous avons donc rapidement déréférencé nos livres du service de streaming de YouBoox, pour apaiser les esprits. » Une approche plutôt saine, surtout n'engageant les éditeurs et quelques ouvrages que pour une période de six mois.
On pointe également une certaine incohérence, dans l'attaque : « Sur Dialogues, et sur Ombres blanches, on trouve un catalogue de plus de 1000 titres numériques gratuits, parce que relevant du domaine public. Quel est le débat sur la gratuité, alors que leur offre est en contradiction même avec les principes qu'ils souhaitent défendre ? S'est-on demandé quelle incidence, quelle nuisance, ces titres gratuits pouvaient exercer sur le marché du livre de poche ? »
Ce qu'il faut probablement retenir, conclut le diffuseur, c'est qu'un éditeur comme Piquier a probablement attiré bien plus l'attention que d'autres, plus jeunes. « Que l'Atalante ou Le Diable Vauvert soient présents, avec une grande partie de leur catalogue, sur une offre de streaming, cela se comprend plus pour les libraires. Des éditeurs qui sont nés avec la loi Lang, qui sont de cette génération, et ont une politique vis-à-vis des libraires qui est ancrée dans une relation plus ancienne et historique... cela a pu avoir des répercussions plus importantes. »
Conserver une valeur juste
Sollicité par ActuaLitté, le Syndicat de la librairie française assure avoir pris contact avec plusieurs éditeurs et libraires à l'occasion du Salon, pour évoquer ces questions. Guillaume Husson, secrétaire général, signale qu'il n'est pas question de « cibler YouBoox spécifiquement, mais de comprendre comment de pareilles offres peuvent nuire à la valeur du livre. Et surtout, de s'interroger : comment les éditeurs ne peuvent pas comprendre qu'ils se tirent une balle dans le pied ? Penser qu'une mise en ligne gratuite, même avec une contrepartie publicitaire, il est difficile d'envisager que cela ne soit pas un moyen de dégrader et de cannibaliser l'offre en librairie ».
Mais il en est de même pour l'offre forfaitaire, proposant, pour un montant mensuel, de profiter d'un bouquet global et illimité. « Ce sont des discussions que nous avons avec les bibliothèques, qui sont les premières concernées par ce type de solution. Elles-mêmes reconnaissent que ce type d'approche n'est pas envisageable, sans que cela ne mette en péril le commerce du livre. »
Le constat reste que les offres doivent refléter une réalité marchande et conserver la valeur du livre. Le SLF recommande une approche équilibrée, considérant que « 10 € pour tout un corpus n'est probablement pas dans cette approche, et n'a de sens que si l'offre devait être multiéditeur ».
Dans l'absolu, la commercialisation de ces abonnements en librairies ne recevrait pas une opposition de principe de la part du SLF, mais ce dernier recommande que l'on garde à l'esprit que cannibaliser le marché du papier qui représente encore 99,4 % de la vente de livres n'est probablement pas sans risques.
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