Entre ceux qui volèrent au secours du projet de
loi Création et Internet visant à sanctionner le téléchargement illégal et les signataires de la « Lettre ouverte aux spectateurs citoyens » hostiles à toute répression, une voix pouvait s’interposer, mais à la condition que l’on retourne, et l’affaire n’est pas mince, la flèche unidirectionnelle du temps. Car cette voix n’est audible aujourd’hui qu’en stock (LP, CD, DVD) ou en flux (Internet). Frank Zappa a changé de planète le 4 décembre 1993.
À la lecture de The Real Frank Zappa Book (Zappa par Zappa, éditions L’Archipel, 2005), l’autobiographie qu’il publia en 1989, ne rassasie guère les curiosités avides de menues anecdotes. En revanche, elle renseigne amplement ceux qui voudraient connaître les raisons qui motivèrent le compositeur à ne jamais plier un genou devant la montée du télévangélisme ou le retour de la censure après l’extinction du maccarthysme.
Jamais il n’opposa une culture contre une autre.
C’était le prince de l’indifférenciation.
Au premier de ses actes (Freak Out !, 1966), Zappa avait été l’un des rares à aviser le reste du monde des émeutes de Watts, ce quartier de Los Angeles pillé et incendié par ceux que l’invitation au consumérisme démangeait car ils avaient simplement faim. La chanson "Trouble Everyday" déchirait le silence et avec elle un article du bulletin d’Internationale Situationniste détaillant l’histoire de la mise à feu et de sa répression.
Frank Zappa est généralement emmailloté dans une double posture. Tantôt il est le potachon caustique qui détourne le Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band des Beatles en une farce apparente nommée We’re Only In It For The Money (mais l’on notera que pour avoir pleinement accès à cette farce, il est recommandé de lire À la colonie pénitentiaire, une nouvelle de Franz Kafka), tantôt il est ce compositeur né d’une rencontre pour le moins magique avec Edgar Varèse et dont les œuvres furent dirigées par Pierre Boulez. Un homme insaisissable croirait-on, mais déterminé dans son accusation contre les plastic people. Seraient-ce les cervelles molles stigmatisées par Bertrand Tavernier qui voudrait que tout soit gratuit hormis la culture ? Les plastic people ne sont jamais rebelles. Ce sont les file-doux du système, ceux qui favorisent l’accomplissement du rêve le plus fou. Il laisse accroire que l’on ne devient qu’en achetant.
Zappa n’eut d’autre instinct qu’être lui-même. Il aimait Howlin’ Wolf et Igor Stravinsky, William Burroughs et Cordwainer Smith, les monster movies et The Wizard Of Oz. Jamais il n’opposa une culture contre une autre. C’était le prince de l’indifférenciation. On regimbe à bien le comprendre. Les gens aiment les lignes droites, les corps minces, les pensées fluettes.
Zappa est un monstre. Il respecte le pêle-mêle, les interactions, le mélange des genres. Il consent au mariage du doo-wop et du jazz, aux interpolations de dada et du silence. Le Cabaret Voltaire zurichois vaut autant que John Cage et son ange qui passe. Il est partisan du meilleur et le meilleur chez lui est sans étiquette. Dans son autobiographie, Zappa nous révèle ses talents de petit chimiste et l’on découvre un alchimiste. On a souvent l’impression qu’il a une enjambée d’avance et c’est peut-être ce qui donne raison à ceux qui le jugent hermétique.
Ils sont dans le temps présent.
Zappa est assurément le grand compositeur de la fin du XXe siècle. Il convient, pour en avoir idée, d’écouter successivement Lumpy Gravy, We’re Only In It For The Money, Civilization Phaze III. Une trilogie. Trois voies effaçant les barrières musicales, toute pensée recluse dans l’étroitesse d’un style, d’une philosophie de porte-monnaie. Et par surcroît, un essai niant l’empire du temps linéaire. Zappa apporte la preuve que l’Art est supérieur à la Vie.
Si l’Art est supérieur à la Vie (mettons que ce soit son allié), Zappa ne saurait concevoir un quelconque arrangement entre le Capital et l’Être (quelle bizarre incongruité en effet !), il ne peut envisager que les plastic people triomphent du songe. À savoir de l’épanchement du songe dans la vie réelle. C’est ainsi que pour lui, du moins le pensons-nous, Gérard de Nerval l’emporte sur Jean-Marie Messier, l’invention continue sur les paradis fiscaux.
Zappa est un ring, un combat permanent. Il y a chez lui cette conviction que tout est ridicule absolument, mais que le ridicule est une poigne susceptible de vous étouffer. Zappa est un minerai d’idées incroyables, inactuelles dirait Nietzsche. Dans The Real Frank Zappa Book, par exemple, il expose une « Proposition de système visant à remplacer le marché du disque phonographique ». Il envisage que le stock est une option que le flux (rhizomatique, donc deleuzien) soufflera comme un rayon de soleil sur la misère du monde. Il dit que « le commerce classique des disques phonographiques tel qu’il existe aujourd’hui relève d’un circuit aberrant qui consiste pour l’essentiel à déplacer des pièces de vinyle, enveloppées dans des pochettes en carton, d’un endroit à un autre. » Zappa considère que la vulnérabilité de la gravure vinyle et la problématique du stock impose de penser autrement le marché de la musique.
Son programme : « Nous proposons d’acheter les droits de reproduction numérique DES MEILLEURES ŒUVRES de fond de catalogue que les maisons de disques peinent à écouler, de les centraliser sur un serveur, puis de les connecter par le téléphone ou le câble directement au magnétophone de l’utilisateur. Lequel utilisateur aurait le choix entre un transfert direct numérique sur F-1 (le DAT de SONY), sur Beta Hi-Fi, ou sur un autre support analogique ordinaire (…) Ce qui contribuerait à redonner aux albums, sous des dehors électroniques, leur statut initial d’ « albums » tels qu’ils sont aujourd’hui proposés dans les différents points de vente, tant il est vrai que bon nombre de consommateurs aiment caresser les pochettes, objets de fétichisation, quand ils écoutent de la musique.
Dès lors, le potentiel tactile fétichiste (PTF) est préservé, réduit du coût de distribution du cartonnage.
Au moment où vous lisez ces lignes, la quasi-totalité de l’équipement requis est disponible dans les magasins ; il ne vous reste plus qu’à brancher le tout et mettre ainsi fin au marché discographique que nous connaissons aujourd’hui ».
Il y a vingt ans, Zappa planifiait les réseaux de pair à pair (peer to peer) comme alternative au marché discographique submergé. Et il est bien vrai que la totalité des œuvres musicales n’est visible nulle part. Qui n’a cherché en vain dans les bacs des disquaires le CD d’un artiste pas toujours underground, inscrit en pure perte tel nom d’album sur un site d’achat en ligne ? À l’évidence, l’édition phonographique est dans l’incapacité de répondre aux demandes les plus fines. Question de rentabilité, mais au détriment du nuancier culturel qui doit proposer l’ensemble des couleurs, la globalité des possibles de l’art.
Il y a vingt ans, Zappa planifiait les réseaux de pair à pair (peer to peer)
comme alternative au marché discographique submergé.
Celui qui s’était vu refusé par la compagnie Warner la réalisation d’un coffret 4 disques intitulé Läther avait montré, en décembre 1977, qu’il possédait un sens aigu de l’alternative. Puisque Warner s’était ingénié à débiter en tranches de saucisson un opus cohérent (et cela donnerait Zappa In New York, Studio Tan, Sleep Dirt et Orchestral Favorites), Zappa offrirait gratuitement le programme qu’il avait pointilleusement monté. Sur les ondes de la station Pasadena KROQ, il diffuse la version exacte de Läther après avoir déclaré au micro : « C’est Frank Zappa, je suis votre disc-jockey temporaire, prenez votre petit appareil à cassette et enregistrez cet album qui ne sera peut-être jamais disponible pour le grand public ».
Il n’est pas tout à fait certain que Frank Zappa eût approuvé le téléchargement illégal, mais cet ardent défenseur des libertés, actif contre le labeling (Parental Advisory : Explicit Content), soit le sticker apposé sur les supports (LP, CD, DVD) afin de signaler une supposée atteinte aux règles morales, n’aurait jamais embarqué sur un paquebot d’artistes convaincus que le droit d’auteur sera défendu au sein d’une société devenue un traquenard pour les aventuriers du Nouveau Monde numérique.
Compositeur, entertainist, auteur de chansons-pamphlets, cinéaste, guitariste remarquable, Frank Zappa (1940-1993) s’était, il est vrai, doublement engagé. D’une part, dans le déplacement des cloisons qui séparent les styles musicaux afin que la pensée respire. D’autre part, dans une lutte permanente contre la bureaucratie et ses toiles d’araignée qui compriment toujours plus la vie libre.
Guy Darol
Auteur d’une dizaine de livres dont plusieurs ouvrages consacrés à Frank Zappa, André Hardellet et Joseph Delteil, journaliste à Muziq, Jazz Magazine et Le Magazine des Livres, après avoir collaboré au Magazine Littéraire et à Libération, Guy Darol vit près de Morlaix. Retrouvez sur GuyDarol.fr
Frank Zappa, est son dernier livre, publié au Castor Astral, collection Castor Music, 2009.
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