Si l’été est la saison la plus propice aux voyages, il est aussi la période de l’année où le rapport aux livres devient plus apaisé, échappant à l’agitation médiatique et aux débats des rentrées littéraires. Faut-il encore le rappeler : le rapport entre les voyages et l’objet-livre n’est pas une nouveauté. À la fois déplacement physique et projection de l’imaginaire, le voyage a souvent constitué l’arrière-plan d’une littérature fascinante et inépuisable.
Des épopées de l’Odyssée et de l’Enéide aux romans de Stevenson, des voyages de Stendhal en Italie aux pérégrinations de Flaubert et Du Camp dans les terres de la Bretagne, en passant les périples de Bougainville et d’Ibn Battûta pour finir avec l’éternel Sur la route de Jack Kerouac, la littérature du voyage a le mérite de bousculer les canevas et les normes littéraires pour livrer une représentation du monde tournée vers le particulier, le sensible et l’imaginaire.
L’imaginaire du voyage
Dans le vaste univers imprévisible et irréductible de la littérature de voyage, Italo Calvino nous a laissé ses Villes invisibles, œuvre originale parue en 1972 (traduction française par Jean Thibaudeau en 1974). L’œuvre de Calvino est constituée d’un ensemble de récits de voyage présentés par l’explorateur vénitien Marco Polo à Kublaï Khan, empereur des Tartares. Calvino a l’idée ingénieuse de prolonger les aventures de Marco Polo, racontées dans son Devisement du monde, vers le domaine de l’imaginaire et de la fiction. Avec Calvino, le récit de voyage devient un récit fictionnel qui porte la narration au-delà des limites du compte-rendu visuel, pour suggérer une autre façon de percevoir le monde et concevoir la littérature. Avec ses Villes invisibles, Calvino livre la démonstration parfaite que le rapport entre la littérature et le voyage s’écrit également dans l’espace de l’imaginaire. Voyager c’est accepter de déplacer ses certitudes vers un autre référentiel, opérer un transfert sensoriel et cognitif vers un espace nouveau qui met le réel entre parenthèses et libère les forces de l’imagination.
D’emblée, le titre du recueil laisse planer le doute. Ces villes annoncées dès la couverture semblent bien exister ; elles sont juste « invisibles », comme si elles échappaient à notre perception et que l’écriture allait précisément nous les révéler. Avec Calvino, le voyage devient donc révélation de l’invisible, dévoilement de l’imperceptible, entrée par effraction dans un ailleurs jusque-là inaccessible et inconnu. Cet « effet de réel » suggéré par le titre est confirmé dans le corps du texte par l’association des récits aux personnages historiques de Marco Polo et de l’Empereur Kublai Khan. On sait que le marchand vénitien a séjourné à la cour de l’Empereur et que son Devisement du monde est imprégné d’observations et de notes sur l’Empire de Kublai Khan. En somme, Calvino nous propose une immersion dans les pages de l’Histoire, un voyage dans l’autre facette du réel, guidé par la puissance de la narration et la force du récit. L’imaginaire de Calvino bénéficie d’un ancrage solide dans l’espace historique et la tradition des récits de voyage. L’œuvre de fiction tire son originalité du rapport privilégié qu’elle entretient avec un réel réinventé à travers l’acte de la narration.
L’obsession de la construction
Pour Calvino, le voyage est avant tout une construction. Qu’il s’agisse du déplacement géographique de Marco Polo ou du cheminement du lecteur à travers les pages de l’œuvre, le voyage obéit à une structure rigoureuse, pour ne pas dire contraignante. Membre de l’Oulipo (Ouvroir de Littérature Potentielle) aux côtés de George Perec et Raymond Queneau, Calvino excelle dans l’art d’établir des contraintes et de soumettre l’écriture aux règles de la construction réfléchie. Dans la préface de son ouvrage, Calvino justifie le choix de la construction en ces termes : « pour être un livre, même un recueil de ce genre doit avoir une construction ; il faut qu’on puisse y découvrir une intrigue, un itinéraire, une solution ». Ainsi, les comptes-rendus des villes imaginaires visitées par Marco Polo sont organisés en 11 séries de 5 textes, le tout réordonné en 9 chapitres. Calvino précise que « chaque chapitre rassemble des textes de ces différentes séries qui auraient en commun un certain climat ». Les séries qui composent l’œuvre associent les villes à des thèmes (« Les villes et la mémoire », « Les villes et le désir », « Les villes et les échanges », « Les villes et le regard »,...) ou à des caractéristiques (« Les villes effilées », « Les villes continues », « Les villes cachées »). Le lecteur de Calvino découvre que les thèmes et les caractéristiques ne cessent de se répéter et de se croiser pour donner forme à une structure en apparence complexe, mais qui relève en réalité d’un jeu de composition à la fois léger et dynamique.
Si par une nuit d'hiver un voyageur - Robert Burdock, CC BY NC ND 2.0
Avec Calvino, les voyages imaginaires de Marco Polo se doublent d’un voyage dans le texte de l’œuvre. L’acte de la lecture devient à son tour un voyage unique qui réserve au lecteur son lot de mystères cachés et de vérités latentes. Calvino précise que son livre est « construit comme un polyèdre, avec des conclusions inscrites un peu partout, le long de toutes ses arêtes ». Alors que l’Empereur Kublai Khan traverse les villes imaginaires que lui raconte le marchand vénitien, le lecteur se laisse entraîner par l’auteur dans les dédales d’un recueil à la structure soigneusement travaillée. La lecture des Villes invisibles est une invitation à un voyage tridimensionnel : spatial, imaginaire et textuel. Chaque nouvelle ville décrite ouvre de nouvelles perspectives de lecture et suggère de nouveaux espaces d’imagination. Des connexions ne cessent de s’établir et de se dissoudre entre les séries, modifiant les axes du voyage et réorganisant l’espace narratif. À la mobilité du lecteur-voyageur répond une dynamique de l’espace texte qui donne au récit son rythme particulier.
La poétique des villes
Dans la préface de son ouvrage, Calvino propose une nouvelle approche de la ville, non plus comme un simple espace géographique, mais comme une unité chargée de sens et de symboles. En effet, « les villes sont un ensemble de beaucoup de choses : de mémoire, de désirs, de signes d’un langage ; les villes sont des lieux d’échange, comme l’expliquent tous les livres d’histoire économique, mais ce ne sont pas seulement des échanges de marchandises, ce sont des échanges de mots, de désirs, de souvenirs ». Le projet des Villes invisibles est précisément de donner à lire toute la richesse de la ville, au-delà de la simple caractérisation spatiale ou géographique. Les séries introduites par Calvino permettent d’ouvrir des axes de lecture enrichis par les prismes respectifs de la mémoire, du désir, des signes, du regard et du nom. Chaque élément permet de suggérer une nouvelle façon de considérer l’espace de la ville. Chaque ville porte en son creux une leçon originale en rapport avec les éléments des autres séries.
Dans Les Villes invisibles, Calvino construit une véritable poétique de l’espace en brisant les codes de lecture classiques du facteur spatial et en faisant de la ville imaginaire un moyen de déchiffrer la complexité du monde. Aussi surprenant que cela puisse paraître, chaque ville apporte son lot de traits distinctifs. Il n’y a pas deux villes qui se ressemblent. La richesse, l’originalité et la diversité inépuisables sont les caractéristiques fondatrices de l’univers des Villes invisibles. Il serait certainement inutile d’évoquer ici toutes ces villes hautes en couleur, mais quelques exemples permettraient d’éclairer l’univers original créé par Calvino. Isidora, par exemple, représente pour le voyageur la ville de ses rêves, mais lui apprend en même temps que « les désirs sont déjà des souvenirs ». Puisant son originalité dans les « relations entre les mesures de son espace et les événements de son passé », Zaïre est une ville de mémoire qui porte son passé dans son espace intérieur. De son côté, Zénobie est une ville « effilée » reposant sur de hauts pilotis et dont les maisons sont construites en hauteur et interconnectées. Construite au bord d’un lac, la ville de Valdrade offre au voyageur sa propre image doublée de son reflet, dans une représentation symétrique, mais imparfaite. Enfin, la ville d’Andria reproduit à l’échelle de ses espaces les orbites d’une planète et l’ordre des constellations et des astres. Dans l’univers imprévisible de Calvino, chaque ville développe une poétique fascinante qui transforme à la fois l’espace et son mode de perception. Les villes qui se suivent finissent par construire un univers riche et incommensurable, dont les limites ne cessent de s’étendre et de se redéfinir, au fur et à mesure que la symbolique et les significations viennent enrichir le texte.
Avant chaque chapitre, Calvino choisit d’intégrer un court texte en italique dans lequel Marco Polo et l’Empereur Kublai Khan échangent au sujet des villes racontées. Dès le premier texte, Calvino met en scène les limites du réel et de l’imaginaire : « Il n’est pas dit que Kublai Khan croit à tout ce que Marco Polo lui raconte, quand il lui décrit les villes qu’il a visitées dans le cours de ses ambassades ; mais en tout cas l’empereur des Tartares continue d’écouter le jeune Vénitien avec plus de curiosité et d’attention qu’aucun de ses autres envoyés ou explorateurs ». Les récits de Marco Polo ont ce pouvoir fascinant qui s’exerce au-delà du simple espace de la narration. Entraîné par l’imagination débordante de Calvino, le lecteur se retrouve, comme l’Empereur des Tartares, séduit par la performance des récits. Au début du troisième chapitre, Marco Polo explique à l’Empereur que « les villes comme les rêves sont faites de désirs et de peurs ». Ici, l’espace cesse d’être le lieu géographique pour devenir la projection de toute une panoplie de sensations et de pensées dans ce même lieu. Dans Les Villes invisibles, la poétique spatiale ne se contente pas de révolutionner l’espace, elle étend ses ramifications vers les domaines du sensible et du fantastique.
Dans la préface, Calvino précise que « le livre se discute et s’interroge chemin faisant ». En effet, Les Villes invisibles appartiennent à cette catégorie d’œuvres dont la lecture est un processus continu et nécessairement ouvert. Chaque ville évoquée par Marco Polo s’ouvre sur un champ infini et inépuisable de références, de pensées et de sensations. Le réseau des villes offre l’image d’un monde inconnu qui reste à découvrir et à décrire. Tout se passe comme si l’œuvre de Calvino s’acharnait à réécrire le monde avec une énergie et une créativité indestructibles. Opposant à la complexité du monde la richesse du récit, Calvino donne à lire un modèle de cette littérature de potentialités qui a le don de se renouveler et de renouveler ses outils internes. Face à une telle richesse littéraire, la seule vérité qui compte est celle du texte, et c’est Calvino lui-même qui se charge de le rappeler : « ce livre, comme je l’ai expliqué, s’est fait un peu tout seul, et le texte tel qu’il est peut seul autoriser ou exclure telle ou telle lecture ».
Inspiré des Cités invisibles par Matt Kish
En avril 2004, trois artistes de l’Ohio lancent un projet de création d’illustrations à partir de l’œuvre de Calvino. Intitulé « Seeing Calvino » (littéralement « Voir Calvino »), ce projet original se donne pour objectif de transformer les descriptions des Villes invisibles en des œuvres graphiques originales. Leighton Connor, Matt Kish et Joe Kuth donnent forme aux villes de Calvino et offrent une nouvelle piste de relecture du texte. Le projet des trois artistes est parti d’une réflexion autour du dernier paragraphe de l’œuvre. Dans son ultime entretien avec l’Empereur des Tartares, Marco Polo explique que pour ne pas souffrir de « l’enfer des vivants », il faut soit l’accepter et « en devenir une part au point de ne plus le voir » soit « chercher et savoir reconnaître qui et quoi, au milieu de l’enfer, n’est pas l’enfer, et le faire durer, et lui faire de la place ». C’est probablement ici que réside la leçon de Calvino, saisie et transformée par les trois artistes. Cette recherche qui demande « une attention, un apprentissage, continuels » n’est autre que la force de la volonté et la passion de la création investies dans le projet de réécriture du monde.
La retranscription artistique des villes imaginaires de Calvino est en soi un défi. En effet, la structure des Villes invisibles et la richesse inépuisable du texte rendent difficile toute tentative de représentation visuelle. Pourtant, c’est bien là le défi commun de l’écriture et de la lecture : transformer les mots en images et libérer l’imagination pour réinventer le monde. Calvino, lui, a réussi la première partie du travail. Pour réussir l’autre partie, il suffirait peut-être de glisser le petit volume des Villes invisibles dans la valise de ses vacances, puis laisser opérer la magie.
À retrouver sur la toile, Seeing Calvino
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