Il y a des petites maisons d’édition et des petits livres qui mériteraient d’être connus. Et ton absence se fera chair, roman de la poète et médiéviste marocaine Siham Bouhlal, publié aux Éditions Yovana en août 2015, est une belle découverte qui ne laisse pas indifférent. Basée à Bagnols-sur-Cèze dans le Gard, la jeune maison d’édition ouvre son catalogue avec ce premier roman bouleversant où se dessine, derrière la thématique du deuil, une quête sensuelle de l’être aimé.
Le livre du basculement
Siham Bouhlal, titulaire d’un doctorat en littérature de l’Université Paris, est connue pour sa traduction de textes médiévaux, dont Le Livre de brocart ou la société raffinée de Bagdad au Xe siècle (Éditions Gallimard, Collection Connaissance de l’Orient, 2004). Parallèlement à son activité de traductrice, Siham Bouhlal a publié des recueils de poésie, dont Poèmes bleus (Tarabuste, 2005), Corps lumière (Al Manar, 2008) ou encore Mort à vif (Al Manar, 2010). Dans ce dernier recueil, accompagné de dessins réalisés par le peintre et auteur marocain Mahi Binebine, elle évoquait déjà le décès de son compagnon, Driss Benzekri, ancien opposant marocain et figure de proue de la lutte pour les droits de l’homme au Maroc. Ancien président de l’Instance Équité et Réconciliation chargée d’enquêter et de clôturer le dossier des « années de plomb », Driss Benzekri s’est éteint en 2007 des suites d’un cancer. Dans le recueil publié trois ans après son décès, Siham Bouhlal écrit : « Je sens/ Sourdre/ En moi/ Un flux/ Fait/ De/ Tes/ Mots ».
Des mots, il en est justement question dans Et ton absence se fera chair. Ici, la tentative autobiographique est esquissée à travers le prisme du roman, espace de création où il ne s’agit pas de lutter contre le deuil, mais plutôt de s’engager dans une quête intime de l’être perdu. Dès la première page, la dédicace qui accompagne une photo du couple avertit le lecteur : « A toi/ Driss Benzekri / Voici notre histoire/ Romancée ou bien rêvée ». Pour Siham Bouhlal, le roman est non seulement un lieu possible de témoignage et de reconstruction, mais aussi l’espace nécessaire d’une liberté narrative. Derrière le récit, on devine déjà le rêve, l’incantation, les visions, la brûlure sèche de la blessure et la douleur intacte de la séparation. En tant que mise en fiction « romancée ou bien rêvée », le roman est déjà un contournement, un écartement, un déplacement en dehors du champ de l’Histoire.
Face à la mort inéluctable et au deuil impossible, le roman s’impose comme l’espace du possible, le lieu nécessaire où prennent forme le vœu et la prière. Il suffit d’observer le titre pour s’en convaincre : « Et ton absence se fera chair » est une promesse qui transcende la réalité de l’absence pour en faire une présence. D’emblée, la conjonction de coordination « et » tente une synthèse de l’impossible, une connexion risquée entre l’espace de la douleur et le lieu de l’écriture, entre la réalité indiscutable de l’absence et le rêve incertain de la présence réactivée dans le texte. Voici donc le roman de Siham Bouhlal comme une tentative de basculement de l’absence et d’inversion de la logique du deuil. Par ce même mouvement, l’écriture devient une mise en corps de l’être disparu. La présence des mots comme une reconstruction de soi et de l’autre, ici et maintenant, dans le geste immédiat de l’écriture.
La quête du corps
Le roman de Siham Bouhlal s’ouvre dans l’obscurité de l’espace (« J’ai sombré dans ce vestibule étroit, ténébreux ») et s’achève dans la lumière du regard (« […] et je te vois, et je te vois, et je te vois »). Entre les deux, quarante-deux chapitres et une longue traversée qui prend les allures d’une quête et d’une reconstitution impossibles. D’emblée, cette phrase de l’être aimé comme un rappel de l’ordre impitoyable du monde : « La mort nous force à broyer nos sentiments, à les dissoudre dans l’acide ou à les jeter dans la gueule du geyser. » Face à la logique de la mort destructrice, il y a le refus de la narratrice, son attachement à l’idée de l’amour comme à la seule vérité qui compte, comme à cette autre prière qui peut sauver.
De proche en proche, le corps de l’être aimé finit par resurgir dans le texte, drapé des souvenirs de fusions, de tressaillements, d’expériences sensorielles à la limite du plaisir fou et de l’union absolue : « Nous étions devenus une structure emboîtée, déboîtée, qui, à tout moment, ductile, coulante, pouvait se détacher corporellement, liant nos âmes sans impossibilité de retour. »
Siham Bouhlal
Au détour d’une phrase, voici le projet de la narratrice défini en quelques mots : « Je voulais comprendre comment ta présence pouvait changer la signification de mon corps, et ton absence maintenant l’anéantir. » Écrire, c’est tenter de reconstruire le corps de l’être disparu, c’est essayer de recomposer l’unité corporelle interrompue par la mort. À travers cette « reconstruction charnelle », il s’agit de se reconstruire soi-même, de redonner sens à son propre corps, de s’évertuer à chercher une identité et une présence corporelles dans la douleur de l’absence.
Leitmotiv du récit, le corps est partout : l’écriture de la narratrice, c’est la quête et la recomposition d’un corps perdu ; la maladie, c’est le « complot parfait du corps contre lui-même » ; l’histoire de l’être aimé, c’est aussi le souvenir de son corps torturé ; sa dernière mission, c’est le « dévoilement » de ce corps noir qu’a été l’histoire récente du pays ; le passé qui resurgit, c’est l’union des corps sans cesse ressassée et réécrite. Du corps de l’être aimé au corps du texte littéraire, il n’y a qu’un pas. Siham Bouhlal effectue cette traversée périlleuse. En déplaçant le deuil dans l’univers du corps, elle sait pertinemment qu’elle prend des risques. Après tout, le corps est intime, périssable et définitivement inscrit dans la différence et la séparation. Qu’importe : Siham Bouhlal écrit le corps pour le reconstruire et le transcender.
Symbolique de l’espace
Dans le roman de Siham Bouhlal, il faut être attentif à la symbolique de l’espace. Dans la représentation spatiale, il y a cette autre image de la séparation et de la lutte. Les espaces intermédiaires (aéroports, gares, hôtels…) traduisent la déchirure immédiate, racontent la douleur vive de la séparation sans cesse renouvelée, de la lutte contre la maladie instamment recommencée. De la vieille ville de Rabat au Jardin du Luxembourg à Paris, les espaces de vie ne cessent de résister à l’appel persistant de la mort inéluctable. Entre le Maroc de la lutte et la France de l’hospitalisation, il y a déjà une métaphore de la séparation des corps et des géographies. Où (re)planter son espoir ?
Où arracher sa douleur et où redonner sens à son existence ? Tout au long du récit, les espaces de la mort ne cessent de revenir, percutants et obsessifs. Il suffit de s’arrêter sur l’hôpital, lieu de la dualité incarnée : annonce du drame et espoir de traitement, souffrance vécue et convalescence espérée. Le couple est là, entraîné dans une lutte acharnée contre les lieux et les prémices de la mort qui avance. La narratrice s’accroche et déploie sa stratégie de résistance : pour vaincre les espaces de la mort, il faut inverser leur logique, pervertir leurs symboles. Là voilà donc qui se balade à Chella, nécropole mérinide de Rabat : ici, la mort a le parfum de la légende et du sublime, l’apparence du refuge et de l’exutoire : « J’aime me promener dans les cimetières, pour entendre le bruit des morts ou une rumeur autre que celle qui m’étouffe dans la réalité – ou ce qu’on appelle le monde réel. »
Par-delà les espaces matériels et géographiques, il y a l’espace littéraire comme alternative d’ancrage et d’appartenance. Siham Bouhlal brise la ligne autobiographique à coups de retour et de réécritures. Dans l’organisation même du récit, il y a déjà le signe de la résistance acharnée. Non pas raconter l’histoire vécue, mais donner à lire le flot des sensations et des pulsions qui reviennent. Non pas livrer un témoignage brut, mais libérer les contradictions, les doutes, les peurs et les silences persistants. Ici et là, voici la voix reconstituée de l’être aimé. Le récit regorge de dialogues retrouvés, de discussions recomposées, de réflexions partagées.
gfpeck, CC BY ND 2.0
Réécrire la voix de l’être aimé c’est non seulement le sauver de l’oubli, mais c’est aussi lui redonner cette présence vocale indispensable à la reconstruction de son corps. Avec Siham Bouhlal, l’écriture du ressassement devient une écriture de la réactivation. Son espace littéraire a cette particularité distinctive : il ne veut porter ni le poids politique ni l’exigence esthétique ; il se veut un simple espace de dévoilement, une chambre d’échos et de visions, un lieu de mise à nu des corps et des blessures.
La littérature au-delà des frontières
Par-delà l’écriture du deuil, le roman de Siham Bouhlal pose la question du rapport au langage. Que peuvent les mots face à l’absence ? Que peuvent les phrases face à la tentative de reconstruction sensuelle esquissée dans le texte ? La mort apporte son lot d’expressions de circonstance : « Toi et ton défunt » dit Anna, l’amie de la narratrice. Les mots des autres ont le parfum des choses toutes faites, préparées à la hâte pour satisfaire les fonctions et les exigences sociales. Derrière l’écriture du deuil et de la nostalgie, Siham Bouhlal développe un contre-discours qui dénonce les fausses conventions. La narratrice revendique sa liberté et s’accroche à ses convictions ; en réalité, elle ne fait pas que lutter contre l’absence et la douleur. Elle doit aussi résister à un poids social ravageur et travailler sans cesse pour garder son droit au souvenir.
Aux mots creux d’une société décalée et délabrée, la narratrice oppose le pouvoir et la magie de la littérature. Le récit est traversé par une floraison de références littéraires, comme autant de bougies éclairant le chemin de la quête impossible. La narratrice trouve dans la littérature une raison de vivre et de résister : les Mille et une Nuits est son « livre de chevet », Ibn Arabî est sa référence, Virgile veille sur ses paroles, la poésie de Mallarmé et les maximes de Cocteau l’accompagnent dans sa recherche, les mots de René Char encadrent sa pensée et les vers d’Aragon lui rappellent le sens de l’amour et de la résistance. Puis, au détour d’une page, comme un énième pied de nez à la mort, il y a cette phrase de Mauriac : « La mort est le sel de notre amour ; c’est la vie qui dissout l’amour. » Là encore, cette même stratégie d’inversion et de basculement pour s’opposer au destin, pour réussir – au moins dans le champ du littéraire – le miracle de la parole éternelle.
Le roman de Siham Bouhlal est une ode à la littérature dans tout ce qu’elle peut avoir d’immédiat, de douloureux et de transcendantal. Le récit de son deuil et de sa lutte est aussi l’histoire d’une parole littéraire qui tente de résister, d’éclairer et de sublimer. Sur le site Internet des Editions Yovana, on lit que la maison d’édition se donne précisément pour objectif « de proposer une littérature hors frontières, mettant en valeur le vivier de l’écriture francophone ».
Dans le roman de Siham Bouhlal, il y a déjà cette idée de dépasser toutes les frontières : frontières du corps, frontières de l’Histoire, frontières des espaces et frontières des drames de l’existence. Lire le roman de Siham Bouhlal, c’est accepter l’idée que seule l’écriture peut résister à l’oubli et continuer à livrer son lot de promesses et de secrets. En cela, l’écriture du texte littéraire est comme l’écriture du corps : indélébile et inépuisable. Pour s’en convaincre, il suffit de lire une dernière phrase : « L’Histoire possède sa propre logique, et si elle prend son temps, elle n’oublie jamais, comme le tatouage sur la main d’une vieille femme qui prend du relief avec les années et dévoile ses mystères. »
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