Littérature haïtienne : urgence(s) d’écrire, rêve(s) d’habiter
La romancière Yanick Lahens a été invitée à occuper la Chaire Mondes francophones du Collège de France pour l’année 2018-2019. Sa première leçon inaugurale sera donnée ce 21 mars à 18 h, et sera ouverte au public. Les cours débuteront, eux, à compter du 1er avril – ouverts à tous et gratuits, sous réserve d’inscription.
Yanick Lahens © Iris Gene Lahens
Yanick Lahens est la première personnalité à occuper cette chaire créée en partenariat avec l’Agence universitaire de la Francophonie (AUF). Le Collège de France et l’AUF entendent ainsi illustrer la diversité et la richesse des mondes francophones en donnant une tribune aux chercheurs des pays ayant le français en partage. Créée pour trois ans, cette chaire accueillera chaque année une grande voix de la francophonie issue de différents domaines des lettres, des arts et des sciences.
La langue restant le lien premier de cet espace francophone, c’est une grande figure de la littérature haïtienne, prix Femina 2014 pour Bain de lune (Sabine Wespieser éditeur), qui a été invitée à inaugurer cette chaire. « Une personnalité remarquable de la littérature et de la culture en langue française », selon le Pr Antoine Compagnon, titulaire de la chaire Littérature française moderne et contemporaine : histoire, critique, théorie.
« Avec la création de cette chaire, le Collège de France souhaite donner une tribune et un nouvel espace d’enseignement et de recherche aux intellectuels et scientifiques majeurs des pays francophones. Il s’agit de faire entendre les voix riches et multiples qui œuvrent dans ces pays et à travers la langue française au développement de la science et de la pensée. Il s’agit de développer l’idée d’un espace francophone structuré et structurant dans le paysage international de la recherche et du débat d’idées », note le Pr Alain Prochiantz, Administrateur du Collège de France, titulaire de la chaire Processus morphogénétiques.
« La chaire Mondes francophones permettra de montrer toute la pluralité, la diversité et la richesse de l’espace francophone. En nous associant au Collège de France pour la création de cette chaire, nous avons voulu, ensemble, mettre la recherche au service de cette mission en nous appuyant à la fois sur le prestige de cette institution, notre réseau international de premier plan et nos expertises respectives. Yanick Lahens saura jouer à n’en point douter son rôle de première ambassadrice de cette chaire, qu’elle animera avec talent et enthousiasme », souligne Jean-Paul de Gaudemar, Recteur de l’AUF
La leçon inaugurale de Yanick Lahens ainsi que l’ensemble de son enseignement bénéficieront d’une large diffusion grâce au relais privilégié de RFI (France Médias Monde), de TV5MONDE, du réseau des campus numériques francophones de l’AUF, et de l’Institut français, qui soutiennent la diffusion des travaux de la chaire Mondes francophones.
Pour l'occasion, Yanick Lahens signe un texte, Littérature haïtienne : urgence(s) d’écrire, rêve(s) d’habiter, reproduit ci-dessous dans son intégralité.
Aujourd’hui les recherches sur la formation de la modernité, de l’Empire et de ses projets nationaux ne peuvent être isolées de celles portant sur le monde colonial. Haïti est à la fois un produit et une matrice de ces croisements et sa littérature en est une des premières métaphorisations. Il est indispensable de comprendre à partir de la dynamique de ces croisements comment Haïti, isolée pendant de longues décennies a, depuis le début du XIXe siècle, délocalisé la culture et la langue de France et aménagé leur acclimatation à sa façon.
La révolte victorieuse des esclaves de Saint-Domingue en 1804 face à l’armée napoléonienne est un de ces savoirs essentiels à exhumer. Ce mouvement insurrectionnel était un impensé et a opéré un saut qualitatif inédit. Si la révolution américaine représente un incontestable progrès des Lumières parce qu’elle fait avancer les libertés individuelles, la pratique de l’esclavage lui survivra près d’un siècle plus tard. Si la Révolution française fait avancer les droits de l’homme, la France maintient l’esclavage dans certaines contrées et renforce le processus de colonisation dans d’autres.
La révolution haïtienne, elle, outrepasse le projet des Lumières en faisant avancer de manière radicale la question de l’égalité, mettant ainsi en acte une autre intelligibilité du monde. Les écrivains et écrivaines d’Haïti, de la fin du XVIIIe siècle à nos jours, ont toujours tenté de formuler à la fois la mise en acte de cette nouvelle intelligibilité et ce que seule la littérature peut dire au monde quand les autres significations butent.
Haïti est le premier pays de ce Sud fabriqué par cette modernité économique et politique née des Lumières et elle est le moule dans lequel seront coulées les relations qui s’instaureront entre le Nord et le Sud jusqu’à aujourd’hui. Du Sud elle a connu avant les autres tous les avatars qu’engendreront ces relations, dont la reproduction après l’indépendance d’une colonisation interne.
Jamais l’urgence n’a donc desserré son étau sur les déportés que nous fûmes et toujours les écrivains et écrivaines ont poursuivi un rêve d’habiter le monde « de plein jour et de plain-pied ».
Le monde francophone est un et divisible. Le Collège de France l’a bien compris en faisant choix de cet intitulé Mondes francophones, qui scelle à la fois l’unité en tant que ce qui traverse ces mondes et la pluralité que constitue la dynamique propre à chacun de ces espaces. Faire advenir les mondes francophones exigera de passer par le partage des savoirs historiques et culturels de ces mondes et par l’écoute de nouvelles narrations qui rendront plus audibles les altérités qui les constituent.
Parce que, bien que les espaces francophones et particulièrement Haïti participent d’une mémoire commune, leurs savoirs historiques et culturels, ne sont encore ni reconnus ni admis à part entière. La littérature haïtienne est une des expressions esthétisées de ces savoirs historiques et culturels. La leçon inaugurale comme les enseignements qui suivront ne sauraient faire l’économie de cette clarification liminaire.
Dire Haïti et sa littérature autrement à travers l’ensemble des cours, c’est se demander quel éclairage peut apporter aujourd’hui au monde francophone sinon au monde tout court l’expérience haïtienne ? Comment dans l’impasse qui suit son indépendance, des hommes et des femmes dépossédés, déplacés, déstabilisés linguistiquement créent une civilisation dont la littérature sera un élément majeur ?
Comment des écrivains et écrivaines n’ont pas cessé de dire ou d’écrire un rêve d’habiter, démontrant par là même que la littérature commence souvent là où la parole devient impossible. Là où le monde est si ébranlé qu’il faut traverser le langage pour lui trouver des éclats de sens.
À partir de 1804, ceux et celles qui n’ont d’autre choix que d’habiter ces 27.750 km2, à peine plus étendus que certains départements de l’Hexagone, sont sommés de s’inventer et d’inventer dans ce lieu non connu, non imaginé, non désiré. À cette sommation les écrivains répondront durant deux siècles en nourrissant un rêve d’habiter un corps qui ne soit plus celui du migrant nu, selon la belle formule de Glissant, un lieu et un temps fondateurs, d’habiter l’écriture comme lieu premier, originel, un lieu aussi non de simple enracinement, mais de possible séjour et enfin un lieu au-delà de l’ethnie ou de la classe, aussi vaste que le silence ou l’inconnu.
Et aujourd’hui que la littérature haïtienne s’écrit dans trois langues autres que le français, elle atteste que les langues sont appelées à cohabiter, qu’elles ne sauraient avoir qu’un unique drapeau ou qu’une seule patrie et préfigure une culture du XXIe siècle en train de se faire.
Étudier la littérature haïtienne à la lumière de son histoire permet de donner au qualificatif francophone une signification hors de tout eurocentrisme. Une signification qui sied à notre temps, la seule susceptible de lui assurer un avenir.
1 Commentaire
Marguerite
20/03/2019 à 03:04
Je compte suivre avec intérêt ce cours qui semble être extraordinaire.