Il existerait donc des conditions à remplir pour qu'un auteur mérite d’être rémunéré ? On se rend compte que la question se pose réellement, et qu’avec tout autant de sérieux, certains opérateurs apportent leur réponse. Le salon du livre de Paris, par exemple, vient d’instaurer une étonnante classification, pour économiser quelques deniers.
Suite aux multiples réactions d’auteurs et autrices jeunesse, qui s’étaient vu refuser la moindre rémunération pour leur intervention, la Charte des auteurs et illustrateurs jeunesse était montée au créneau. « Pierre Dutilleul, directeur du SNE, a pris un engagement clair envers la Charte : la rémunération des auteurs et illustrateurs jeunesse, pour ce qui concerne toutes les animations, incluant les conférences », rappelle Samantha Bailly, la présidente, à ActuaLitté.
L’affaire semblait résolue, bien que ne concernant que les auteurs jeunesse : l’engagement ne pouvait qu’être suivi de faits. « Le conseil d’administration et les 1400 adhérents de l’association ont confiance en sa parole. Après des semaines à tenter d’obtenir des explications avec l’organisation de Livre Paris, cette position est un signal réellement positif, un acte fort », poursuit-elle.
Dans l’intervalle, Livre Paris publie un communiqué, directement (et uniquement) sur son site : pas de post sur les réseaux sociaux, de crainte manifestement de trop attirer l’attention sur le sujet. Payer les auteurs, c’est évidemment moins important que d’annoncer avec trompettes et fanfare que la page Facebook du salon a passé le cap des 50.000 likes. Question de priorité.
Très bonne nouvelle ! Parce que ça ne concorde pas avec la pluie de témoignages qui tombent depuis des semaines. Qu'en est-il des conférences et tables rondes ? Le CNL recommande vivement leur rémunération, et le CNL est PARTENAIRE de Livre Paris.
— Bulledop (@Bulledop) 2 mars 2018
Quid de ce message alors ? Il souffle en réalité le chaud et le froid. « La direction de Livre Paris et du Syndicat national de l’édition (SNE) confirment que, comme en 2017, tous les auteurs et artistes intervenant sur la Scène Jeunesse du Salon sont rémunérés compte tenu de la forme de leurs interventions (ateliers et/ou autres formats artistiques singuliers). »
Tout en précisant : « Ce dispositif est élargi aux auteurs intervenant dans les mêmes conditions sur les autres scènes, en particulier sur la nouvelle scène Young Adult. » Sauf que depuis des semaines, la rémunération était loin d'être un acquis pour les auteurs sollicités.
Demain, tous saltimbanques ?
D'ailleurs, ce n'est pas vraiment là l’engagement pris par le directeur général du SNE : il assurait en effet la rémunération de tous les auteurs jeunesse et ceux présents sur la Scène Jeunesse — sans discrimination d’activité. Que l’on rémunère un atelier plus qu’une intervention en table ronde peut s’entendre : le premier peut impliquer plus de préparation que le second. Qu'on rémunère l'un et pas l'autre, en revanche...
Un peu de réalité : 41% des auteurs considérés professionnels gagnent aujourd’hui moins que le SMIC #payetonauteur
— Samantha Bailly (@Samanthabailly) 4 mars 2018
Pour les organisateurs, on qualifie de « promotion » toute table ronde ou conférence — ce que l’on appelle des plateaux — pour justifier l'absence de rémunération. « Comportement inacceptable », soulignent unanimes les organisations d'auteurs. C’est pourtant bel et bien le discours que tient Reed Expo, et avec lui le Syndicat national de l’édition.
De ce communiqué, on comprend donc que les auteurs dont l’activité est artistiquement singulière ou relève d’un atelier, sur l’ensemble des scènes, seront rémunérés. Commentaire acerbe d’une illustratrice : « Donc des auteurs qui feront un spectacle de marionnettes sur la scène Young Adult seront rémunérés, ceux invités pour une table ronde, non. » Dont acte.
De quoi rappeler les propos de Valentine Goby, alors présidente du Conseil Permanent des Ecrivains : « Aux Assises de la littérature jeunesse récemment organisées par le Syndicat National de l’Edition, un éditeur a souri aux combats de La Charte des auteurs et illustrateurs jeunesse en affirmant cette vision sans doute rassurante pour lui : “De toutes façons, les auteurs, vous êtes des saltimbanques”, raccourci commode permettant d’enfermer l’autre dans une définition étroite. »
Évidemment, il faut saluer le début d’effort de bonne volonté de la part des organisateurs, qui élargissent finalement la rémunération à l’ensemble des scènes — Auguste, dans toute sa clémence.
Et dans le même temps, une désastreuse conception du métier d’auteur se profile : les visiteurs d’un salon ne viennent pas — surtout dans le cas d’un salon payant —, pour le seul plaisir de livres posés sur des tables. Ce sont les auteurs, illustrateurs, dessinateurs, scénaristes, qui incitent les lecteurs à se déplacer : estimer qu’un auteur ne travaille pas, quand il intervient en table ronde, revient à afficher un mépris souverain pour celles et ceux sans qui rien dans l’édition n'existe. Ni éditeur, ni salon, ni lecteur.
D’autant que, dans le détail, il semble manifestement que ce point de rémunération soit traité avec deux poids deux mesures : Florence Porcel, youtubeuse spécialisée dans la vulgarisation scientifique le souligne.
S'il s'avère réellement que je doive faire une conférence de 45 minutes ("suivie d'une séance de dédicaces"), je pense que je suis rémunérée pour la conférence et non pour la dédicace. Peut-être que ceci explique cela...
— Florence Porcel (@FlorencePorcel) 2 mars 2018
« Nous sommes certains que le SNE est capable d’entendre la voix des auteurs. Dans un contexte aussi difficile, plus que jamais, les auteurs ont besoin du soutien de leurs éditeurs. Alors que pour la majorité d’entre eux, y compris des auteurs à succès en littérature jeunesse, ils sont exsangues, à bout de souffle, ils ont besoin du soutien indéfectible du secteur du livre », indique Samantha Bailly.
Et de soulilgner : « Les mentalités évoluent. Ateliers, interventions, conférences, tables rondes sont un travail. Les auteurs et illustrateurs jeunesse ont compris depuis longtemps la valeur de ce temps engagé à la rencontre du public et des scolaires, ont acquis un certain nombre de droits en prenant conscience de leur propre valeur. Nous n’attendons qu’une chose : qu’auteurs et éditeurs puissent avancer ensemble, dans le respect mutuel. »
Auteur de bande dessinée, Boulet apporte de l’eau au moulin : « C’est un grand débat qui fait rage chez les auteurs en ce moment :) Naturellement, le but est d’échanger avec les gens, ce n’est pas eux qu’on veut faire payer. Mais cependant, ces salons/festivals attirent du monde surtout grâce aux auteurs/autrices… »
… Les seuls dont on estime qu'ils peuvent perdre un week-end (parfois 5 jours) sans compensation, ce sont les auteurs/autrices. L'excuse étant: ça vous fait de la pub. Mais ça fait aussi de la pub à l'éditeur. Et au salon.
— -Boulet- (@Bouletcorp) 2 mars 2018
Une séance de dédicaces c'est parfois plus de 5 heures…
Et de poursuivre : « Il m’est arrivé d’être à une table huit heures d’affilée. On a beau aimer les rencontres, c’est un travail. C’est de l’animation. Et je défends l’idée qu’organisateurs et éditeurs devraient payer les auteurs/autrices pour ça. » À ce titre, l’idée de rémunérer les auteurs de BD pour des dédicaces fait son chemin depuis un moment au sein du SNAC BD…
Livre Paris donne-t-il désormais la mesure de ce qu’est le véritable travail des créateurs — celui qui mérite salaire : tout travail ne mériterait pas salaire ? —, en établissant une hiérarchie arbitraire. Livre Paris envisage-t-il une seconde que sans auteurs, pas de table ronde ni de conférences, et pas de public pour y assister ?
Qu’en pensent Delphine de Vigan, Amélie Nothomb, Kamel Daoud, Asli Erdogan, Véronique Olmi, Éliette Abecassis, Eric Vuillard, exposés en tête d’affiche sur le site de Livre Paris ? Au vu de leur succès, on comprendrait qu'il leur soit plus aisé de pouvoir se passer d’une rémunération pour des tables rondes. Et pour les autres ?
Exemple de TRÈS mauvaise gestion de crise ?Admirez @Salondulivre, l'indécence sans limite. On parle d'un salon à l'entrée payante, co-géré par le SNE (Syndicat National des Éditeurs), qui décide délibérément de ne PAS payer les auteurs•trices pour les interventions.
— Cy. (@YeahCy) 2 mars 2018
Livre Paris se veut exemplaire : fort bien. « La rémunération des auteurs sur un événement aussi symbolique, au-delà de l’aspect pécuniaire, est un gage de profond respect, une reconnaissance de la valeur de l’auteur dans un univers culturel, mais aussi un secteur économique », conclut la présidente de la Charte.
mise à jour :
Les réactions ne se sont pas fait attendre, portées par le hashtag #PayeTonAuteur, qui fait apparaître la consternation des lecteurs, découvrant que leurs auteurs ne sont pas rémunérés par Livre Paris. On trouve également la réaction des auteurs : celle d'Olivier Gay, qui annonce son boycott de la manifestation, tout simplement :
Malgré les engagements du SNE, les conférences à Livre Paris ne seront pas rémunérées. J'ai donc décidé de me retirer de leur programmation et de boycotter le salon. Toutes mes excuses aux lecteurs qui pensaient passer. #livrepourri #payetonauteur
— Olivier GAY (@0liviergay) 3 mars 2018
#payetonauteur Même si les gens ne viennent pas sur mon nom, j'arrête aussi dédicaces et salons pour cette raison. Triste pour mon éditeur, mais c'est beaucoup de fatigue pour un accueil pas toujours au rendez-vous, y compris de la part de certains libraires.
— Julie Morin-Rivat - Roznarho (@roznarho) 4 mars 2018
Ou encore le Snac BD, qui s'associe à l'appel collectif :
Nous appelons également à soutenir la rémunération de tous les auteurs pour les animations, ateliers et tables rondes. Appel à la solidarité et à la juste rémunération des auteurs, avec la @CharteAuteurs @SNEedition @Salondulivre #PAYETONAUTEUR ! https://t.co/LYg4UZGpXr
— SNACBD (@SNACBD) 3 mars 2018
Et celui de Denis Bajram, qui interpelle directement dans un billet :
Le @Salondulivre Livre Paris semble avoir un vrai problème à rémunérer les auteurs. Le @SNEedition peut-il se permettre de donner une telle image ? #payetonauteur ! https://t.co/hVdt9rwtxF
— Denis Bajram (@denisbajram) 3 mars 2018
— Adrien Tomas (@AdrienTomas) 3 mars 2018
Afin de ne plus avoir à les payer, on envisage de passer tous les cheminots passionnés par leur métier au statut auteur. #payetonauteur CC @Salondulivre
— Olivier Gechter (@ogechter) 3 mars 2018
Même NiNe Gorman, booktubeuse particulièrement influente, menace ouvertement de boycotter la manifestation. Elle-même est conviée pour trois interventions, rémunérées… Et Christelle Pécout, vice-présidente du SNAC BD, d'appuyer son intervention :
Sachant que les interventions des auteurs sont effectivement la seule chose qui différencie #LIVREPARIS d’une simple librairie geante pour laquelle les lecteurs paient 10 euros le we. #payetonauteur
— Christelle (@sewarde) 3 mars 2018