Exclusif : Les députés qui hésitent encore à voter l’amendement portant sur la définition positive du domaine public liront avec attention le courrier de la ministre de la Culture. En effet, Fleur Pellerin vient de mettre un nouveau coup dans l’idée d’un « domaine commun », exprimant par la même l’avis du gouvernement. « La création envisagée d’un domaine commun informationnel est à la fois inutile, dangereuse, et inopportune », explique tout de go le document que ActuaLitté a pu consulter.
Le 19/01/2016 à 12:17 par Nicolas Gary
Publié le :
19/01/2016 à 12:17
Rafael J M Souza, CC BY 2.0
Lors d’une intervention à l’Assemblée nationale en novembre 2014, Fleur Pellerin avait déjà émis de vives réserves quant à la définition positive du domaine public. Un « débat extrêmement intéressant du point de vue philosophique », mais son avis serait défavorable, dans le cadre des dispositions d’adaptation au droit de l’Union européenne dans les domaines de la propriété littéraire et artistique et du patrimoine culturel.
Sauf que l’idée de cette définition, pourtant combattue par les ayants droit, est revenue avec la loi République numérique. L’amendement AC13, adopté par la Commission des affaires culturelles présentait ainsi le « domaine commun informationnel », pour protéger les œuvres du domaine public de toute réappropriation abusive.
Une nouvelle levée de boucliers, notamment portée par le directeur général de la SACD, Pascal Rogard, s’est fait sentir. Pourtant, l’avocat Jean Martin, sollicité par le CSPLA pour une mission en toute urgence ne semblait pas redouter cette notion : « On le voit, si la définition du domaine commun informationnel pose de multiples questions quant à la précision de son champ, elle ne remet néanmoins pas en cause les fondements de la propriété littéraire et artistique et de la protection du droit d’auteur. » Le CSPLA s’était bien gardé d’écouter les conclusions, et se prononçait alors contre le DPI.
À Valois, la valeur n'attend pas le nombre des années
On se souviendra que la question du domaine public avait totalement échappé à la rue de Valois, qui ne se sentait pas vraiment concerné. Axelle Lemaire, secrétaire d’État chargé du numérique avait alors mis la main sur le sujet, avec l’intention de « protéger les ressources communes à tous appartenant au domaine public contre les pratiques d’appropriation qui conduisent à en interdire l’accès ». À la Culture, le sang n’avait fait qu’un tour.
C’est à cette époque, novembre 2015, que l’article 8 disparaît du projet de loi, Fleur Pellerin allant même jusqu’à saluer « l’engagement rappelé par Axelle Lemaire de ne pas empiéter sur le champ de la propriété littéraire et artistique ». Christine de Mazières, déléguée générale du Syndicat national de l'édition, se félicitait aussi de la disparition de l'article, en soulignant toutefois que « [c]ette notion est très intéressante, intellectuellement, pour éviter par exemple des réappropriations abusives du domaine public, mais il faut que nous ayons le temps de l'évaluer consciencieusement pour éviter des dommages collatéraux ».
Et alors que le palais Bourbon s’apprête à examiner le texte, avec ce fameux amendement définissant le Domaine public informationnel, voici ce que les députés ont donc reçu. Une volée de bois vert contre les partisans de la création d’un domaine public informationnel.
1/Inutile : Cette disposition est inutile : l’affirmation d’un développement croissant des pratiques de « copyfraud » n’a en aucune façon été démontrée, notamment lors de l’étude d’impact du projet de loi.
Le droit d’auteur est un droit reconnu internationalement dans une série de traités et de directives, mais il est limité dans le temps et nul ne peut proroger sa protection au-delà des durées inscrites dans ces textes. Les exemples fournis par les défenseurs de ce texte sont souvent issus d’exemples américains (Image de Mickey Mouse ou de Superman) et sont au surplus datés, car se sont posés à une époque où le copyright pouvait être prorogé, ce qui n’est plus le cas.
2/Dangereuse : Ce renversement de la perspective qui a toujours prévalu en matière de propriété intellectuelle entre le principe et l’exception soulève de nombreux problèmes, identifiés par un rapport récent du conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique (CSPLA). Il est évident qu’il sera source d’une insécurité juridique majeure, au préjudice de tous.
L’approche envisagée est notamment entachée de nombreuses imprécisions et omissions, s’agissant de son articulation avec le régime des droits voisins, du droit des bases de données, du droit des marques et du droit de la propriété industrielle. Son articulation avec le régime des lois de police applicables aux choses communes n’est en aucune manière précisée.
Le fait de citer les inventions, découvertes ou idées dans l’amendement, menace grandement tous les investissements de recherche et développement réalisés par nos industriels et nos start-ups dont la valorisation repose en majeure partie sur les incorporels ! Un pays qui ne protège plus la R&D et la propriété intellectuelle pousse les entreprises à se délocaliser ou à délocaliser leurs efforts de recherche, ce qui va à l’inverse de notre politique de soutien à la recherche (cf CIR ou crédit d’impôt innovation).
Plus fondamentalement encore, son articulation avec la propriété corporelle des œuvres soulève une difficulté majeure : faudra-t-il incriminer le propriétaire d’un tableau ou d’un manuscrit tombé dans le domaine public dans la mesure où il ne donnerait pas à tout un chacun accès à cette œuvre ?
3/Inopportune : Du point de vue de la défense de la création et des bénéfices économiques attendus, cette mesure aboutit à des effets exactement contraires à la finalité recherchée. Les interdictions posées en matière de constitution de droit exclusif, le risque contentieux, la pénalisation introduite par ces dispositions : tout concourt à entraver la création, en particulier en matière de droits voisins (interprétation artistique) ou d’œuvres transformatives, lorsque celle-ci est construite à partir d’œuvres tombées dans le domaine public comme cela est très fréquent.
Par exemple, l’enregistrement d’un morceau de musique ou d’une chanson qui n’est plus couvert par le droit d’auteur, ne pourra donner lieu à la commercialisation d’un CD.
Enfin, cette atteinte au fondement du droit d’auteur est extrêmement préjudiciable au moment même où la France est engagée dans une négociation européenne cruciale pour l’avenir du droit d’auteur et la défense de la création.
ActuaLitté, CC BY SA 2.0
Pour aller plus loin encore, la ministre de la Culture dénonce également le Domaine commun consenti, « encore plus déstabilisant puisqu’il permet à un auteur de renoncer à ses droits de façon irrévocable ».
Aujourd’hui, un auteur peut décider de mettre à disposition ses œuvres à titre gratuit, mais ce n’est jamais irrévocable. La disposition de l’avant-projet de loi permettrait une expropriation définitive des créateurs (dans le monde artistique, mais aussi industriel puisque la disposition toucherait les logiciels et brevets). Au vu des rapports de force économiques sur Internet, il sera facile à un intermédiaire technique placé en position dominante (tels le magasin d’application Apple ou Youtube par exemple) de conditionner l’accès à leurs services à un abandon unilatéral et irrévocable des droits d’auteur.
Au-delà du risque politique que nous prendrions à affaiblir nos créateurs et nos industriels, nous violerions plusieurs textes internationaux qui nous lient, tels que la Convention de Berne, l’accord ADPIC (OMC), la directive relative à la durée de protection du droit d’auteur 2006/116/CE, ou encore la directive logiciel de 1991 pour ne citer que quelques exemples.
Enfin, je vous rappelle que le Code de la propriété intellectuelle reconnaît d’ores et déjà aux auteurs la possibilité, dans des conditions précisément encadrées, de mettre leurs œuvres gratuitement à la disposition du public. L’article L. 122-7-1 précise en effet que : « L’auteur est libre de mettre ses œuvres gratuitement à la disposition du public, sous réserve des droits des éventuels coauteurs et de ceux des tiers ainsi que dans le respect des conventions qu’il a conclues. »
Il faudrait alerter les députés : les conseilleurs ne sont pas nécessairement les payeurs...
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