Souvent présentée comme une révolution, l’arrivée massive des influenceurs dans les processus de promotion du livre a désormais presque une décennie. Avec le temps, les usages des blogueurs bookstagrammeur et booktubeur se sont codifiés, des réseaux se sont créés et des partenariats durables ont été mis en place avec les maisons. Mais alors qu’en 2019 la rémunération des influenceurs sur Instagram atteint de nouveaux sommets, le travail des chroniqueurs numériques, dans leur immense majorité, reste bénévole. Les influenceurs littéraires pourront-ils un jour prétendre à une professionnalisation ?

Ces dernières semaines, le #payetonblogueur a refait surface sur les réseaux sociaux, ressuscitant un débat qui agite le monde des influenceurs littéraires depuis quelques années. En effet, si les partenariats rémunérés entre les créateurs de contenus et les marques semblent clairement établis dans de nombreux domaines, comme la mode ou les produits cosmétiques, les relations qu’entretiennent les blogueurs avec les maisons semblent s’arrêter à des liens semi-professionnels, où il est extrêmement rare de mettre en place une tarification.
Désormais au cœur de la promotion des ouvrages, alors que toutes les grosses maisons ont des services dédiés aux développements web, les chroniqueurs numériques ne sont toujours pas reconnus comme de vrais acteurs de livre. Il est temps de s’interroger sur cette spécificité française.
Des débuts difficiles
« Il y a 6 ans c’était une stagiaire et une attachée de presse qui s’occupaient des relations avec les influenceurs, il n’y avait pas vraiment de stratégie établie », explique Auxane Bourreille, en charge de la communication web pour Sonatine Editions. Pour elle, si le phénomène des chroniqueurs 2.0 remonte au début des années 2010 avec l’apparition des blogueurs, l’intérêt des éditeurs pour le milieu est finalement assez récent.
« Les blogueurs pouvaient éventuellement se manifester aux maisons pour demander des services de presse, mais on ne faisait pas suite systématiquement » se souvient Mickael Palvin, le directeur marketing Albin Michel, qui souligne qu’à l’époque, l’influence de ces communautés désorganisées sur les lecteurs était difficilement mesurable. Il faudra attendre l’arrivée de YouTube et d’Instagram pour que les éditeurs aient cette fois une vue directe sur la volumétrie des comptes. Le nombre d’abonnés, de vues et les likes permettant de calculer le potentiel de prescription d’une chronique, ou d’une vidéo, réalisée par le créateur de contenu.
Cependant alors que les entreprises de vêtements ou de cosmétiques, pour ne citer qu’elles, s’emparaient de ces nouveaux moyens de communication dès leur apparition, les maisons ont pris un temps conséquent avant de développer des stratégies spécifiques à ces nouveaux médias. Et les premières tentatives de contact ne sont pas toujours finement menées. «Au début, quand ma chaine YouTube a commencé à vraiment bien marcher, toutes les maisons d’édition m’envoyaient leurs SP sans prendre en compte ce que je lisais, sans faire attention aux propos de ma chaine ni même me demander mon avis» se souvient Emilie Bulle Dop, Booktubeuse historique.
De l’ombre à la lumière
À cette époque, les influenceuses peuvent ressentir une forme de mépris de la part des éditeurs. Elles n’ont pas d’interlocuteur à proprement parler au sein des maisons et leurs mails restent souvent sans réponse. Il va falloir l’action conjuguée de plusieurs blogueuses d’influence pour que les choses changent. Comme l’explique Mickael Palvin « c’est notamment grâce à Nine Gorman et Émilie Bulle dop que j’ai pu mieux connaitre leurs attentes ; en 2016 elles se sont fait les porte-voix d’une forme d’ignorance de la plupart des maisons d’édition, à partir de là nous avons gardé contact et Albin Michel leur a ouvert leur porte ».
C’est ensuite par l’intermédiaire des évènements littéraires et en particulier du Salon de Montreuil que des relations commencent à naitre. Les blogueurs influents sont rapidement invités à des cafés et des rencontres auteurs où, munis de leurs caméras, ils peuvent faire connaitre à leur audience les dessous du monde du livre.
Cette reconnaissance de leur importance est en quelque sorte symbolisée par le succès du prix des blogueurs. À l’initiative entre autres d’Agathe Ruga, aka Agathe the Book, la première édition du prix a eu lieu en 2017 dans la libraire de l’Instant, et réuni quelque 40 personnes. Tout juste un an plus tard, pour sa seconde édition, les organisatrices n’auront aucun mal à remplir les spacieux locaux de la libraire Ici sur les grands boulevards à Paris.
Aujourd’hui la majorité des influenceurs littéraire se retrouvent sur Instagram, leur compte servant pour beaucoup de vitrine à leur ancien blog. Les chroniqueurs 2.0 ont su trouver leur place, proposant leurs contenus à un public différent de celui auquel s’adressent les journalistes professionnels. Ces prescripteurs numériques savent animer une rencontre auteur, monter et partager des vidéos, gérer une communauté parfois importante et faire découvrir des ouvrages à travers des formats propres aux réseaux. Pour la plupart, le temps passé à lire et à travailler leur contenu s’ajoute à des études ou à une profession plus traditionnelle. Enfin, un certain nombre d’entre eux sont en relation avec plusieurs éditeurs et affirment recevoir des pressions pour rendre des chroniques en temps et en heure.
Entre ces compétences acquises et les exigences de certaines maisons, il ne semble pas complètement aberrant de parler travail pour qualifier l’activité de ces créateurs de contenus. Et tout travail mérite salaire.
Une simple question de budget ?
La difficulté de la rémunération des influenceurs du livre et donc la finalité de leur professionnalisation semble liée à une série de problèmes structuraux. Le premier et le plus évident tient aux budgets des maisons. Les partisans de #payetonBlogueur prennent souvent l’exemple du milieu de l’influence littéraire aux États-Unis, où la tarification de la chronique est parfaitement intégrée. Mais l’audience des chroniqueurs numériques anglophones est beaucoup plus importante et les moyens que peuvent déployer les maisons ne sont pas les mêmes non plus.

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Les difficultés de la mise en place d'une tarification ne sont cependant pas uniquement liées à l'argent. Comme le souligne Mickael Palvin « prescrire un livre est beaucoup plus difficile que de conseiller l’achat d’un rouge à lèvres ». « Un ouvrage, au-delà de son prix, représente 8 à 10 heures de lecture, un coût que très peu d'abonnés peuvent payer ». « Beaucoup de ceux qui lisent les chroniques ont un peu l’impression d’avoir déjà lu le bouquin ». Pour lui, si les comptes ont grimpé avec le temps, en termes d’influence Bookstagram reste une sorte de grand entre-soi, un circuit fermé qui touche un public spécifique. « Bookstagram est très utile, mais il a un rôle d’amplificateur, pas de déclencheur, je ne peux pas faire démarrer un livre en m’appuyant seulement sur ce réseau .»
Si la professionnalisation des influenceurs et la monétisation de leur contenu s’annoncent complexes, il reste que de plus en plus de maisons mettent en place des partenariats, transformant des envois de service presse parfois hasardeux en relation semi-professionnelle sur le long terme.
Vers une normalisation des rapports
« C’est vraiment lors du lancement du comité de lecture de Robert Laffont avec la collection R qu’on a vu le tournant », affirme Opalyne, qui a commencé sur booktube il ya 5 ans, « iIs ont fermé leur groupe Facebook et ont lancé leur club de “serial reader”, avec pas mal de conditions, ça avait fait un tollé à l’époque ».
Depuis trois ans cette tendance se généralise et la majorité des bookstagrameurs influents font désormais partie d’un comité de lecture. Le 22 juin, les éditions Sarbacanne lançaient le leur. Pour Manon Huber, la responsable presse et réseaux sociaux de la maison, il s’agit avant tout d’un processus de rationalisation des rapports. « je reçois environ 10 nouvelles demandes de service presse par semaine de la part d’influenceurs, le comité de lecture c’est pour se retrouver un peu dans tout ça, avoir un fichier de contact motivé, qui nous suit vraiment, et ne pas envoyer des livres à n’importe qui ».
Selon Opalyne beaucoup partagent l’idée selon laquelle faire partie d’un comité de lecture est un privilège : « Les maisons profitent un peu de ça, elles présentent les services presses, ces livres d’utilité professionnelle, comme des cadeaux aux influenceurs, et organisent des comités de lecture comme des concours avec des gagnants ».
INSTAGRAM : Livraison de mots :
Profession, Bookstagrammeur
Cette volonté de nouer des partenariats que l’on retrouve du côté des éditeurs comme du côté des influenceurs semble liée à un besoin de nouer des liens plus professionnels. Cependant malgré ce changement structurel, peu d’influenceurs demandent à monnayer leurs servicse, comme le confirme Ayxane Bourreille des éditions Sonatine, qui assure n’avoir reçu aucune demande de rémunération en trois ans.
Si l’esthétique des publications bookstagram semble avoir des codes gravés dans le marbre, les bougies et les chats faire partie de la constitution même de cet univers, cela ne signifie pas pour autant que les influenceurs ont tous la même vision de leur activité. Le débat fait rage même au sein même de la communauté et plusieurs avis divergent.
Un milieu disparate
« Moi je milite vraiment pour la rémunération des créateurs de contenu, même si je sais que les budgets de l’édition ne sont pas les mêmes que dans d’autres secteurs, et que l’impact des influenceurs du livre est moindre aussi » affirme ainsi BulleDop. Pour la BookTubeuse c’est un travail qui doit se faire des deux côtés : les maisons d’édition devraient arrêter de profiter de la « passion » des influenceurs, mais c’est aussi aux blogueurs de prendre conscience de leur valeur et d’arrêter d’accepter des conditions contraignantes. « Si déjà les influenceurs arrêtaient de se vendre pour un service presse, ça améliorerait les choses... »

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Bookstagram : organiser sa publication, pour
plus de likes et de commentaires
Toutes les trois ont bien conscience que les maisons d’édition françaises n’ont pas énormément de moyens a consacrer aux influenceurs et que les rémunérations ne seront pas systématiques. Mais Opalyne souhaite simplement que le milieu devienne plus sain, moins hypocrite, que les influenceurs prennent conscience de leur valeur marketing, sans forcément se professionnaliser.
Plus pessimiste, Kevane prévoie que ceux qui arriveront à vivre de cette activité seront rares : « de plus en plus de gens ouvrent un compte c’est vrai, mais pour moi ceux qui proposent réellement du changement, des stratégies marketing adaptées et qui travaillent en ayant conscience de faire partie de la chaine du livre dans son ensemble resteront des exceptions ».
Le statu quo ?
Pour Mickael Palvin, la situation telle qu’elle se présente actuellement convient à l’immense majorité des acteurs en présence : « Ce que je peux vous dire c’est que ces services, ça nous fait du bien à nous éditeurs, les auteurs sont ravis d’avoir des avis de leur public, et les influenceurs qui sont passionnés de lecture sont heureux d’avoir des auteurs en face d’eux et de contribuer à leur succès ».
Si faire bouger les choses risque de ne pas être à l’ordre du jour, il semble cependant que beaucoup ressentent une certaine insatisfaction et que le sujet soit toujours en débat. Un des problèmes majeurs étant que ceux qui souhaitent se professionnaliser ont souvent un pied dans l’édition et prendraient des risques en prenant trop parti pour une rémunération plus systématique, « c’est difficile de donner un coup dans la fourmilière quand on veut en faire partie » conclut ainsi Opalyne.
Cependant, si vivre de l’influence littéraire ne semble pas chose aisée, elle est possible comme le prouve Bulle Dop depuis 4 ans. « Je suis micro-entrepreneuse, chaque mois est complètement différent, je propose beaucoup de prestations différentes : je vais avoir des périodes ou je travaille énormément pour des contrats, et des périodes plus tranquilles où je me consacre au développement de nouveaux projets, sans forcément de l’argent à la clé ». La créatrice de contenus s’est professionnalisée progressivement en apprenant sur le tas, et semble aujourd’hui avoir atteint une forme d’équilibre.
Étant elle-même membre de la Ligue des auteurs professionnels depuis ses débuts, elle souligne l’importance de comprendre l’écosystème du livre dans son ensemble. Pour tous ceux qui souhaitent se lancer, elle conseille d’innover en permanence, surtout que Bookstagram ne semble pas éternel : « Je pense que bookstagram est déjà en train de perdre en puissance et qu’il est nécessaire de s’adapter rapidement. Moi mon but c’est de désacraliser le livre, ça fait partie de notre rôle d’apporter de nouvelles choses....Un réseau, ça marche très bien pendant un temps, mais sur internet tout va très vite... . »
Crédit photo : Millet, Les Glaneuses, 1857, musée d'Orsay
Commentaires
Rita des Roziers, le 04/12/2020 à 21:00:50
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NAUWELAERS, le 10/07/2020 à 21:10:56
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Toinou, le 11/07/2020 à 08:05:20
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Bof, le 11/07/2020 à 08:28:07
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Ana, le 11/07/2020 à 22:14:33
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NAUWELAERS, le 12/07/2020 à 00:47:22
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NAUWELAERS, le 12/07/2020 à 11:05:52
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Forbane, le 12/07/2020 à 19:10:08
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