Dans le programme du 2e Forum de Tokyo organisé par l’AFDEL, Association française des éditeurs de logiciels et solutions internet, il y avait une table ronde consacrée à « La grande transformation numérique : le début de la maturité ? » autour de « grands acteurs du secteur du Livre et de la Musique », parmi lesquels aucun éditeur. Un problème d'agenda ?
Le 30/11/2015 à 10:36 par Frédéric Georges
Publié le :
30/11/2015 à 10:36
Forum de Tokyo 2015 - ActuaLitté CC BY SA 2.0
Que ce soit dans le programme ou dans le contenu du livre blanc sobrement intitulé « Numérique : de nouveaux horizons pour la culture » on ne peut qu’être frappé par l’impression qu’une rencontre n’a finalement pas eu lieu. Que les éditeurs de logiciels n’ont pas parlé avec leurs homologues du papier. On arrive donc à un constat un peu triste : les éditeurs de logiciels voudraient faire de l’édition une nouvelle terre d’opportunités, mais, ne connaissant pas la réalité du terrain, leurs propositions sont, au mieux idéalistes, au pire franchement étranges.
Ainsi dans son introduction Loïc Rivière, Délégué général de AFDEL, pointe du doigt les « efforts des grands éditeurs pour freiner le développement du livre numérique ». Introduire un débat en expliquant que les principaux acteurs font de tels « efforts » en dit long sur le biais pris dans la rédaction de ce livre blanc. Tout comme la présentation des « indépendants » qui représenteraient « la moitié du marché ». Cela pose deux questions : qui sont ces indépendants ? et de quel marché parle-t-on ?
Manifestement on assiste, une fois encore, aux conséquences de la mauvaise interprétation de l’étude du syndicat des éditeurs américains sur les ventes d’ebooks. L’étude se limitait aux seuls ebooks vendus par les membres du syndicat et n’incluait pas tout le secteur des pure-players numérique et surtout des auteurs autoédités. Les marchés français et américains sont tellement différents qu’il aurait été intéressant que le lecteur puisse savoir de quoi et d’où on parle précisément.
Les acteurs du Livre sont présentés comme « tétanisés » et ne « croyant pas au développement de ce marché », tandis que les Start-ups qui innovent devraient être soutenues, car porteuses d’avenir et sont le « début d’une réponse industrielle nationale à ces défis. » Enfin il faudrait que les éditeurs français « jouent le jeu et considèrent les Start-ups françaises comme des alliées, et non des rivales. » Raisons pour lesquelles, sans doute, aucun éditeur n’a été convié à débattre de ces questions lors du Forum.
Il est vraiment trop facile de présenter les éditeurs comme des dinosaures bouffis de suffisance regardant passer le train de la modernité dans lequel se trouvent les start-ups innovantes. Les éditeurs ont sans doute de nombreux défauts et travers, mais on ne peut pas leur reprocher de rester les mains dans les poches face à la transition numérique. Ils ont par exemple créé des plateformes de diffusion, des offres de lecture en streaming…
Le marché du livre numérique est certes arrivé à une certaine maturité aux États-Unis, mais en France c’est loin d’être le cas. Et si les éditeurs ne sont pas tous en train de faire la farandole avec des start-ups pour innover dans tous les sens c’est, peut-être, parce que l’édition est un métier dans lequel le matériel à son poids.
L’exposé des données chiffrées du secteur du Livre doit sortir d’un chapeau (aucune source n’est affichée) et semble de toute évidence adapté au marché américain.
Les données et chiffres variés utilisés pour se demander si la France est en panne de stratégie sont incompréhensibles, voire contradictoires. Dans un pavé, des données Gfk donnent un chiffre d’affaires de 135 millions € pour le livre numérique tandis que le graphique Gfk juste en dessous parle de 64 millions. Passons sous silence les 5 % de chiffre d’affaires qui représentent 1,6 % des ventes en valeur (les ventes en valeur étant le chiffre d’affaires en temps normal).
Les trois scénarii d’évolution du marché français numérique à l’horizon 2017 sont un concentré d’idées reçues « Digital natives » et de phrases dénuées de sens comme « Lecture numérique réservée à de gros lecteurs et peinant à convaincre le grand public ». Quand ce ne sont pas des conditions qui sont déjà caduques : « Maintien du succès des liseuses »... On trouve aussi des conditions bien mystérieuses comme « Forte baisse du prix moyen des livres numériques et essor des abonnements illimités » qui doit permettre une croissance de 29 % par an jusqu’en 2017.
Bienvenue dans la fracture numérique - ActuaLitté CC BY SA 2.0
En prenant l’exemple d’une division par deux du prix de vente moyen, il faudrait augmenter les ventes de 258 % pour atteindre l’objectif d’une croissance de 29 %. Si c’était facile ou simplement faisable, même les éditeurs papiers s’y seraient intéressés. Quant à l’abonnement en "illimité" il est permis de douter de la viabilité du concept tel qu’il a dû s’adapter à la loi sur le Prix unique du livre. Si le prix moyen des livres disponibles dans ce type d’abonnement est, par exemple de 8 € et que le prix mensuel de l’abonnement est de 10 €, il ne faut pas être ingénieur en aéronautique pour comprendre que la plateforme perd de l’argent dès qu’un client lit deux livres. Il y a certes une moyenne entre les petits et les gros lecteurs, mais l’équilibre est pour le moins précaire.
Autre facteur de croissance supposé, la concentration des plateformes de distribution combinée à une meilleure interopérabilité. L’interopérabilité n’est pas directement du ressort des éditeurs qui sont de toute façon assez mal armés pour influencer des sociétés comme Apple et Amazon, par exemple, qui, par coïncidence, sans doute, font leur miel des prix bas et de la concentration des plateformes vu qu’ils touchent une commission d’une trentaine de pourcents sur tout ce qui se vend chez eux. Donc pour développer le livre numérique la solution proposée est de renforcer les gros au détriment de la diversité des moyens de distribution.
Dans le chapitre consacré à la lecture en streaming, il y a visiblement confusion entre le support de lecture et le type d’abonnement, l’illimité est érigé en panacée que refusent les éditeurs qui ne veulent pas subir de perte de valeur même temporaire. Comme si une fois détruite la valeur se reconstituait magiquement.
Vient ensuite une charge étonnante contre le prix unique du Livre, la fameuse loi Lang, qu’il faudrait assouplir, car ce serait l’outil des éditeurs pour freiner le développement du marché. En utilisant des chiffres sortis du chapeau d’Amazon selon lesquels un passage de 13.99 $ à 9.99 $ augmenterait les ventes de 74 %, la question de la destruction de la valeur du livre et de tout ce qui est nécessaire à sa réalisation est passée à la trappe. Notons tout d’abord qu’avec les chiffres cités l’augmentation du chiffre d’affaires n’est pas de 74 %, mais, de 24 %, c’est beaucoup certes, mais bien moins qu’il n’y parait de prime abord. Et surtout ces chiffres ont été avancés par Amazon pour faire la démonstration du bien-fondé de leur business model qui n’est, faut-il le rappeler, pas celui de l’édition française.
Il s'était caché... - ActuaLitté CC BY SA 2.0
Le passage sur les conséquences de l’accord entre les cinq plus gros éditeurs américains et Amazon aux USA qui permet une reprise en main des prix par les éditeurs est strictement incompréhensible pour qui s’est intéressé un tant soit peu au livre en France ces dernières années. Le livre numérique a lui aussi un prix unique, mais rien n’empêche un éditeur de faire varier ce prix aussi souvent qu’il le juge nécessaire tant que le prix est le même chez tous les revendeurs.
La remise à plat de la question des droits d’auteurs que ces derniers sont supposés attendre de l’accord avec Amazon (aux USA une fois encore) est extrêmement étrange à son tour, car les droits d’auteurs ne sont JAMAIS calculés sur les bénéfices de l’éditeur. C’est un pourcentage du prix de vente public hors taxe et font partie des charges des éditeurs. Un auteur qui signerait un contrat lui assurant un pourcentage sur les bénéfices serait un peu comme un état qui attendrait de recevoir des impôts de la part des GAFA…
Il serait possible de poursuivre ad nauseam dans le même registre, mais au fond ce qui transparaît de ce livre blanc est que les start-ups qui se lancent dans l’univers du Livre devraient commencer par s’intéresser à la façon dont les éditeurs travaillent au quotidien. En examinant ce à quoi ils sont confrontés avant de s’intéresser à la mise en place d’un business model et d’un business plan, les start-ups pourraient proposer des solutions adaptées au livre et qui seraient complémentaires de l’édition traditionnelle.
Mais pour cela il faudrait qu’il y ait un vrai dialogue, de vraies rencontres. Tant que la tendance sera d’essayer de placer des startups en position d’intermédiaire rémunéré pour un service souvent inutile il sera difficile pour les éditeurs de les prendre au sérieux et donc de travailler avec elles.
Commenter cet article