Libraire durant 10 années, à Acheres dans les Yvelines (Librairie Neverland, aujourd'hui fermée), Mélanie Le Saux a découvert comme d'autres la liste du prix Renaudot. Son sang n'a fait qu'un tour. « Je ne suis peut-être pas la plus légitime, mais mon écœurement a pris le dessus et j’ai écrit une lettre ouverte au jury du Prix Renaudot », indique-t-elle.
David, hilare, après avoir triomphé de Goliath - domaine public, d'après Caravage
Dans le même temps, l’association Lil – Libraires indépendantes de Lorraine –, qui regroupe les libraires du Grand Est, réfléchit à un boycot du prix Renaudot, par un retour massif des livres présentés dans la liste. Un autre mouvement d'agacement, qui rejoint celui de Mélanie Le Saux.
Dans une lettre ouverte, elle explique ce ras-le-bol, cette exaspération, face au choix des jurés de retenir un titre commercialisé en autopublication, via Amazon. Une injure ? Face à une situation impossible, les libraires protestent. « Merci de faire suivre si vous la pensez digne de l’être... Et si des libraires voulaient me faire l’honneur de la soutenir, peut-être aurions-nous l’opportunité de la faire publier dans les médias. Seule je ne suis rien. »
Madame, Messieurs, c’est avec stupéfaction, incrédulité d’abord, indignation ensuite que j’ai découvert que vous aviez choisi de sélectionner un livre auto-édité chez… Amazon.
Autant dire que si cet ouvrage gagne le prix, et même s’il ne l’emporte pas d’ailleurs, les libraires se verront contraints de le commander chez leur concurrent le plus féroce. Celui-là même qui se targue d’éradiquer toutes les librairies, puis les éditeurs, pour avoir le monopole du circuit du livre.
Merci, donc, à vous président Frédéric Beigbeder, à Patrick Besson en particulier, qui a amené et défendu le livre en question, et aux autres. Merci madame Bona, messieurs Giudicelli, Giesbert, Chateaureynaud, Le Clézio, Pancrazi, Gardel et Garcin d’avoir créé ce précédent, d’avoir ouvert la porte bien grande à la « bête »…
Alors bien sûr une question se pose. Sous prétexte de défendre un (peut-être) bon livre, de soutenir un auteur rejeté par le même milieu de l’édition qui l’avait jadis publié, de montrer du doigt je cite « l’israélophobie délirante des éditeurs traditionnels »… Vous êtes prêt à abandonner les librairies ?
Je ne peux pas croire un instant que vous soyez inconscients de la portée de votre acte, que vous ne vous rendiez pas compte que les libraires vont devoir désormais acheter et donc rapporter de l’argent à celui-là même qui veut leur fin. Je ne peux pas croire non plus que vous pensiez sérieusement, tout comme l’auteur, qu’Amazon puisse être garant du pluralisme que nous chérissons tous (et ne nous trompons pas de bataille, en aucun cas il ne s’agit de se battre contre l’auto-édition mais bien contre le géant américain, dont la nocivité, n’a plus à être démontrée…)
Car enfin le message que vous envoyez signifie que la librairie serait désormais superflue, libraire une profession en voie de disparition, un métier qui prendra place demain entre le cocher de fiacre et le poinçonneur des Lilas.
Alors je veux être « bienveillante » et m’interdire de penser qu’il n’est ici question que d’un coup de buzz, mais dans ce cas pourquoi Amazon ? Pourquoi pas n’importe quel autre auto-éditeur ?
Je peux également être optimiste (après tout, ouvrir et tenir pendant 10 ans une librairie en banlieue sans me payer…) et continuer à travailler sur un nouveau projet, dans une autre banlieue qui m’accueille.
Mais je ne dois pas être naïve… Comment aborder aujourd’hui ce métier si passionnant autant que difficile, si désormais la trahison vient de ceux qui devraient être les premiers défenseurs des libraires, ces libraires qui depuis toujours œuvrent en faveur de la diffusion du livre.
Ceux-ci devront-ils à leur tour boycotter le livre auto-édité, le Prix, voir les auteurs composant le jury, pour se faire entendre ? Certains commencent déjà à le murmurer… Mais de ce fait Amazon aurait déjà gagné. Heureusement beaucoup d’auteurs nous ont fait part de leur soutien, et je me garderais bien de les mettre tous dans le même sac !
Libraire pendant 10 ans et désireuse de le redevenir, je refuse de baisser les bras, je veux continuer à me battre, mais pourrais-je le faire dans un monde où désormais Amazon peut remporter un prix et nous balayer sans que cela ne choque personne ? Dans un monde où, je viens à peine de l’apprendre, le ministère de la Culture proposerait un pass culture jeunesse de 500 euros, dont seulement 100 pour les livres, à dépenser y compris chez Amazon.
Madame, Messieurs, il ne me reste plus qu’à espérer que les autres membres des jurys littéraires ne suivront pas votre détestable exemple.
Mélanie Le Saux
Marie-Pierre Reibel, coordinatrice de l’association LIL, jointe par ActuaLitté, nous indique que, pour l’heure, « nous n’avons pas encore de position officielle. Plusieurs libraires adhérents ont, en signe de protestation, retourné les ouvrages de M. Besson, mais avant de mettre en place une action collective, nous attendons un peu ».
De fait, l’ouvrage pointé par les libraires, commercialisé via Amazon, avait été largement soutenu par Patrick Besson, juré du prix Renaudot. « Les libraires attendent surtout la deuxième liste, pour tâter le terrain. Si ce fameux livre est toujours présent, alors il y a de fortes chances que ce ne soient pas que les livres de M. Besson qu’ils retourneront. »
Et d’indiquer, surtout, qu’il ne faut pas se méprendre sur la démarche. Le problème n’est certainement pas celui de l'auteur autopublié, mais « bien la plateforme sur laquelle elle est pratiquée. Les gens n’aiment pas l’entendre, quand ils sont clients d’Amazon, mais en achetant là, il cautionnent l’optimisation fiscale, autant que des pratiques qui ne sont pas propres, vis-à-vis des salariés ».
Elle poursuit : « Nos emplois sont tous corrélés les uns aux autres, avec un impact sur les fournisseurs – les éditeurs en l’occurrence – qui sont significatifs. En achetant local, c’est leur propre emploi qu’ils préservent. » Dans le grand Est, plusieurs libraires ont rapidement réagi en choisissant le boycott pur et simple. Nous attendons désormais de plus amples informations.