Il faudrait probablement la verve d'un André Manoukian pour rendre compte de ce que la Maison de la poésie proposait hier. Serge Teyssot-Gay, guitariste et Michel Bulteau, écrivain, se retrouvaient sur scène pour une expérience chamanique de composition en temps réel, où la distorsion se mêlait à la lecture. Un spectacle unique, qui a le goût d'un éphémère inoubliable. Si, si.
Le 28/11/2013 à 11:49 par Nicolas Gary
Publié le :
28/11/2013 à 11:49
Serge Teyssot-Gay
Ancien guitariste du groupe Noir Désir, Serge Teyssot-Gay arrive sur scène pieds nus, son bras gauche largement tatoué de rouge. Devant lui, un hémicycle de pédales qui accompagneront ses multiples recherches sonores. Dès les premières notes, avant même que Michel Bulteau n'entame sa lecture, on comprend déjà que la cérémonie d'envoûtement a commencé.
Les mouvements, tant de l'instrument que de l'homme, forment un rituel. Gestes maîtrisés, déplacements simples, réguliers, la danse appelle les mots autant qu'elle fait jaillir les sonorités les plus resserrées.
Michel Bulteau se présente au public debout, dans un costume sombre, veste boutonnée comme un William Burroughs, à qui il dédiera la lecture. Cet « explorateur des régions psychiques encore vierges », comme a pu le dire l'auteur américain, a une voix posée, qui ne vacille pas, quand même le texte s'enfonce dans des abîmes de noirceurs. C'est que l'on raconte tout de même comment une danseuse se fait décapiter, et que sa tête passe au four... Entre autres choses.
Et puis, l'alchimie commence : la récitation litanique est ponctuée d'éclats musicaux, tandis que le poète-guerrier, armé de ses six cordes habite la scène dans cette gestuelle magique. Le rythme est impulsé : loin des tournoyants derviches tourneurs, ses pieds vont d'avant en arrière, tandis que le manche se déplace de gauche à droite - quand ce n'est pas sur ses genoux qu'il pose la structure pour frapper sur le chevalet.
Chevalet parfois maltraité pour des vibratos improbables, cordes frappées ou caressées par un archet pour des hurlements ou des plaintes lancinantes. La composition se fait en temps réel : l'enchantement est tout aussi immédiat.
Apollon décapité et jeté à terre
Les deux hommes n'en sont pas à leur coup d'essai : le duo s'est réuni à plusieurs reprises depuis 2010 à Paris pour la première fois, puis à Mexico, ou Orléans... Aucun regard, ou presque, entre l'homme de musique et l'homme de mots, puisque la scène les réunit : le partage de l'espace où se combinent leurs mélopées n'est pas une bulle exclusive. Le public est happé : « Sorcellerie et magie sont les deux seules vérités », entend-on. Et voilà que l'émotion poétique agit.
Le livre, Un héros deNew York (Ed. La Différence, 2003). C'est avant tout la mythologie d'un auteur, qui se proclamait à la fin des années 80 « dernier poète classique ». Et qui reprend ici les rues de New York, ses quartiers, les promenades sur East River et les appartements crasseux d'une génération hors normes
Dans Un héros de New York ou Comment je me suis donné au diable, Michel Bulteau tente de retrouver dans le New York d'aujourd'hui la ville où vécut Patrick Geoffrois, qui défraya la chronique dans les années quatre-vingt-dix. Les quartiers ont-ils changé ou bien les temps présents ne permettent-ils plus l'émergence d'un tel récit ? Histoire folle, en vérité, que celle de ce poète et musicien, dealer pour rock stars, qui joua au mage noir dans le Lower East Side.
L'affaire fit grand bruit car on le soupçonna d'être à l'origine du meurtre rituel d'une danseuse découpée en morceaux. Sur les traces de cette démence qui s'achève dans les affres du sida, en 1994, l'auteur recherche les sensations d'une époque révolue où folie et mort rimaient avec jeunesse.
Probablement parce que Michel Bulteau partit en 1976 pour New York, qu'il y rencontra les auteurs de la Beat generation, autant que des peintres pop ou des musiciens punk, la lecture plonge dans l'effroi, dans un sur-monde ; pourtant, elle raconte les sous-bassements de créatures venues de l'underground. Le chamanisme muscial se double d'un récit orphique, d'un alchimiste new-yorkais qui cherche à éprouver le réel.
Le temps s'étire, les sons virevoltent, le monde retient son souffle : l'objet est incontestablement poétique, immanquablement éphémère. Et comme le conclura Serge Teyssot-Gay, la représentation « n'aura peut-être plus jamais lieu, ou dans tous les cas, pas sous cette forme ». L'initiation est achevée, les spectateurs abasourdis ne se pressent pas pour sortir, soucieux de conserver encore un peu de cet instant.
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