« “État des lieux de la librairie”. Cela aurait pu être : “Quel avenir pour la librairie ?”, ou pire : “La librairie a-t-elle un avenir ?”, tant la conjonction d’une baisse du chiffre d’affaires de la filière, conjuguée à la montée du chiffre d’affaires des ventes de livres papier par internet avec le spectre de la lecture sur liseuse et tablette effraie la profession. »
Denis Mollat intervenait dans le cadre des Assises de l’édition suisse et francophone au Salon du livre de Genève. PDG de la librairie bordelaise du même nom, il n’a pas caché les dangers qu’encourt la profession : c’est un tableau sans concession qu’il a brossé du métier de libraire, avec ses paradoxes, et quelques solutions pour son futur.
Denis Mollat - ActuaLitté, CC BY SA 2.0
Parce qu’il importe de rappeler l’exercice de jonglerie du libraire, « celui d’un médiateur qui aide le client, dans un dédale d’œuvres, à “trouver ce qu’il ne cherche pas”, à la fois mémoire vivante du patrimoine littéraire et guide pour découvrir une actualité littéraire de plus en plus abondante ». Et dans le même temps, un commerçant, « soumis à la réalité du marché, qui doit générer un chiffre d’affaires et gérer la rotation de ses stocks ».
Face au chiffre d’affaires d’Amazon, estimé entre 480 et 530 millions € en France, les librairies de métropoles résistent au fonds dont elles disposent. Mais au cours des dernières années, la vente sur internet est devenue un concurrent direct auprès des grands lecteurs. Les stocks infinis, ou presque, que doublent les marketplaces, offrent aux acteurs du net une plus grande présence, « et représentent désormais bien au-delà de 10 % du marché ».
Alors que le fonds était auparavant « chasse gardée des libraires », les opérateurs internet deviennent en plus « les mieux placés pour conquérir le marché toujours balbutiant du livre numérique ».
Et pourtant, note le PDG, la librairie résiste, pour les raisons que l’on sait : la loi Lang 81, instaurant un prix unique du livre, et sa petite sœur de 2011, qui a appliqué la même recette au livre numérique. Il y eut une autre tentative en 2014, pour interdire le cumul de la remise des 5 % et de la gratuité des frais de port, mais cette législation n’a pas pleinement démontré son efficacité. « Pour autant, les piliers de la librairie sont fortement ébranlés par l’évolution du marché », indiquait Denis Mollat.
C’est la désintermédiation qui sévit : réseaux sociaux, blogs, sites spécialisés, sont autant de filtres qui pourraient remettre en cause la fonction de médiateur – mais dont la librairie peut encore s’emparer. L’autre point, plus inquiétant, c’est l’appauvrissement de l’offre. « On demande toujours au libraire le livre qu’il n’a pas ! », résume avec une note d’humour le PDG de la plus grande librairie française. Et de fait, entre 1970 et 2007, on observe une augmentation de l’offre de 175 % : comment suivre, quand cette hausse se poursuit ?
Et dans le même mouvement, un effet pervers de l’office se déploie, « le gonflement des stocks au détriment des livres du fonds qui sont l’élément important de l’image immatérielle de la librairie. Les ouvrages de fonds représentent maintenant une très forte proportion des ventes d’Amazon ». Ajoutons la hausse régulière des charges, et la coupe semble pleine…
Mais Denis Mollat suggère à ses confrères quelques pistes pour faire face à l’avenir. Tout d’abord, « se penser comme gestionnaire et vendeur, et pas seulement comme gardien du temple de la culture ». Autrement dit, mieux négocier, « plus fermement avec les éditeurs les niveaux de remise et le poids de l’office ». Et « gérer plus efficacement encore le stock en affinant son assortiment grâce à l’analyse des données de vente ».
Alors que 20 % des libraires ne disposeraient pas de gestion informatisée de leur stock, Amazon a lui bâti « son empire sur l’exploitation de ses métadonnées clients ». Et toutes ses recommandations ne reposent que sur des statistiques commerciales, savamment calculées par des algorithmes.
L’autre approche passe par cette idée que de devenir « des espaces culturels à part entière ». Les librairies labellisées LIR ont opéré les plus belles performances au cours des années passées, quand les établissements de second niveau sont les plus frappés. L’animation est donc la valeur essentielle : depuis 1984, une salle de rencontre est aménagée dans la librairie Mollat, qui démultiplie les rencontres et le recours aux outils numériques.
Depuis les vitrines florissantes et riches, en passant par la stratégie de réseaux, jusqu’à Instagram, la librairie Mollat s’est largement ouverte aux outils qui touchent le public, et parviennent à le faire venir aux livres.
C’est ainsi que le troisième axe se développe, « une stratégie ambitieuse sur la distribution en ligne et le livre numérique ». Si la révolution numérique finira par gagner tous les secteurs, « nombreux sont encore les libraires qui font le dos rond ». Pourtant, le métier est bien celui de « la connaissance et [de] la transmission du contenu, et non l’affection que l’on peut ressentir pour son contenant, l’objet papier ».
Bien entendu, on ne peut pas occulter que certains libraires trouveront leur place, et une forte présence sur le net, avec des services pertinents. Et de citer « mémorisation des moyens de paiement, bibliothèque virtuelle permettant d’accéder facilement à ses livres numériques, pour ne citer que les plus évidents, ainsi que des contenus originaux générant du trafic sur leur site, ce dont je parlais précédemment. Il a des services importants le 3D Secure pour les cartes bancaires. Le suivi-colis qui rassure les clients… »
Pour les librairies plus modestes, c’est la clientèle locale qui pourra être conquise, avec des sites en marque blanche de nouvelle génération. Et des solutions de livres numériques, avec le format interopérable EPUB, comme le MP3 en son temps, pourront ramener vers les librairies.
Et Denis Mollat de conclure : « Le libraire doit désormais entièrement repenser son métier : exploiter ses données commerciales afin d’affiner son offre, développer son rayonnement culturel, déployer sa présence sur Internet... Et surtout, y parvenir sans y perdre son âme, en exprimant en boutique comme sur le Web sa personnalité de libraire, seule capable d’offrir une alternative aux algorithmes d’Amazon. »