
Malgré l’ouverture de l’enquête et notamment d’un appel à témoin, l’éditrice Vanessa Springora était jusqu’alors la seule victime présumée de Gabriel Matzneff. Mais si la publication du livre Le Consentement a ouvert les yeux de la société sur les agissements pédophiles pourtant revendiqués par l’écrivain français, elle aura également poussé Francesca Gee à raconter son histoire.
« Je me souviens avoir pensé “elle a fait le travail, je n’ai plus à m’en préoccuper”. Mais une ou deux semaines plus tard, je me suis rendu compte que je faisais totalement partie de cette histoire » explique-t-elle.
Aujourd’hui âgée de 62 ans, elle se souvient avoir rencontré Matzneff en 1973. L’écrivain français était souvent invité aux diners que ses parents organisaient. L’avoir à sa table était une chose importante, notamment pour son père qui était journaliste britannique et qui cherchait à nouer des relations en France.
« C’était une de ces choses qui comptait beaucoup, socialement parlant, de faire partie de l’intelligentsia », souligne-t-elle. « Cela comptait davantage que de réfléchir aux effets collatéraux de la pédophilie. »
Francesca Gee était âgée de 15 ans, Gabriel Matzneff en avait 21 de plus. S’ensuit alors une relation de trois ans, mais une emprise bien plus longue : « Ce n’est qu’à l’âge de presque 35 ans que j’ai réalisé que ce n’était pas une histoire d’amour. »
Une victime réduite au silence
Cette histoire, Mme Gee a déjà voulu la raconter bien avant la parution du livre de Vanessa Springora. En 2004, cette ancienne journaliste avait en effet écrit un manuscrit sur sa relation avec M. Matzneff et l’avait soumis à plusieurs maisons.
La tentative de se faire entendre a été vaine face aux refus des éditeurs. Seul Thierry Pfister, éditeur de chez Albin Michel s’était montré intéressé à l’époque. Il s’était néanmoins résigné après avoir présenté le manuscrit à un comité de lecture. Nombreux étaient les membres réticents à publier un tel texte par rapport à l’écrivain qu’il incriminait.
Contacté par The New York Times, Thierry Pfister explique qu’à cette époque, « Matzneff n’était pas le vieux monsieur un peu isolé qu’il est aujourd’hui, il était encore à Paris avec ses réseaux, ses amitiés ». « On a pris la décision en disant, on ne va pas croiser le fer avec cette bande. Il y [avait] plus de coups à prendre que de gains à en tirer. J’ai plaidé sa cause. Je n’ai pas été suivi » justifie-t-il.
Geneviève Jurgensen était éditrice chez Bayard à l’époque où Francesca Gee avait soumis son manuscrit. Si elle affirme qu’un tel texte n’était pas conforme à la ligne éditoriale de la maison, elle estime qu’il s’agissait d’un livre bien écrit.
En 90, un éditeur refusait le livre
d'une femme sur “son” affaire Matzneff
« Ce n’est visiblement pas la qualité du livre qui était en cause », assure-t-elle. « Clairement, c’était quinze ans trop tôt. Le monde n’était pas prêt ». Et de remarquer que le texte décrit « des situations qui semblent presque mot pour mot celles que décrit Vanessa Springora ».
Des lettres comme preuve de son consentement
En effet, dans ce texte Francesca Gee abordait certains thèmes que l’on retrouve aujourd’hui dans Le Consentement. Elle utilise aussi un vocabulaire assez similaire, qualifiant d’ailleurs sa relation de « cataclysme qui s’était abattu sur moi à 15 ans, et qui devait changer le cours de mon existence ». Elle se décrit également comme « honteuse, amère, confuse ».
Et pour cause, leur relation avec l’écrivain français avait beaucoup de similitudes. Parmi lesquelles, la demande de Matzneff de recevoir des lettres de celles qu’il considérait être comme ses amours. Des correspondances dont il se servait pour prouver « [qu’] une relation d’amour entre un adulte et un enfant peut être pour celui-ci extrêmement féconde, et la source d’une plénitude de vie » (in Les Passions schismatiques)
Il en avait d’ailleurs inclus certaines dans Les Moins de seize ans en 1974, sans l’autorisation de Francesca Gee. « Aujourd’hui, je considère qu’elles m’ont été extorquées et employées comme armes à mon encontre », reprend-elle. « Il n’a cessé de se servir de moi pour justifier l’exploitation sexuelle des enfants et des adolescents » peut-on lire dans son manuscrit.
Pour rappel, Vanessa Springora avait affirmé une idée semblable dans les tribunes du Parisien. « Il a toujours fait un usage public des lettres que je lui ai écrites entre 13 et 15 ans dans ses livres, ce n’est pas une nouveauté pour moi [...] Il a toujours suscité des lettres de jeunes adolescentes pour les avoir comme preuves, plus tard. Preuves de mon consentement, de mon amour. »
Des tentatives de poursuites échouées
En plus de ne pas avoir pu se faire entendre, Francesca Gee a également échoué à porter plainte contre Gallimard. La jeune femme voulait en effet poursuivre la maison pour avoir édité Ivre du vin perdu.
L’ouvrage, désormais retiré de la vente, incluait des lettres qu’elle avait écrites à Matzneff, sans avoir donné sa permission. De plus, sur la couverture du titre apparaissait un de ces portraits. Un usage qu’elle n’avait pas non plus autorisé.
L’ancienne journaliste explique avoir fait marche arrière à cause du coût trop élevé des frais d’avocat.
Francesca Gee a annoncé qu’elle travaillait en ce moment même sur un nouveau manuscrit au sujet de Gabriel Matzneff. Surement une manière de se réapproprier son histoire, elle qui a été volontairement réduite au silence, pendant 44 ans.