Le 21/01/2019 à 08:37 par Auteur invité
Publié le :
21/01/2019 à 08:37
Dans le cadre d’un partenariat avec ActuaLitté, chacun doit produire un texte réagissant à l’actualité contemporaine. Aujourd’hui, au tour de Jade Sercomanens de poursuivre l’exercice.
9 h 43. Entrée en gare de l’InterRegio 15.
La fréquence de ces évènements les rend banals.
9 h 44. Départ de l’InterRegio 15.
En Suisse, 147 en 2017.
9 h 47. Arrêt de l’InterRegio 15.
L’évènement devrait attrister… Le côté tragique devrait toucher les sensibilités. Les émotions devraient s’éveiller dans les esprits, dans les cœurs. La réalité crue est qu’au contraire, on est agacé, frustré. Que quelqu’un décidé à se suicider sur les rails d’un train… On est en colère, on est énervé. Pour nous, il l’a décidé, qu’importe ce qui a pu l’y amener. Peu importe s’il a été poussé sur la voie par la main invisible d’une telle douleur qu’il ne pouvait plus vivre.
Humainement, c’est vrai que la mort d’un semblable devrait émouvoir. Pourtant, si l’on pleure les victimes d’un attentat, c’est rarement le cas pour un suicidé sur les voies. L’égoïsme de cette forme de mort nous renvoie à notre propre égoïsme. On se soucie plus de son emploi du temps que de la disparition d’un inconnu. Et au-delà de l’emploi du temps, on se soucie plus de son propre traumatisme que celui qui a mené à cette extrémité. Il y a bien des manières d’éteindre volontairement la lumière de son existence. Si le suicidé le fait sous les roues d’un train, il va à coup sûr se faire maudire par plus d’un.
Alors, il y a des théories. On essaie de lutter contre la vague. L’érection de grillages encadrant les rails pourrait-elle régler le problème ? Rien n’est moins sûr. Le futur suicidé, s’il est bien décidé, ira peut-être plus souvent vers les quais, plus souvent vers la foule d’inconnus dont il décidera de l’altération du cours de la journée, par l’arrêt définitif de la sienne.
Le corps mort a un potentiel plus ou moins important de traumatiser les autres. Le corps mort, et non la mort en elle-même. S’il avale une série de pilules et que le corps s’endort, presque paisiblement, qui va-t-il traumatiser ? Un moindre nombre que s’il se tire une balle dans la tête, par exemple. Dans ce cas-là, une mère, un frère, un voisin… Quiconque trouvera le corps défiguré ne sera plus jamais tout à fait le même. Et s’il se jette sous un train, la question n’est plus qui, la question n’est pas quand, la question n’est pas comment ; la question est « combien ».
Combien de premiers secours ? Combien d’étrangers ? Combien de personnes, en somme ? Mais à tous ces « combien » — là, d’autres s’ajoutent. Des « combien » plus sensibles, des « combien » plus crus, des « combien » plus pragmatiques. D’abord, la première victime collatérale…
Combien un conducteur de train voit-il de suicidés dans sa carrière ? Le sang, la chair, le corps éclaffé en un millier de morceaux disparates. Combien de bout de corps vont-ils être oubliés et trouvés ensuite ? Un doigt par-ci, une dent par-là. Combien d’heures vont-elles être perdues ? Des heures de travail, des heures d’attente, des heures chez le psy… Combien ?
9 h 57. Annonce que l’InterRegio 15 est arrêté suite à un accident de personne.
La fréquence de ces évènements les rend banals, mais pas moins traumatisants. Je vis près des rails, je prends le train, et je connais plus d’une personne qui a vu un bout de corps, qui a entendu des histoires, qui a, de près ou de loin, vécu le traumatisme lié à la souffrance d’une autre personne.
Un autre, un inconnu, qui partage sa souffrance en l’étalant, sans y penser, bien certainement, aux yeux de tous ces « on » que nous sommes. Tous ces « on » qui détestent être bloqués dans un train, qui détestent attendre sur le quai, qui détestent assister au spectacle, au vrai, de la mort.
J’ai vu la mort plusieurs fois. J’ai vu mes arrière-grands-parents, j’ai vu mes grands-parents, j’ai vu mes animaux… La mort vieille et paisible, dans une certaine mesure. Mais j’ai aussi vu cette mort brutale d’un suicidé des rails. J’ai vu un tronc rougeoyant. Je ne demandais rien, assise dans un train, allant à une soirée. Et là, un corps recouvert d’une bâche, qui s’est soulevée au moment où mon wagon passait à côté.
J’aurais voulu ne pas la voir. Mais je l’ai vu. Et j’ai été choquée, puis énervée d’être forcée à partager la douleur d’un inconnu. J’ai été énervée d’avoir une telle image devant les yeux, venue se ficher dans ma mémoire. J’ai été énervée…
La fréquence de ces évènements les rend banals. « Un coup de Kärcher, et pis c’est bon non ? » Qu’on en soit conscient ou non, le drame revêt plusieurs visages.
13 h 53. Entrée en gare de l’InterRegio 15. Les CFF s’excusent de ce désagrément.
Suicidé des rails ou pendulaire en colère, nous sommes tous des « on » qui pensons en « je ».
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