ROMAN ETRANGER - Après les médiums de Londres de Katie, Catherine Wunnicke nous embarque de Paris à Berlin en passant par la campagne japonaise, à la rencontre des démons renards du folklore nippon. Le renard et le Dr Shimamura, roman de l’éclosion de la psychanalyse, dépeint les séances de la Pitié Salpêtrière aux divans allemands, au temps de « la Grande Hystérie » féminine et de ses traitements encore balbutiants. Une vision tout orientale sur les nouvelles pratiques occidentales, contées par l’esprit hasardeux d’un neurologue fiévreux tentant de mettre de l’ordre dans une mémoire encombrée de kitsune.

Le roman s’ouvre sur un Dr Shimamura vieillissant et malade, soucieux de mettre en ordre sa vie, ses œuvres et ses collections d’estampes avant que la mort ne vienne le cueillir. Un cerveau qui déraille, une fièvre hallucinatoire et une mémoire qui s’efface : comment se fier à ce narrateur qui sera pourtant notre seul guide ? Avec sa dernière œuvre « Ou », il annonce dès les premières pages le récit incertain d’une vie en équilibre entre réalité et délire, ouvrant encore un peu plus grand la porte du royaume des possibles. Et partout, l’esprit d’Inari, la déesse renarde, plane.
Été 1891, alors fraîchement diplômé de neurologie, le jeune Dr Shimamura est envoyé pour enquêter sur l’ « épidémie de renards » qui sévit comme chaque année à Shimane. « Folie féminine passée de mode » ou diagnostic innommable, le jeune spécialiste ne décèle aucun symptôme spécifique, aucune affliction neurologique ni même vaguement psychiatrique. Inexplicablement traversée, la peau habitée par un renard, après des semaines d’études, Kiyo, la princesse renarde de Shimane aura raison de Shimamura et de sa mémoire.
Commence dès lors une affliction fiévreuse qui ne le quittera plus. Les renards se seraient-ils finalement attachés à celui qui les a chassés ?
Entre deux époques, en suspension, éthérées comme au cœur d’un souvenir flou qui n’appartient pas encore au passé, mais qui ne sera jamais présent que dans les élucubrations de l’ex-praticien, Shimamura entreprend alors de retracer les traits grossiers de ses mémoires embrouillés. Imaginaire ou réalité, les limites à jamais embrumées par les aléas du temps, on se perd dans la mémoire ou la psyché du docteur japonais avec délice. Débute ainsi le récit de la folie d’un neurologue, d’un médecin face à la maladie, d’un scientifique face à l’inexplicable, de la raison face au surnaturel.
Pour supporter la tragique conclusion de cette expédition, le Dr Shimamura se rendra à Paris : il trouvera refuge à la Pitié Salpêtrière auprès du Professeur Charcot et des Docteurs Tourette, Babinski et Binet. Assistant aux séances publiques de l’époque, il y découvre toute la splendeur et la théâtralité de la grande hystérie féminine. Folie induite ou possession, de la neurologie à la psychiatrie tâtonnante, de la folie au surnaturel, les souvenirs brumeux retracent ce voyage. « Folie et génie » ne sont peut-être pas aussi étrangers que l’on pourrait l’imaginer.
Après un climax parisien quasi ésotérique, une séance cathartique vécue comme une traîtrise dont Shimamura sera l’acteur inattendu, il fuit vers Berlin. « Lieu de la raison », il rencontrera les Drs Breuer et Freud. S’ensuit le récit d’une psychanalyse ubuesque à double sens où le patient se fait étudiant parfois insensé et fantasque, au rythme des délires imposés par la psyché du docteur japonais prêt à tout pour combler l’oubli, les failles d’une mémoire traumatisée. « La mémoire remontait obstinément en arrière pour ne pas avoir à enregistrer le présent ».
Le narrateur ne cesse de remanier le passé, le récit qui en est fait ou encore la version que l’on en sert. Volontairement déformé ou non, venant de soi ou des autres, par écrit, à l’oral ou encore par la mémoire des sens, dans tous les sens, la mémoire se fait protéiforme et se place au centre du récit.
Pour son deuxième roman traduit en français, après Katie paru l'année dernière, on retrouve dans l’écriture de Catherine Wunnicke ce qui en faisait déjà le charme. Se basant à nouveau sur des personnages ayant existé et des découvertes scientifiques ancrées dans le réel, elle brouille ces repères pour mieux perdre son lecteur dans les fantaisies de sa fiction.
Le renard et le Dr Shimamura devient chronique d’une folie progressive faite d’obsessions quotidiennes, traduites par un jeu de langage et d’écriture tout en nuances et en répétition. Si le présent, presque immobile, semble lucide, le passé, lui, se détériore au fur et à mesure qu’il se déroule. Au-delà de la recherche de vérité, l’auteure met en avant la fine frontière entre ce que l’on peut expliquer et ce que l’on veut croire.
Catherine Wunnicke, trad. Stéphanie Lux – Le renard et le Dr Shimamura – Jacqueline Chambon – 9782330122195 – 21,50€
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Pour approfondir
Editeur : Jacqueline Chambon
Genre : littérature...
Total pages : 168
Traducteur :
ISBN : 9782330122195
Le renard et le docteur Shimamura
de Christine Wunnicke
Un roman court pourtant incroyablement dense sur le mystère de la possession, le renard jouant au Japon le rôle que le diable jouait en Occident et que la neurologie moderne soigne désormais avec des drogues capables d'en endormir les effets. On y rencontre plusieurs personnages historiques, dont le professeur Charcot ou encore Josef Breuer, le meilleur disciple de Freud brouillé avec son maître.