ROMAN FRANCOPHONE – Enfance battue, roman d’humiliation, polémique familiale… Tout a été dit ou presque sur le dernier roman de Yann Moix paru chez Grasset il y a près de six mois. Autant dire une éternité. Mais si beaucoup ont écrit sur ce qu’est le livre, bien peu ont évoqué ce que le livre n’est pas, et pourquoi Moix est peut-être passé à côté d’un grand roman. Explications.
Le 01/02/2020 à 13:14 par Maxime DesGranges
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01/02/2020 à 13:14
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Il suffit de recopier in extenso le premier paragraphe d’Orléans pour reconnaître la qualité première du livre de Moix : sa capacité indéniable à nous faire goûter immédiatement, par la convocation des sens et ses effets de style, l’atmosphère des salles de classe que nous avons tous connues :
Le monde rouillait. Derrière la fenêtre, c’était l’automne. L’air jaunissait. Quelque chose d’inévitable se déroulait dehors : la mort des choses. La cour de récréation, mangée par une marée de pénombre, revêtait des reliefs alambiqués. Je ne reconnaissais plus l’univers. Dans la salle de classe, éclairée par des néons grésillants, j’éprouvais, dans la bouche, ou plus exactement au fond du palais, un goût d’amande et d’abri. Rien n’était urgent parmi les dessins, les chiffons tachés, les flacons, les pots, les pinceaux, les éponges mouillées, les grosses lettres aimantées au tableau noir, les motifs en papier kraft. Le contraire de la haine n’est pas l’amour, mais une fin d’après-midi orange, en novembre, dans une école maternelle.
Ça n’a l’air de rien mais, en matière de littérature française actuelle, quand on voit ce qu’on voit et qu’on entend ce qu’on entend, on a bien raison de penser ce qu’on pense, comme dirait Coluche. Or, l’entrée en matière d’Orléans, en comparaison avec ce qui se fait ailleurs, fait plutôt plaisir à lire.
L’emploi des couleurs, auquel je suis personnellement sensible, y est peut-être pour quelque chose : « L’institutrice, bleutée, portait un chignon. », « la lune, dans ce grand décor mauve et désolé, posait des rubans pâles. » Les oiseaux ne tournent pas dans le ciel mais dans « le bleu ». Ou est-ce la délicatesse de ces images : « Je rentrai tout couvert de nuit. », « Il s’exprimait, bégayant, à une terrifiante allure ; les mots prenaient dans sa bouche une sorte d’élan, puis, à l’instant de sortir, semblaient jouer des coudes les uns avec les autres, s’empêchant mutuellement d’éclore. », « je demandai au vent qu’il me nettoyât des immondices qui me recouvraient. »
Ajoutez à cela quelques partis pris assumés : un vocabulaire désuet (« ceux qui l’avaient lu n’en gardaient pas souvenance », « faire accroire », « je fis choir un yaourt » …) et l’emploi systématique des subjonctifs imparfait et plus-que-parfait (« j’eusse voulu aspirer toute cette lumière avec une paille », « sans que je le susse », « afin qu’ils épongeassent mon chagrin »…), voilà qui donne une vague idée générale de l’écriture moixienne, à prendre ou à laisser.
Tout, dans le style de Moix, n’est pas enthousiasmant non plus – et je ne parle pas là de ses chemises mal taillées et ouvertes trop largement. Quelques platitudes et errances lyriques malheureuses ponctuent le texte ici et là. Contentons-nous d’en relever trois : « Tout exhalait la solitude infinie de Dieu » paraît un brin excessif pour décrire une route départementale, quand bien même serait-elle plongée dans la nuit.
Ou encore, presque aussi gênant qu’un poème de Dominique de Villepin : « Parmi les galaxies, quand le monde humain ne sera plus, que Wagner ne se distinguera plus du silence, que les tragédies et les commotions se seront tues, que l’histoire sera scellée dans la crypte du néant, on distinguera peut-être le chant lamentable des enfants qui furent. »
Et enfin une idée aussi idiote que bien évidemment fausse : « Si nous retranchions du monde le Guernica de Picasso, le monde vacillerait. Supprimez une phrase, une seule, de Notre-Dame de Paris et tout s’écroule autour de nous, dans un tourbillon de cendres. » M’est avis que si nous supprimions ces deux phrases, ces deux seules, d’Orléans, rien ne s’écroulerait et la littérature s’en porterait tout aussi bien.
Mais allons, ne faisons pas la fine bouche : globalement, le style de Moix a tout de même une certaine tenue. Seulement, le style n’est pas une fin mais un moyen mis au service d’une structure narrative, d’une vision du monde, d’un point de vue sur les choses. Et c’est en cela, il me semble, que le roman de Moix ne va pas au bout de son sujet.
« T’as qu’à poster une photo de chat, ça marche à tous les coups », me conseillait cyniquement Annabelle, 10 ans, en haussant les épaules quand je lui demandais sa méthode pour avoir autant d’abonnés Instagram. À cet égard, le roman de Moix est un peu comparable à une photo de chat postée sur Internet : décrire une enfance maltraitée, « ça marche à tous les coups ». Qui pourrait y être insensible ? C’est un fait : la longue succession de scènes de violence et d’humiliations égrenées dans la première partie soulève une émotion indéniable chez le lecteur.
Certains épisodes serrent franchement le ventre, comme celui où le père abandonne son fils en pleine forêt pendant la nuit, pour la simple raison que l’enfant fait des cauchemars trop bruyants à son goût. Ou encore celui lors duquel le petit Moix, réveillé en retard, est forcé par sa mère d’aller en classe en pyjama et d’ingurgiter ses tartines et son Ovomaltine assis à son pupitre, sous les rires et les moqueries de ses camarades. Et que dire de celui où sa mère lui barbouille le visage de ses propres excréments, devant les amis de la famille installés au salon ?
Donc oui, on est touchés, mais j’ai envie de dire : encore heureux. Ce n’est donc pas l’émotion qui manque à ce livre, c’est, à mon sens, la profondeur familiale. À ce titre, Moix n’aurait peut-être pas dû adopter le point de vue de la victime. Ce dernier permet de convoquer l’empathie du lecteur, certes, mais elle empêche trop souvent de faire émerger la complexité des autres personnages. Et c’est toujours la complexité de l’humain, ses paradoxes, ses failles, ses contradictions, ses dilemmes moraux, mis en lumière et en récit par l’auteur qui conduisent à placer le lecteur face à lui-même, donc face à sa propre humanité, et non face à une situation qu’il observe de l’extérieur et, d’une certaine manière, le « désengage ».
Qu’entendons-nous exactement par « profondeur familiale » ? Plusieurs choses. D’abord, au-delà du fait que le père de Moix a indiqué dans une interview qu’il avait été martyrisé lui-même dans son enfance, ce qui pose la question toujours épineuse des anciennes victimes devenues bourreaux, on lit ce passage à propos du père, que Moix menace de frapper avec une pierre pour se défendre : « Quelques secondes plus tôt, il avait mis ses bras dans cette position que je connaissais si bien et qui consiste à protéger son visage à l’aide des coudes ; un réflexe qui ne m’a pas quitté et qui est la signature, reconnaissable entre mille, de ceux qui dans leur enfance ont dû parer la brutalité des adultes. »
Une porte entrouverte vers l’histoire paternelle que Moix, trop centré sur sa propre souffrance, ne prendra jamais la peine d’ouvrir, et les deux parents nous apparaissent finalement univoques, monolithiques. Certes, Moix indique qu’il a voulu écrire « un roman d’humiliation » et non pas une fresque familiale émilezolienne explorant l’hérédité de la violence sur trois générations.
Pourtant cette question, ou celle de la potentialité de la violence qui existe en chacun de nous, aurait été d’autant plus intéressante – nécessaire ? – à traiter que Moix donne plusieurs indices sur ses propres difficultés rencontrées à l’âge adulte vis-à-vis de la paternité, du fait même de ce passé mouvementé.
D’abord, Moix, ayant enfin réussi sa « tentative d’évasion hors de la sphère paternelle » pour citer Kafka, conclut la première partie en se projetant vers un avenir enfin libéré de l’emprise parentale, mais écrit que malheureusement, et contrairement à ce qu’il espérait, « ce qui est cassé ne se répare pas ; ce qui est brisé se brise chaque jour davantage. » Une promesse romanesque qui aurait évoqué les séquelles de cette maltraitance mais qui ne sera jamais honorée.
Il n’existe pas de fatalité de la violence : un enfant battu ne deviendra pas nécessairement un adulte violent. Mais Moix laisse à penser que les germes de la violence sont d’ores et déjà en lui. Sur le petit Daniel, fils de l’institutrice : « un éclair de chaleur se propagea sur sa joue droite : je l’avais giflé de toute mon âme, imitant à la perfection la gestuelle paternelle. Puis une palette de coups de poing s’abattit sur son occiput ».
D’autant que l’héritage maudit s’immisce partout, comme un virus tenace dont le corps ne peut se défaire : « Seule la biologie me liait à eux, et la biologie n’est pas grand-chose. Elle comporte toutefois une malédiction : cette ressemblance physique, cette gestuelle héritée qui, lorsque l’heure est tardive et qu’on se retrouve seul face au miroir d’un appartement vide, d’une chambre d’hôtel tel dimanche d’août, donne envie de se tirer une balle dans la tête. » Ou comme le disait de façon plus lapidaire un personnage de Paul Nizan au sujet de sa ressemblance honteuse avec ses parents : « Il est affreux de se prévoir. »
Or, Moix pose explicitement la question de cet héritage piégé : « Rend-on à l’aveugle, au premier venu, ce que la vie nous a infligé ? Me faudrait-il, quand l’âge d’avoir des enfants viendrait, parvenir à la hauteur de ma tâche de père : m’empêcher de fouetter mon fils, d’abandonner ma fille la nuit aux mâchoires froides de l’hiver ? » Hélas, aucune réponse ne sera apportée à ces questions pourtant intrigantes dans la deuxième partie du roman.
La deuxième partie, parlons-en. Intitulée « Dehors » (soit hors de la sphère familiale), elle admet les mêmes caractéristiques, les mêmes réussites et les mêmes reproches que « Dedans », et raconte des épisodes tout aussi émouvants que la première. Elle est construite elle aussi comme une suite de scènes relatant différentes formes d’humiliations endurées par Moix, mais à l’école cette fois (de la Maternelle jusqu’aux classes de Maths Sup / Spé), souvent administrées par les (nombreuses) filles dont il tombe amoureux.
Cette partie est aussi le lieu des premières prises de conscience, sur la mort (« Nous ne pouvons savoir, tandis que nous courons, aimons, nageons, rions, jouons, étudions, si nous sommes d’abord en train de vivre ou plutôt en train de mourir. ») ou le temps (« L’enfant que j’étais n’a pas grandi – il a été criblé par le temps, travaillé par lui, visité, fouillé par son muscle et piqué par sa flèche. Nous appelons « date » un coup d’épée dans l’être ; cette épée c’est le temps. »).
Il faut également parler de la drôlerie empreinte de tendresse de certains chapitres, comme celui où le jeune Moix passe des journées entières à compiler méthodiquement et frénétiquement ses morceaux préférés sur des cassettes qu’il envoie à Fabienne, énième étudiante dont il est amoureux, avec la certitude qu’elle succombera à sa finesse de mélomane, compilations que la Fabienne en question ne prendra pourtant jamais la peine d’écouter comme il l’apprendra beaucoup plus tard de la bouche même de l’intéressée.
Seulement, quand on referme le livre et qu’on considère l’architecture d’ensemble, quelque chose manque. La façade est belle, mais les murs tiennent mal. En dernière analyse, le lecteur ne se satisfait pas tout à fait de ces petites nouvelles conclues de manière souvent réussie mais ne proposant aucune progression narrative, sans ouverture vers quoi que ce soit – l’espoir ou la désolation, le pardon ou la rancune éternelle, le salut par la littérature ou la claustration dans les livres – bref, peu importe quoi, mais quelque chose qui nous fasse respirer un autre air que celui, vicié et stagnant, de l’enfant qui a beaucoup souffert.
Certes, au moins, contrairement à beaucoup de romans actuels qui nous tombent littéralement des mains, celui-ci non seulement se lit, mais donne matière à réfléchir. Il faut dire que cette chronique n’a pas la prétention d’être exhaustive et que plusieurs thématiques de premier plan n’y ont pas été abordées (la découverte décisive de la littérature de Gide, Ponge, Sartre, Bataille, et, ce faisant, la difficulté à construire sa personnalité hors de l’influence de ces maîtres, même si, comme le dit Gombrowicz : « Être un homme, cela veut dire ne jamais être soi-même. »)
Et oui, au moins, Moix n’a pas commis l’erreur de nous infliger un énième roman « à hauteur d’enfant », ce genre à la mode qui en général me donne envie, comme le grand académicien Bob Toison, de « prendre ma Suzuk et de fuir over loin de la coupole. »
Mais soyons clairs. Moix a beau écrire : « Je me promis qu’un jour, quand je saurais écrire la vérité dans sa simplicité nue, je la dirais dans un roman d’humiliation comme il existe des romans d’initiation. Tel serait le genre que j’inventerais. Ce jour-là, ce jour-là seulement, peut-être, j’aurais du génie » ; ce jour-là n’est, semble-t-il, pas encore arrivé.
Yann Moix – Orléans – Grasset – 9782246820512 – 19 €
Paru le 21/08/2019
272 pages
Grasset & Fasquelle
19,00 €
1 Commentaire
Marie
06/02/2020 à 12:17
"Enfance battue, roman d'humiliation, polémique familiale"...Tous ces ingrédients alimentent les romans de la suédoise Camilla Läckberg. Laquelle intéresse au plus haut point psychiatres et pédopsychiatres. En plus c'est bien écrit.