ROMAN FRANÇAIS – D’Irina Teodorescu, on attend un nouveau titre comme on attendait de petits pains frais. Son écriture respire une fraîcheur inquiétante, sa marque de fabrique est cette étrangeté poétique, espiègle, qui surprenait déjà dans ces précédents titres, La malédiction du bandit moustachu et surtout Celui qui comptait être heureux longtemps, publiés en 2014 et en 2018 chez Gaia.
Son nouveau roman Ni poète ni animal, qui marque la rentrée littéraire chez Flammarion, se nourrit de la possibilité d’une oscillation, d’une brèche, de l’entre-deux que son univers met en place et explore avec jubilation : ni enfant ni adulte, ni fillette ni femme, ni révolution ni coup d’État, ni grand poète dissident ni espion russe, ni française ni roumaine. Les deux à la fois, le tiers inclus, donc.
Carmen est avocate à Paris et en même temps ancienne Petite Xénope, « grande poétesse de l’école 307 de Bucarest », une fillette de dix ans qui se met à raconter : sa mère qui se confesse et tient des propos subversifs sur des cassettes qu’elle enregistre dans la salle de bain à destination d’une amie exilée aux Amériques, le cochon des grands-parents paternels qui « avait pris goût aux mousses à la fraise encore à l’abricot », Dani la folle - la grand-mère maternelle et son personnage terrifiant, les cigognes gelées sur un lac de Bucarest le jour de son anniversaire, le 1er avril 1989.
[Extrait] Ni poète ni animal d'Irina Teodorescu
1989, année fatidique, l’année de la chute du Mur et de la révolution à l’Est. Irina Teodorescu est née à Bucarest en 1979, vit en France depuis 1998 et tous ses romans sont écrits directement en français. Obsession fertile, Celui qui compatit être heureux longtemps prenait déjà comme toile de fond une société totalitaire, intrusive jusqu’au crime.
Chapitre après chapitre, touche après touche, la narratrice de Ni poète ni animal avance en peintre pointilliste vers l’image ouatée de cette révolution ensanglantée qu’elle a vécue à l’âge où commence la mémoire. Elle rode autour, elle creuse ses souvenirs d’enfant partie en école de ski le jour où la révolution éclate, elle multiplie les perspectives - à travers surtout cette étrange relation avec le grand poète dissident qu’elle appelle « Ma Terre » et dont la nouvelle de sa mort déclenche le récit, ou encore à travers les propos de ce personnage passager, un convive rencontré à Lyon qui lui lance à la figure la vérité sur la dissidence de son ami poète et mentor.
Le récit d’Irina Teodorescu est à la fois une forme de deuil de l’enfance poétique et sauvage, et la quête d’un apaisement et d’une renaissance à l’âge adulte, mais toujours rebelle.
Quand on a vécu une révolution, que fait-on de ce bouleversement de mondes, de cette identité ambiguë et si humaine, ni poète ni animal, surtout ici et maintenant, en terre ni étrangère ni familière, tout d’un coup traversée par des impulsions révolutionnaires si ça se trouve, habitée par des humains « prêts à basculer tous ensemble, ou peut-être étions-nous dans cet équilibre précaire depuis le début, depuis toujours même dans cette fragilité, c’est peut-être uniquement comme ça que nous avons existé depuis l’éternité. »
Irina Teodorescu, Celui qui comptait être heureux longtemps
Chez Irina Teodorescu le monde dévoile sa beauté inquiétante, sa barbarie si poignante, dans l’aquarelle d’une seule phrase allègre (p. 37) :
Le lac glacé blanc, la neige partout, blanche, les arbres nus et noirs, plats, plantés dans le lac ou presque, comme sortant de ces gros morceaux de glace, autour des ramifications noires, le ciel tout entier blanc et à la place des patineurs, apportant dans le tableau un peu de couleur comme les enfants chez Breughel, les cigognes gelées sur pied, littéralement sur un seul pied, avec leurs becs et leurs longues pattes orange — l’orange était la seule touche de couleur, car les cigognes étaient, elles aussi, noir et blanc comme le reste.
« Repoétise-toi ! » lui lançait le grand poète (fantasmé) dont la narratrice fait le deuil en écrivant ce récit sensible et cru, ni poésie, ni prose, ni témoignage, ni fiction. Si on peut avoir le sentiment que les souvenirs partent dans tous les sens parfois, c’est que la fillette remporte sur la narratrice, c’est que l’imagination livre une belle bataille contre le formatage des esprits. Une écriture engagée et une écriture littéraire tout court.
Irina Teodorescu – Ni poète ni animal – Flammarion – 9782081492714 – 18 €
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Editeur : Flammarion
Genre : littérature
Total pages : 224
Traducteur :
ISBN : 9782081492714
Ni poète ni animal
de Teodorescu, Irina