Liberté. Assurément un terme qui résonne fort en moi. Je suis une licorne. Je m’envole quand je m’ennuie. Je repeins le monde en rose quand les choses deviennent trop pesantes. Je change d’apparence quand je suis lassée de me contempler dans le miroir. Je construis des arcs-en-ciel quand la pluie frappe trop fort aux carreaux. Mais suis-je au fond plus libre que vous ? Mes super-pouvoirs m’octroient-ils une marge manœuvre plus grande que le commun des mortels ? Tout est une question de perspective, il me semble.
Le 19/09/2017 à 09:36 par La Licorne qui lit
Publié le :
19/09/2017 à 09:36
Je suis libre, mais libre dans mon petit bocal à moi et selon les codes et les principes qui guident et contraignent mon existence. « L’homme est né libre et partout il est dans les fers… » Bien que je ne partage pas toutes les idées du promeneur solitaire – mon côté Candide — je dois admettre que Rousseau n’a pas affirmé que des sottises, loin de là. Nous nous pensons tous libres, ou, tout du moins, nous nous évertuons à acquérir le droit de choisir. Mais vous, comme moi, sommes les produits d’une société qui oriente, qui biaise, qui impose. Et nous suivons, nous internalisons, nous cédons.
Liberté. Inévitablement un terme qui a dû obséder Patricia Hearst au moment de son enlèvement par l’Armée de libération symbionaise (de symbiose : le groupe prônait le mélange des races et des classes comme outil de libération des minorités opprimées) en ce mois de février 1974 sur le campus de Berkeley. Fille de Randolph Apperson Hearst, riche homme d’affaires et magnat de la presse, Patricia, alors âgée de 19 ans, devient la prisonnière de ce groupuscule révolutionnaire.
En lieu et place de rançon, les membres de l’ALS réclament à la famille Hearst d’approvisionner en nourriture les quartiers pauvres de Los Angeles. L’argent sera versé, l’opération aura lieu, mais la mise en œuvre sera désastreuse. Moment charnière, Patricia bascule. Elle devient Tania et prend fait et cause pour ses ravisseurs. C’est le destin de cette femme, généralement citée comme l’exemple paradigmatique du syndrome de Stockholm, que la talentueuse Lola Lafon retrace dans son dernier roman, Mercy, Mary, Patty.
Mercy, pour Mercy Short, accusée de sorcellerie en 1690 à Salem. Mary, pour Mary Jemison, enlevée par la tribu amérindienne des Sénécas en 1753. Patty, pour Patty Hearst. Trois femmes qui un jour ont donné un autre sens à leur liberté en abandonnant leurs privilèges et le chemin qui leur était tracé. Trois femmes qui ont été violemment placées dans un autre bocal ; trois femmes qui ont été subitement confrontées au côté obscur d’une réalité dont elle ignorait l’existence ; trois femmes qui ont décidé de désapprendre de s’opposer à leur milieu et de se battre pour ce qu’elles croyaient être « plus » juste.
Lola Lafon elle aussi met en scène trois femmes. Patty, bien évidemment, dont le procès est sur le point de s’ouvrir à San Francisco ; Gene Neveva, professeure américaine, alors invitée d’une université d’une petite ville des Landes, chargée par la famille Hearst de construire un rapport visant à prouver l’innocence de Patricia ; et Violaine, jeune étudiante de 19 ans, recrutée par Gene pour l’aider dans sa mission.
Miss Hearst a-t-elle été la victime d’un lavage de cerveau, amplifié par les maltraitances et les sévices qu’elle aurait endurés durant sa captivité ? A-t-elle été forcée de participer aux braquages de l’ALS ? La photo de Patricia convertie en guérillera brandissant une mitraillette, qui fera la une de Newsweek, n’était-elle qu’un leurre ? Les zones d’ombre persistent encore aujourd’hui, d’autant plus que Patricia changera souvent de versions. Les avocats ne se serviront jamais du rapport de Neveva, elle-même peu convaincue par la théorie de l’enrôlement psychologique.
En s’emparant de ce fait divers, qui défraiera la chronique pendant de longs mois, Lola Lafon ne cherche pas à donner une réponse au mystère Patricia/Tania. Au contraire, elle questionne, elle remet en cause, elle dérange notre petit quotidien embourgeoisé qui nous empêche trop souvent d’ouvrir les yeux. C’est à travers Violaine, indubitablement la figure centrale du livre, que l’auteure fait ressortir cet enchevêtrement de doutes et d’interrogations. Car Violaine, tout comme l’était Patricia, est essentiellement conditionnée par son environnement.
Premier signe de cet enfermement, son anorexie. Violaine se soumet à un régime draconien pour être dans la norme. Elle rentre à l’heure le soir pour assister au dîner familial. Elle adhère aux dogmes d’une éducation rigoureuse, quelque peu mise à mal par cette étrange collaboration avec cette étrange américaine. Au fil des pages du dossier Hearst et de ses discussions avec Gene, Violaine se découvre et découvre son monde, et le monde du dehors. Pour reprendre une phrase que Patricia prononcera dans une des vidéos envoyées à ses parents : « Maman, papa, dans un sens je vous remercie, j’ai pris conscience de pas mal de choses et ne pourrai jamais revenir à ma vie d’avant. »
Patricia n’avait rien d’un petit animal faible et influençable. Inversement, Patricia n’était ni une terroriste ni une criminelle. Elle a réalisé que là, juste à côté d’elle, en pleine période des trente glorieuses, des gens souffraient, n’avaient pas de quoi se nourrir et luttaient pour survivre « Quel est ce pays où l’on s’étripe pour une dinde ? ». Son enlèvement a déclenché l’électrochoc, une dissociation irrémédiable de sa personnalité qui n’a pu choisir entre son cocon doré et sa geôle de prisonnière. Elle demandera même pardon à sa sortie de prison, consentant ainsi « à enterrer Tania. Il n’empêche que Tania a tout de même existé. Un court moment. »
Si Patricia Hearst fut affectée par un syndrome, il n’est nullement suédois. Il s’agit d’un syndrome dont nous subissons tous les effets. Dès lors que nous acceptons de vivre ensemble, car ensemble nous sommes plus forts, les castes se créent, les jalousies apparaissent, les inégalités se creusent et les lois se durcissent. Reste à savoir si nous voulons et pouvons tout faire voler en éclats ; si nous sommes libres de le faire. Mercy, Mary, Patty est un sublime manifeste sur la liberté et les limites inhérentes de celle-ci. Les fers sont partout, à nous d’apprécier lesquels nous devons préserver pour ne pas retomber dans l’anarchie originelle.
Il n’est pas évident d’entrer dans le roman de Lola Lafon, notamment en raison de la distance prise avec ses personnages. En employant un vouvoiement à l’encontre de Gene Neveva, le narrateur – oui j’en reviens encore à cela – s’extrait de son propre bocal pour s’immiscer dans ce trio féminin. L’écriture est incisive, dense, chavirante parfois.
L’auteure réussit le pari osé de s’emparer d’une figure emblématique pour orienter notre regard vers deux femmes ordinaires et néanmoins exceptionnelles, en ce qu’elles se font violence pour avancer et changer, irrémédiablement : « Ce que certains appellent conversion ou ce qu’ils voient comme un changement brutal n’en est pas un, mais un long processus de développement, un peu à la manière des photos. » Rien ne nous oblige à ressembler à la prise de vue initiale, les retouches sont possibles.
Je reprends ma liberté que j’ai passablement reconsidérée au cours de cette dernière lecture. Je vole, certes, mais quelques territoires sombres me sont interdits, ou est-ce moi qui refuse de m’y rendre ? En attendant de vous retrouver, je vais dévorer le paquet de fraises tagada gentiment déposé devant ma porte par un hippogriffe peu ponctuel…
Lola Lafon – Mercy, Mary, Patty – Editions Actes Sud – 9782330081782 – 19,80 € / Ebook 9782330088057 – 14.99 €
Paru le 16/08/2017
238 pages
Actes Sud Editions
19,80 €
Paru le 16/08/2017
238 pages
Actes Sud Editions
19,80 €
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