Les éditions des Équateurs ont publié en 2010 les Mémoires du Commissaire Guillaume avec une introduction passionnante de l'historien Laurent Joly. Je l'avoue, c'est la couverture du livre qui m'a attiré. On y voit une belle voiture des années trente, éclairant deux hommes que l'on suppose policiers. Surplombant la lumière éblouissante des phares, on voit les toits dentelés de Paris. En dessous, une citation de Georges Simenon : "Maigret, c'est lui".
Le 02/01/2011 à 15:07 par Les ensablés
Publié le :
02/01/2011 à 15:07
Par Hervé Bel
J'ai lu Maigret moins pour les enquêtes que pour la description d'une certaine société, une atmosphère qui naît d'un paragraphe, de quelques mots simples, judicieusement choisis, et qu'on retrouve d'ailleurs dans tous les autres romans de Simenon: ambiance en noir et blanc, épaisse, lourde de plats en sauce et de fumée de pipe, avec des héros souvent médiocres dont les petites vies sont soudainement chamboulées par le crime. Malgré la misère souvent présente, se dégage parfois le sentiment d'une vie française qui n'était pas si mauvaise que cela.
Assis sur son balcon, il grillait des cigarettes sans se décider à aller se coucher. La journée avait été d'une chaleur si pesante que l'air plus léger de la nuit le retenait avec sa fraîcheur apaisante et douce. Le ciel était d'un cristal bleu sombre, clouté d'or. Là-bas, à la porte Dorée, l'Exposition coloniale regorgeait de monde ; mais dans son calme quartier, de la rue, où, sur le pas de leur porte, des concierges prolongeaient la veillée, montaient seulement le bruit monotone de l'eau qui chantait dans les ruisseaux et le sifflement ininterrompu du gaz dans les réverbères. Cependant, pas très loin de chez lui, c'étaient les lumières de la place de Clichy et le joyeux tumulte de ce coin sonore de Montmartre, où se tissent tant d'intrigues redoutables et dont la puissance domine peut-être la vie secrète de Paris. A cette heure, les terrasses des cafés devaient regorger de clients avides d'air et de bière, tandis qu'ici il avait l'impression d'être un paisible coin de province; et, entraîné par le calme apaisant de la nuit, il se laissait à évoquer les vieux souvenirs de ce quartier, à l'époque où il y avait une barrière à Clichy et à Pigalle (...) Un coup de téléphone interrompit ses réflexions: -Allô, c'est vous, chef? - Oui! Qu'est-ce qu'il y a? - Un homme assassiné : 27, rue de Maubeuge.
Ne dirait-on pas le début d'un Maigret? Sauf que le commissaire décrit ici fume des cigarettes, et que j'ai un peu trafiqué le texte, en mettant la troisième personne du singulier à la place de la première... Qu'on me pardonne la supercherie, car c'est le commissaire Guillaume qui écrit, mais c'est la silhouette massive de Maigret qui surgit devant nous en le lisant.
Le commissaire Marcel Guillaume (décédé en 1963) avait le caractère grognon, éclairé soudain par une rare humanité qui fait que, comme Maigret, il pouvait comprendre certains crimes, laisser parfois partir le coupable... Il avait aussi la même méthode de travail, ces fameux interrogatoires qui duraient toute la nuit... Seule différence de taille, la taille justement : le commissaire Guillaume était moins fort que Maigret.
Simenon a rencontré Guillaume au début des années trente, lors d'une visite organisée au quai des Orfèvres par le chef de la PJ, Xavier Guichard. Ce fut à cette occasion que le commissaire Guillaume montra à l'écrivain ses méthodes d'investigation et ses trucs pour faire avouer les coupables. Par la suite, ils devinrent de vrais amis. Les spécialistes se disputent sur l'origine de Maigret, certains affirmant qu'il serait une copie d'un autre commissaire, un certain Massu qui travaillait avec Guillaume... Je n'entrerai pas dans cette controverse que je découvre. On peut avancer, à tout le moins, que Guillaume inspira partiellement le personnage de Maigret. Le commissaire Guillaume a été mêlé à toutes les grandes affaires criminelles de l'entre-deux guerre. Selon lui on peut classer les crimes selon leur auteur. Il distingue trois catégories de criminels: les déments (et sous ce vocable les jaloux), les cupides, et les désespérés.
L'extrait cité plus haut se classe dans les cas de déments et concerne l'affaire Deblauwe, assassin d'un danseur mondain espagnol qui lui avait ravi sa prostituée. Des années durant, Deblauwe rechercha l'espagnol et finit par le surprendre et le tuer dans sa chambre. Guillaume raconte qu'il est appelé sur la scène du crime et écrit: nous devions pénétrer dans la trouble existence de cet homme vénal (la victime) comme dans un cloaque. Or dans le décor pitoyable et chétif de ce misérable appartement, les meubles branlants contenaient les plus beaux trésors du monde : ce que l'argent même ne peut procurer : les serments d'amour et les promesses les plus tendres et les plus passionnées (...) un examen des lettres nous permit vite de constater que le malheureux avait des appétits bien terrestres. Ce beau danseur n'était qu'un vilain monsieur : non seulement ses ébats étaient tarifiés, mais encore il avait essayé de compromettre par d'odieux chantages les jeunes filles ou les femmes mariés (...). Comme lui, Maigret cherche d'abord à "pénétrer" la psychologie de la victime. Dans "la grande perche", Maigret fait décortiquer la correspondance de la victime pour finir par comprendre qui n'est pas l'assassin et identifier ainsi le vrai.
Ce qui est curieux dans cette affaire, c'est que Simenon, à Liège, au temps de ses vingt ans, a connu ce Deblauwe alors journaliste, créateur d'une revue pour laquelle Simenon a travaillé. Plus curieux encore, Simenon a raconté, lui aussi, le crime de Deblauwe dans un texte paru chez Gallimard en 38 intitulé "les trois crimes de mes amis" qualifié de roman sur la couverture, mais qui est avant tout autobiographique. Ce "roman" raconte le destin vrai de trois de ses amis d'alors qui finirent tous par devenir des assassins : Deblauwe est de ceux-là... On est surpris des fréquentations de Simenon à cette époque. Deblauwe, à côté de son activité journalistique, était déjà proxénète, amateur de maisons de passe où il entraîna Simenon. Il était également lié aux anarchistes, plus gangsters qu'anarchistes d'ailleurs. Quels ont été les liens de Simenon avec tous ces gens? Bien sûr, l'idée romanesque me vient qu'il aurait trempé lui aussi dans quelque histoire douteuse... On pourrait imaginer un récit là-dessus: Simenon hanté par un quatrième crime auquel il aurait assisté à Liège. Je plaisante, mais il est vrai que la coïncidence Deblauwe, Simenon et Guillaume est troublante: on peut inventer des mystères partout. A quelqu'un qui prétendait que les œuvres de Simenon valaient surtout pour Maigret, Gide répondit en citant "les trois crimes de mes amis". C'est un récit qu'il faut lire, ne serait-ce qu'en complément de l'enquête racontée par Guillaume. Pour ceux que la chose littéraire intéresse, les Mémoires de Guillaume permettent d'aller à la source de Simenon, et d'autres auteurs d'ailleurs, notamment Astruc ("trois mois payés" chez le Dilettante) et Pierre Bost ("le scandale") dont je parlerai un jour.
Les enquêtes du commissaire Guillaume ont ceci de frappant: les criminels y apparaissent souvent stupides, d'une imprudence invraisemblable. Très vite, Guillaume les identifie, les convoque et les confond. Dans l'affaire Mouvault (la vengeance d'un concierge d'usine fou de jalousie), le criminel monte pourtant une machination très subtil, mais... se fait confondre par le témoignage de Plisset, son complice, à qui Guillaume fait croire que Mouvault a avoué. Dans un roman, une telle conclusion passerait pour de la facilité. On l'accepte dans des Mémoires parce qu'elle correspond à la réalité. La réalité policière n'est pas romanesque. Un roman policier, lui, doit être vraisemblable, c'est tout. N'est-ce pas un principe valable pour toute littérature? Pour rendre la vie, l'écrivain doit d'abord s'en nourrir, s'en détacher, pour la recréer et non pas la reproduire. C'est ce qui faisait dire à Céline que les histoires, il y en avait plein les journaux, et qu'il n'était pas besoin de les réécrire. Quand, en 1957, l'Express lui demande ce qu'il a inventé, Céline répond : Une certaine musique, une certaine petite musique introduite dans le style, et puis c'est tout. C'est tout. L'histoire, mon Dieu, elle est très accessoire. C'est le style qui est intéressant. Les peintres se sont débarrassés du sujet, une cruche, ou un pot, ou une pomme, ou n'importe quoi, c'est la façon de le rendre qui compte. La vie a voulu que je me place dans des circonstances, dans des situations délicates. Alors j'ai tenté de les rendre de la façon la plus amusante possible, j'ai dû me faire mémorialiste, pour ne pas embêter si possible le lecteur. Et ceci dans un ton que j'ai cru différent des autres, puisque je ne peux pas faire tout à fait comme les autres. Je n'écris pas en chinois. Mais je suis un petit peu différent. Alors que tous ces autres qui se croient très différents, ils ne le sont pas du tout. Il y en a plein l'Encyclopédie, des autres. J'ai mon dictionnaire, énorme, et tous sont dedans. Je les y retrouve.
Tout cela nous éloigne de Guillaume qui, lui, ne s'occupe pas de style. Encore que le sien, naturel, soit très agréable. L'homme était cultivé. Les débuts de ses chapitres sont souvent l'occasion de références littéraires. Parmi d'autres, celle de la nouvelle de Maupassant intitulée "Les tombales" pour une affaire sordide qui commence dans un cimetière... Mais, contrairement à l'héroïne de la nouvelle, une belle fille qui séduit les veufs éplorés dans les cimetières, celle de Guillaume est une criminelle, Mathilde, qui courtise une vieille veuve, solitaire, pour la faire assassiner ensuite par son amant. Guillaume raconte plaisamment les choses, il avait des lettres. Parfois, il s'essaye à la littérature, à "l'effet", à l'envolée, surtout vers la fin de son texte, mais cela ne marche pas. Je préfère ses phrases courtes, précises, factuelles. Son entrevue avec Landru est décrite de main de maître. .Pas d'affèterie Comme pour Simenon, c'est l'atmosphère qui attache à ces Mémoires d'un autre temps, d'une France qu'on aperçoit dans les films de Renoir et de Grémillon, qui a duré jusqu'à la fin des années 50, et qui s'en va doucement. Hervé BEL 2011
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