Mon cher Hervé, On a fêté l’an dernier le centenaire de la naissance d’Albert Camus (13 novembre 1913 - 4 janvier 1960). On a vu un peu partout sa gueule, sa clope, ses gros yeux. C’était surtout une opération commerciale. Mais le « sujet » en valait la peine : mon admiration pour Camus, homme et œuvre, n’a jamais faibli. J’ai relu La Peste ces derniers jours. Malgré ma mauvaise mémoire, j’en sais tous les personnages, je me rappelle les progrès de la maladie, je connais les quelques dialogues clé. J’ai relu ce livre sans surprise mais sans ennui, car La Peste, parue en 1947, est une œuvre qui dérange toujours.
Le 18/01/2014 à 15:48 par Les ensablés
Publié le :
18/01/2014 à 15:48
Par Laurent Jouannaud
L’écrivain raconte que la peste s’est déclarée à Oran, « en 194. », et décrit l’évolution de l’épidémie depuis son apparition, « le matin du 16 avril », jusqu’à son extinction officielle, « à l’aube d’une belle matinée de février », une dizaine de mois plus tard. Après quelques centaines de mort, l’administration préfectorale prend une mesure radicale : « Déclarez l’état de peste. Fermez la ville. » Les Oranais sont livrés à eux-mêmes et à l’épidémie. Le récit décrit le cours de la maladie : les signes cliniques (crachements de sang et bubons), la douleur physique (« l’enfant, comme mordu à l’estomac, se pliait à nouveau, avec un gémissement grêle »), les morts, l’isolement, la quarantaine, les désinfections, la création d’un sérum, les enterrements, le manque de planches qui fait qu’on réutilise les cercueils, le manque de place au cimetière qui conduit à la crémation des cadavres. Camus décrit les réactions des malades et de leurs familles, espoirs et désespoir, larmes et douleur. C’est saisissant. La Peste est un livre dur, un memento mori. On meurt à chaque page, mais on ne lâche pas le livre.
La médecine est impuissante et la peste s’arrêtera de son propre mouvement, aussi mystérieusement qu’elle était venue : « On était obligé seulement de constater que la maladie semblait partir comme elle était venue. La stratégie qu’on lui opposait n’avait pas changé, inefficace hier et, aujourd’hui, apparemment heureuse. On avait seulement l’impression que la maladie s’était épuisée elle-même ou peut-être qu’elle se retirait après avoir atteint tous ses objectifs. En quelque sorte, son rôle était fini. » On ne peut rien faire contre cette peste sauf fermer les portes… et lutter contre elle. C’est le paradoxe du récit : quelques hommes vont organiser le combat en sachant que leurs efforts sont pratiquement vains. Ils vont aider les malades à moins souffrir, protéger ceux qui sont encore indemnes, lutter contre la panique et le désordre, fabriquer un vaccin (d’abord inefficace, et peut-être ensuite efficace). Ces hommes ne se décourageront pas et n’abandonneront pas. Ils risqueront leur vie et feront passer la lutte avant leur intérêt privé. Ils ne fuiront pas et ne se contenteront pas de joindre les mains et de prier. Ils ne guériront personne mais ils empêcheront peut-être que l’épidémie ne s’étende, et accompagneront les mourants.
Parmi ces courageux, il y a des médecins qui font leur métier : « Pour le moment, il y a des malades et il faut les guérir. » Mais certains médecins font plus que leur métier, c’est le cas du docteur Rieux. D’autres luttent contre la peste parce qu’ils ont toujours lutté contre le mal, c’est le cas de Tarrou. Il y a ceux qui luttent parce « qu’il peut y avoir de la honte à être heureux tout seul », comme Rambert. D’autres luttent sans se poser de questions, comme Grand : « Il y a la peste, il faut se défendre, c’est clair. Ah ! si tout était aussi simple ! » Ils font passer leurs besoins personnels (confort, amour, sécurité) après les besoins de la lutte. Ils sont exemplaires, même le prêtre Paneloux qui accepte la volonté de son Dieu tout en proposant un « fatalisme actif » ! Personne n’était obligé d’entrer dans les équipes sanitaires organisées : mais certains l’ont fait. « Je dis seulement qu’il y a sur terre des fléaux et des victimes et qu’il faut, autant qu’il est possible, refuser d’être avec le fléau. » Camus montre la morale en action et, en nous la montrant, il fait de la morale. Or la morale est toujours dérangeante : elle va plus loin que ce que nous demandent les lois, elle nous demande parfois même d’aller contre elles.
Tenue d'un médecin soignant la peste
La Peste me pose des questions. Y a-t-il des fléaux en marche au moment où j’écris. Lesquels ? Où ? Quelles sont les victimes ? Qui sont les responsables ? Que faire ? Quand il n’y a ni guerre ouverte ni épidémie près de chez soi et que l’information couvre la planète, la leçon de morale est à la fois claire et ambiguë : se battre, mais où et contre qui ? De 1933 à 1945, l’Europe a été confrontée à la question morale. On n’a pas pu y échapper. Ceux qui sont restés neutres défendaient par la même leur morale, la morale de la neutralité, qui consiste à laisser faire. En 1947, on avait donc un cas de peste tout frais, indubitable et récent. D’où le succès immédiat de ce récit. Le parallèle était évident : la peste brune avait été chassée par les équipes sanitaires de la Résistance et la grande coalition militaire. Camus voulait ce parallèle : « La Peste, dont j’ai voulu qu’elle se lise sur plusieurs portées, a cependant comme contenu évident la lutte de la résistance européenne contre le nazisme. La preuve en est que cet ennemi qui n’est pas nommé, tout le monde l’a reconnu, et dans tous les pays d’Europe. » (Lettre à Roland Barthes, 1955)
L’habileté artistique de Camus a consisté à ne pas dire un mot du nazisme. Là où certains auraient écrit : « Il faut lutter contre le nazisme qui est une peste », Camus suggère : « Il faut lutter contre la peste, contre toutes les pestes ». D’où la portée supérieure de son récit et son ambiguïté. Camus a renoncé au mot « roman » : La Peste est une allégorie. Il a gommé les références historiques, les détails militaires ou idéologiques. Il s’est coupé intentionnellement de l’Histoire qui venait de s’achever. S’il avait parlé de pétainisme et de gaullisme, la leçon de morale serait déjà moins bien passée. Tout le monde savait en 1947 qu’il n’y avait pas eu de peste à Oran dans les années 40. Camus renonçait à l’interprétation historique directe pour élargir sa leçon. C’est d’ailleurs ce qu’on a reproché à son livre quand la guerre s’est éloignée. On a parlé de sa naïveté, de sa morale de boy-scout. Les plus indulgents parlaient de son didactisme, de sa lourdeur. Rieux, le docteur admirable, déclare : « Il ne s’agit pas d’héroïsme dans tout cela. Il s’agit d’honnêteté. C’est une idée qui peut faire rire, mais la seule façon de lutter contre la peste c’est l’honnêteté. » Dans Oran pestiférée, un homme honnête devait se mettre au service de ceux qui subissaient le fléau.
Le message de l’ « honnête » Albert Camus a longtemps fait rire en France. Il est aujourd’hui « réhabilité », mais pour de mauvaises raisons : il se trouve que la morale ressemble en partie aux bons sentiments et à la bienpensance actuels.
Albert Camus
Camus lui-même a provoqué l’équivoque. En effet, celui qui raconte après coup la chronique de la peste, c’est Rieux. L’honnête médecin, l’homme honnête devient un honnête écrivain en témoignant de l’épidémie : Rieux gagne sur tous les fronts. Dix ans plus tard, dans son discours de réception pour le prix Nobel de littérature (1957), Camus déclare : « L’écrivain ne peut se mettre aujourd’hui au service de ceux qui font l’histoire mais au service de ceux qui la subissent. » Être avec les blancs ou avec les noirs, il faudrait donc choisir. Sartre disait la même chose au même moment. Mais où sont les blancs, qui sont les noirs ? Sartre et Camus différaient déjà d’opinion sur ce point. Soixante ans plus tard, il est encore plus difficile de savoir qui fait l’histoire et qui la subit. La leçon de Camus résonne à mon oreille et à mon cœur, mais je suis incapable de savoir l’appliquer. L’écrivain ne met plus les pieds ni la plume dans aucun camp : par sagesse, par prudence, par lâcheté, et parfois même par honnêteté. Le temps de l’engagement est-il révolu ? Peut-être… D’où le sentiment, parfois si fort, de l’inutilité d’écrire et de la futilité de tout ce qui s’écrit autour de nous. Camus proposait deux critères pour juger de la blancheur ou de la noirceur de l’encre. Il les rappelle dans son discours de Suède : l’écrivain doit se mettre « au service de la vérité et de la liberté ». J’ai renoncé à comprendre le mot « liberté ». Je serais bien incapable de lui donner un sens concret. Les forces qui pèsent sur un individu en font le prisonnier de son époque, de son pays, de son milieu, de son histoire, de son corps.
Qu’est-ce aujourd’hui que la liberté d’expression, la liberté de culte, la liberté dans la vie privée ? Quant au mot « vérité », il a un sens, je ne suis absolument pas sceptique : « Deux et deux font quatre », rappelle Rieux, « et il vient toujours une heure dans l’histoire où celui qui ose dire que deux et deux font quatre est puni de mort ». Oui, la vérité est dérangeante, mais elle ne suffit pas à faire de la littérature. L’opposé de la vérité, c’est, disons, le mensonge, l’erreur, le flou. Il faudrait donc, quand on écrit, ne pas mentir, ne pas se tromper et être précis ? Peut-être. Mais ces trois règles ne font pas encore un art d’écrire. Un écrivain n’est ni journaliste, ni sociologue, ni historien. Un roman ne dit pas la vérité, c’est une fiction. L’écrivain exerce le « mentir vrai », disait Aragon. Il n’y a jamais eu de peste à Oran en 1940, et c’est pourquoi seul un romancier pouvait la raconter. Non, ce n’est pas son honnêteté d’homme qui a donné à Camus son talent d’écrivain. La littérature n’est pas une copie de la Déclaration des droits de l’homme. Il y a un deuxième écrivain dans La Peste, c’est Joseph Grand. Héros sans prétention, petit employé de mairie, il compose le soir un roman dont voici le début : « Par une belle matinée de mai, une svelte amazone, montée sur une somptueuse jument alezane, parcourait, au milieu des fleurs, les allées du Bois… » Ce roman en gestation se passe à Paris et raconte une histoire d’amour, bien loin d’Oran et de l’épidémie. Joseph Grand peine à l’écrire, il recommence à chaque fois, il se bat avec les mots, et ça deviendra peut-être un jour un grand roman… Après le saumon et le champagne de fin décembre, mon cher Hervé, ma première chronique de 2014 manque un peu d’entrain ! J’en suis désolé. Je vous souhaite, à vous, à nos lectrices, à nos lecteurs, une bonne année littéraire.
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