Les Ensablés - Notes de voyage de Laurent Jouannaud: Lisez "Les Misérables" : vous en sortirez ragaillardi ! Quel souffle !
Le 16/10/2011 à 14:57 par Les ensablés
Publié le :
16/10/2011 à 14:57
L’été 2011 restera pour moi l’été des Misérables. J’aime passer juillet août avec un gros roman. Vous savez que je ne voyage pas : les vacances consistent pour moi à ne pas bouger. Je reste à la maison, au soleil, sur mon balcon. Cette année, j’ai lu Les Misérables : c’est monumental, c’est-à-dire qu’il y a 1486 pages de texte, sans compter l’introduction et les notes. Un gros volume de la Pléiade que j’ai emprunté en bibliothèque. J’ai dû prolonger plusieurs fois ma fiche d’emprunt, sans bouger de mon fauteuil, grâce à internet. Ce roman fait partie des classiques qu’on ne lit pas : on n’en a plus le temps. Et puis, on « connaît » déjà l’histoire : ce chef d’œuvre a été si souvent mis en théâtre, en image, en bande dessinée, en comédie musicale ! Et on l’a publié en extraits, en classique abrégé.
Il m’a fallu huit semaines pour le lire et je n’ai rien fait d’autre à côté. J’ai lu le roman en entier, sans sauter une page. Et il y a des longueurs dans ces…365 chapitres ! Jean Valjean sort du bagne où il a passé 19 ans : il y est entré à 27 ans pour avoir volé un pain. C’est une forte tête : il a plusieurs fois tenté de s’évader, d’où la longueur exceptionnelle de sa détention. Mais au début du roman, il est libre : il a payé sa dette. Eh bien, non : un ancien taulard reste un taulard, telle est la loi non écrite des sociétés civilisées. Pour être traité comme les autres, il lui faut mentir et truquer, ce qui le remet par là même hors-la-loi. Jean Valjean cachera son passé ou l’assumera, selon les circonstances. Il devra le cacher pour faire honnêtement fortune et pour que Cosette, sa fille adoptive, puisse devenir une demoiselle. Il le cachera à Cosette elle-même pour être sûr qu’elle continue à l’aimer. Il l’assumera à la fin pour cesser de mentir à la société et être en paix avec sa conscience. Hugo est manichéen : le bien et le mal s’opposent absolument mais coexistent à l’intérieur de chaque être, sauf chez quelques saints. Jean Valjean n’est pas un saint.
Mais le roman commence par la vie d’un saint, Monseigneur Myriel. C’est lui qui sauve Jean Valjean. Il le sauve deux fois : il affirme aux gendarmes qu’il a donné au bagnard les couverts en argent qu’ils ont trouvés dans son sac. Il lui évite, par ce mensonge, de retourner au bagne. Et il lui montre le chemin du bien et de la dignité morale : « Jean Valjean, mon frère, vous n’appartenez plus au mal, mais au bien. C’est votre âme que je vous achète. » Il est difficile de dire pourquoi les larmes viennent aux yeux en lisant cette scène, et beaucoup d’autres : quand Jean Valjean aide Cosette à porter son seau dans la nuit glacée (« C’était un homme qui était arrivé derrière elle et qu’elle n’avait pas entendu venir. Cet homme, sans dire un mot, avait empoigné l’anse du seau qu’elle portait. Il y a des instincts pour toutes les rencontres de la vie. L’enfant n’eut pas peur. »), quand Gavroche tombe sous les balles, quand Marius comprend qu’il a fermé sa porte à celui qui lui a sauvé la vie (« Le forçat se transformait en Christ. Marius avait l’éblouissement de ce prodige. Il ne savait pas au juste ce qu’il voyait, mais c’était grand. »), quand Javert doute. Oui, il y a quelque chose de grand et qui touche dans ces scènes. Ce roman est donc moral mais pas moraliste : Hugo se borne à raconter les bonnes actions et les mauvaises. S’il y a le bien et le mal, il faut donc faire l’un ou l’autre, hésiter, choisir, faire un jour le bien, un autre jour le mal. Hugo s’oppose aux sceptiques et aux raisonneurs : voler sa petite pièce à un enfant, c’est mal ; voler celui qui vous a donné l’hospitalité, c’est mal ; pardonner, c’est bien. Voilà ce qu’on pourrait appeler des données immédiates de la morale : qui pourrait les réfuter ?
Dans le cours du roman, les choses se compliqueront. Hugo décrit les bas-fonds et les barricades : voler les bourgeois, faire la révolution, mentir pour sauver sa peau, est-ce bien ou mal ? Difficile à dire. Mais affirmer tout de même qu’il y un bien et un mal, voilà qui passerait pour naïf ou réactionnaire, en littérature, aujourd’hui. Un personnage anecdotique des Misérables déclare : « Étais -je avant ma naissance ? Non. Serai-je après ma mort ? Non. Que suis-je ? Un peu de poussière agrégée par un organisme. Qu’ai-je à faire sur cette terre ? J’ai le choix. Souffrir ou jouir. Où me mènera la souffrance ? Au néant. Mais j’aurai souffert. Où me mènera la jouissance ? Au néant. Mais j’aurai joui. Mon choix est fait. Il faut être mangeant ou mangé. Je mange. Mieux vaut la dent que l’herbe. Telle est ma sagesse. » Hugo connaissait donc cette fine argumentation qui permet d’être toujours du bon côté de la vie : il l’évoque et ne la réfute même pas. Il y a des durs du cœur, comme il y a des durs d’oreille.
Victor Hugo est un réaliste. Il décrit la misère et le mal : « Ils sont rares ceux qui sont tombés sans être dégradés ; d’ailleurs il y a un point où les infortunés et les infâmes se mêlent et se confondent dans un seul mot, mot fatal, les misérables ». Thénardier et sa femme (« C’était une truie avec le regard d’une tigresse ») sont méchants, absolument : Thénardier, c’est « le mauvais pauvre ». Le titre du roman, tout au long, garde ses deux sens : les misérables sont les malheureux et les méchants. La seule faute absolue, c’est de rester méchant en croisant sur sa route le bien et l’innocence. Jean Valjean a croisé une fois le bien : il en a été transformé. Thénardier croisera plusieurs fois le bien sans jamais s’amender. Hugo, ami et admirateur de Dumas, a écrit un roman d’aventures. Il se s’embarrasse pas et annonce la couleur : « Dans ces détails, le lecteur rencontrera deux ou trois circonstances invraisemblables que nous maintenons par respect pour la vérité. » Il y a des coups de théâtre, des coïncidences improbables, des rencontres inattendues, une lettre imprimée sur du buvard, d’incroyables actes de bravoure. Jean Valjean change de nom, fait fortune dans l’industrie, répand le bien autour de lui. Il s’échappe de la prison de Montreuil, se constitue prisonnier, retourne au bagne d’où il s’évade, tient tête à une bande de malfrats, échappe à une escouade de policiers. Il sauve la vie au père Fauchelevent écrasé par une charrette, à un autre bagnard, à Javert, à Marius qui est l’amoureux de Cosette. Il monte sur les barricades. On pourrait intituler ce roman « Les aventures de Jean Valjean », « Le proscrit magnifique » ou « Le gentleman du bagne ». Et pour finir, il mourra de vieillesse, dans son lit, réhabilité.
Jean Valjean n’est pas seul en scène : Hugo a plus d’un héros dans son sac. Il y a l’évêque Myriel et les Thénardier dont j’ai parlé, Cosette, Fantine (la fille mère, mère de Cosette), Gavroche, Marius et le grand-père de Marius. Et une foule de personnages secondaires qui marquent : le père Mabeuf (« il n’était ni royaliste, ni bonapartiste, ni chartiste, ni orléaniste, ni anarchiste, il était bouquiniste ») ; la sœur Simplice qui n’a jamais menti (sauf une fois, pour sauver la vie à un juste, Jean Valjean), le simple Champmathieu (victime désignée d’une erreur judiciaire, si Jean Valjean n’était venu se dénoncer), la fille Thénardier amoureuse de Marius.
Dans le troisième tiers du livre, Cosette qui a quinze ans maintenant, et l’étudiant Marius Pontmercy, fils d’un colonel mort à Waterloo, se croisent au jardin du Luxembourg : leur histoire d’amour donne au roman une nouvelle dimension. Hugo utilise un nouveau registre, en psychologue connaisseur de l’amour : « On a tant abusé du regard dans les romans d’amour qu’on a fini par le déconsidérer. C’est à peine si l’on ose dire maintenant que deux êtres se sont aimés parce qu’ils se sont regardés. C’est pourtant comme cela qu’on s’aime et uniquement comme cela. Le reste n’est que le reste, et vient après. Rien n’est plus réel que ces grandes secousses que deux âmes se donnent en échangeant cette étincelle. » Les amoureux devront lutter contre les circonstances : Jean Valjean les aidera puis aura la grandeur de s’effacer, de ne plus voir Cosette, pour qu’elle devienne Madame la baronne Pontmercy. C’est son plus grand sacrifice : « Le premier pas n’est rien ; c’est le dernier qui est difficile. » J’ai parlé de longueurs : ce sont de longues parenthèses qui coupent l’action. Hugo les annonce et les assume. Le début du roman commençait d’ailleurs par une longue digression sur la vie édifiante de l’évêque Myriel dans un diocèse de province (80 pages !), bien avant que Jean Valjean ne croise sa route. Hugo commence ainsi : « Quoique ce détail ne touche en aucune manière au fond même de ce que nous avons à raconter, il n’est peut-être pas inutile, ne fût-ce que pour être exact en tout, d’indiquer ici les bruits et les propos qui avaient couru sur son compte. » Il y a aussi 60 pages consacrées à la bataille de Waterloo, 20 pages sur les gamins de Paris avant d’arriver à Gavroche, 30 pages sur l’ancien couvent de la rue Picpus et ses Bernardines plus 10 pages sur les couvents en général, 30 pages sur la Restauration de 1830, 23 pages pour expliquer ce qu’est l’argot, 20 pages pour faire le distinguo entre émeute et insurrection, 20 pages sur l’histoire des égouts de Paris. Quelle érudition, quelle documentation ! Ce didactisme passe mal aujourd’hui. Et il y a des digressions dans les parenthèses. Dans « L’argot » par exemple, on lit : « La vraie question, c’est celle-ci : le travail ne peut être une loi sans être un droit. Nous n’insistons pas, ce n’est point le lieu ici. » Et suivent pourtant quatre pages sur la question sociale. Je vous en donne la conclusion, caractéristique du mélange de lucidité et d’optimisme supérieur propre à Hugo, et de son style : « L’idéal est effrayant à voir ainsi perdu dans les profondeurs, petit, isolé, imperceptible, brillant, mais entouré de toutes ces grandes menaces noires monstrueusement amoncelées autour de lui ; pourtant pas plus en danger qu’une étoile dans les gueules des nuages. » D’ailleurs, deux cents pages plus loin, un révolutionnaire qui va mourir sur les barricades de 1832 s’écrie : « Citoyens, le dix-neuvième siècle est grand, mais le vingtième siècle sera heureux. » Il se trompait : c’est le vingt-et-unième siècle qui sera heureux, n’est-ce pas ?
Victor Hugo sait aussi faire bref : Javert se suicide en onze lignes, Jean Valjean devient l’honorable et riche Monsieur Madeleine en une demi-page, et on ne saura rien de son retour au bagne (« On nous saura gré de passer rapidement sur des détails douloureux »). Et à côté de longs monologues, il y a des dialogues du tac au tac. L’essentiel du roman n’a pas vieilli : argent et respectabilité, injuste justice, amour fou, misère et politique. Prenez Javert, le policier qui ne lâche pas l’ancien bagnard. C’est un fonctionnaire au service de l'État. Hugo n’en fait jamais un méchant homme, mais il applique la loi sans pitié. Il se l’applique à lui-même. Quand il pense avoir dénoncé à tort Monsieur le maire comme ancien forçat recherché, il demande sa destitution : « J’ai souvent été sévère dans ma vie. Pour les autres. C’était juste. Je faisais bien. Maintenant, si je n’étais pas sévère pour moi, tout ce que j’ai fait de juste deviendrait injuste. Est-ce que je dois m’épargner plus que les autres ? Non. » Javert est un « fanatique » du devoir : « Rien n’était poignant et terrible comme cette figure où se montrait ce qu’on pourrait appeler tout le mauvais du bon. » Plus tard, Jean Valjean sauve la vie à Javert et le policier perd ses repères.
Du magnifique monologue qui le conduit au suicide, j’extrais ceci : « Ce forçat, ce désespéré, que j’ai poursuivi jusqu’à le persécuter, et qui m’a eu sous son pied, et qui pouvait se venger, et qui le devait tout à la fois pour sa rancune et sa sécurité, en me laissant la vie, en me faisant grâce, qu’a-t-il fait ? Son devoir ? Non. Quelque chose de plus. Et moi, en lui faisant grâce à mon tour, qu’ai-je fait ? Mon devoir ? Non. Quelque chose de plus. Il y a donc quelque chose de plus que le devoir ? » C’est l’éternelle lutte entre la justice et la morale. Il y a ces formules si bien frappées : « Il n’y a ni petits faits dans l’humanité, ni petites feuilles dans la végétation », « ce charmant avril qu’on appelle vingt ans ». Et d’autres plus approximatives mais éloquentes : « Le drame n’était pas seulement sombre, il était obscur. » Et des effets : « Ses cheveux, gris encore au moment de son arrivée à Arras, étaient maintenant tout à fait blancs. Ils avaient blanchi depuis une heure qu’il était là. » Et des vérités premières, pour vous et moi : « La misère d’un jeune homme n’est jamais misérable. Le premier jeune garçon venu, si pauvre qu’il soit, avec sa santé, sa force, sa marche vive, ses yeux brillants, son sang qui circule chaudement, ses cheveux noirs, ses joues fraîches, ses lèvres roses, ses dents blanches, son souffle pur, fera toujours envie à un vieil empereur. » Ou cette remarque, lorsque Cosette préfère Marius à son père adoptif : « L’ingratitude des enfants n’est pas toujours aussi reprochable qu’on le croit. C’est l’ingratitude de la nature. La nature, nous l’avons dit, regarde devant elle. La nature divise les êtres humains en arrivants et en partants. Les partants sont tournés vers l’ombre, les arrivants vers la lumière. » Il y a des drôleries, comme la côtelette de l’étudiant Marius, qui lui fait trois jours : « Le premier jour il mangeait la viande, le second jour il mangeait la graisse, le troisième jour il mangeait l’os. » Et d’amusants passages en argot : « Tonorgue tapissier aura été fait marron dans l’escalier. Il faut être arcasien. C’est un galifard. Il se sera laissé jouer l’harnache par un roussin, peut-être même par un roussi, qui lui aura battu comtois. Prête l’oche, Montparnasse, entends-tu ces criblements dans le collège ? »
Tout est gonflé, exagéré, démesuré, chez Hugo : style, idées, anecdotes, coïncidences, personnages. On a forgé un mot pour dire cela : Hugo est hugolien… C’est une façon de mélanger le grand et le petit, le court et le long, le bas et le noble, le banal et l’extraordinaire : Hugo ne trie pas. Il croit en l’homme et veut le montrer en entier. Balzac, qui était catholique et royaliste, y croit beaucoup moins que lui : ses romans ont une cruauté étrangère à ceux de Hugo. Hugo pressent que l’homme n’est pas seul. Cet humanisme voit Dieu partout à l’œuvre. Ce Dieu est d’ailleurs devant l’homme plutôt que derrière lui, c’est plus un idéal qu’un premier moteur. Et l’artiste, comme le politique, doit accompagner l’homme : « Le livre que le lecteur a sous les yeux en ce moment, c’est, d’un bout à l’autre, dans son ensemble et dans ses détails, quelles que soient les intermittences, les exceptions ou les défaillances, la marche du mal au bien, de l’injuste au juste, du faux au vrai, de la nuit au jour, de l’appétit à la conscience, de la pourriture à la vie ; de la bestialité au devoir, de l’enfer au ciel, du néant à Dieu. Point de départ : la matière ; point d’arrivée : l’âme. L’hydre au commencement, l’ange à la fin. » Un athée honnête homme reconnaît qu’il y a du mystère dans l’aventure terrestre et que l’homme a des progrès à faire. Le moraliste Hugo ne m’en demande pas plus : accepter le mystère et vouloir le progrès. Il peut écrire : « Nous sommes pour la religion contre les religions. » Quant à la manière d’avancer, voilà : « Ni despotisme, ni terrorisme. Nous voulons le progrès en pente douce » Cette formule d’il y a 150 ans reste d’une actualité brûlante. Je termine en disant combien j’admire l’homme Hugo : vingt ans d’exil, sans revenir une seule fois en France, parce que Louis-Napoléon Bonaparte, une fois élu président de la République, a trahi ses électeurs et la constitution en se proclamant Napoléon III… L’été prochain, mon cher Hervé, en Normandie, tournez votre chaise longue vers Guernesey et lisez Les Misérables : vous en sortirez ragaillardi ! Quel souffle !
Laurent Jouannaud - Octobre 2011
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