Je ne suis toujours pas fait une opinion sur Michel Houellebecq. Il me semble qu’il n’a écrit qu’un seul bon roman, le premier, Extension du domaine de la lutte (1994) : c’était une juste description de la société moderne. Je n’ai pas aimé Les particules élémentaires (1998). J’ai lu Plate-forme (2001), son troisième roman, un peu trop facile et ficelle. Le quatrième, La possibilité d’une île (2005) m’a laissé froid : je n’aime pas la science-fiction. Dans le dernier, le cinquième, La carte et le territoire, Prix Goncourt 2010, il y avait d’intéressantes réflexions sur l’art, mais l’ensemble m’a laissé insatisfait. En cinq romans, Houellebecq est pourtant devenu un phénomène littéraire international. Ce phénomène est-il un monument ? Beaucoup en doutent…
Le 11/05/2012 à 19:01 par Les ensablés
Publié le :
11/05/2012 à 19:01
Par Laurent Jouannaud
Le roman qui a lancé Houellebecq, c’est son second livre, Les particules élémentaires, qui, « à la surprise générale, n’a pas obtenu le Goncourt », lit-on sur Wikipedia. J’ai décidé de le relire pour votre blog, cher Hervé. Houellebecq est ambitieux : il nous montre la vie de deux personnages à une époque, la nôtre, où s’accomplit la « troisième mutation métaphysique, à bien des égards la plus radicale, qui devait ouvrir une période nouvelle dans l’histoire du monde. » Son roman combine la théorie et les faits, l’abstrait et le concret : Houellebecq raconte et analyse. C’était la même ambition chez Balzac ou Proust, qui font alterner eux aussi descriptions et explications pour décrire un monde en transformation. Houellebecq veut dépasser les faits-divers sordides et les histoires de couple (pas moins sordides) qui seront son matériau de base.
Le roman raconte la fin de la seconde période métaphysique de l’humanité, celle de la science, apparue après la phase religieuse. Houellebecq nous décrit quelques signes de cette mutation et Les particules élémentaires photographient les années 1970 (« Ce même été 1974, Annabelle se laissa embrasser par un garçon dans une discothèque de Saint-Palais. Elle venait de lire dans Stéphanie un dossier sur l’amitié garçons-filles. »), 1980 (« J’ai rencontré Anne en 1981, poursuivit Bruno avec un soupir. Elle n’était pas tellement belle, mais j’en avais marre de me branler. Ce qui était bien, quand même, c’est qu’elle avait de gros seins. », « J’ai eu mon premier poste à la rentrée 84, au lycée Carnot, à Dijon. Anne était enceinte de six mois. Voilà, on était enseignants, on était un couple d’enseignants ; il nous restait à mener une vie normale. »), 1990 (« On était en 1988, tout le monde commençait à prendre conscience des dangers du sida. ») Le roman (publié en 1998) quitte cette veine réaliste pour décrire les années 2000 (« La création du premier être, premier représentant d’une nouvelle espèce intelligente créée par l’homme « à son image et à sa ressemblance », eut lieu le 27 mars 2029, vingt ans jour pour jour après la disparition de Michel Djerzinski. »). Nous sommes maintenant dans un roman de science-fiction qui tient en trente pages. Mais Houellebecq ne s’engage pas à fond sur ce terrain futuriste : les dernières pages qui décrivent la troisième phase de l’humanité nous laissent sur notre faim. Il y a eu une mutation génétique, le lien filial qui nous rattachait à l’humanité a été rompu, « les humains ont consenti à leur propre disparition »… et sont devenus des dieux : « Aux humains de l’ancienne race, notre monde fait l’effet d’un paradis ». Il reprendra ce thème dans La possibilité d’une île, avec pas moins de 500 pages.
Les pages réalistes qui racontent les années post-68 décrivent la société presque uniquement sous l’angle sexuel, et sans fioritures. C’est la vie sexuelle de deux hommes, Bruno et Michel, qui ont eu vingt ans en 1976 et 1978, comme Houellebecq d’ailleurs. Ces passages ont assuré à Houellebecq un succès de scandale (et il n’est déjà pas si facile d’y arriver) Page 57 : « Il sort sa bite, qui paraît à Bruno épaisse, énorme. Il se place à la verticale et lui pisse sur le visage. La veille, il a forcé Bruno à le sucer, puis à lui lécher le cul ; mais ce soir il n’en a pas envie. » Page 81 : « Parfois, quand la fille décroisait les jambes au moment où il sortait sa bite, il n’avait même pas besoin de se toucher ; il se libérait d’un jet en apercevant la petite culotte. » Page 91 : « Ma mère a bougé, j’ai cru un instant que ses yeux allaient s’ouvrir ; ses cuisses se sont légèrement écartées. Je me suis agenouillé devant sa vulve. J’ai approché ma main à quelques centimètres, mais je n’ai pas osé la toucher. Je suis ressorti pour me branler. » Page 95 : « Ensuite, j’ai approché ma bite de sa bouche ; elle a tété quelques petits coups, mais elle n’a pas tellement aimé. Je n’ai pas insisté. Je me suis mis à califourchon sur elle. Quand j’ai serré mon sexe entre ses seins j’ai senti qu’elle était vraiment heureuse, elle a poussé un petit gémissement. » Page 129 : « Sexuellement, son année avait bien démarré. L’arrivée des filles des pays de l’Est avait fait chuter les prix, on trouvait maintenant sans problème une relaxation personnalisée à 200 francs, contre 400 quelques mois plus tôt. » Page 132 : « Lui-même, par exemple, avait quarante-deux ans ; désirait-il pour autant les femmes de son âge ? En aucune façon. Par contre, pour une petite chatte enrobée dans une mini-jupe, il se sentait encore prêt à aller jusqu’au bout du monde. Enfin, du moins jusqu’à Bangkok. » Page 143 : « Son voisin de gauche se faisait masser les pectoraux, les seins de la fille bougeaient doucement ; il avait le nez à hauteur de sa chatte. Le radio-cassette de l’animateur émettait de larges nappes de synthétiseur dans l’atmosphère ; le ciel était d’un bleu absolu. Autour de lui, les bites luisantes d’huile de massage se dressaient lentement dans la lumière. » Page 151 : « Il gérait maintenant le déclin de sa virilité au travers d’anodines branlettes, pour lesquelles son catalogue 3 Suisses, occasionnellement complété par un CD ROM de charme à 79 francs s’avérait plus que suffisant. » Page 165 : « Il ôta rapidement son tee-shirt, s’en recouvrit les flancs, bascula sur le côté et sortit son sexe. Avec un ensemble parfait, les minettes roulèrent leur maillot vers le bas pour se faire bronzer les seins. Avant même d’avoir eu le temps de se toucher, Bruno déchargea violemment dans son tee-shirt. Il laissa échapper un gémissement, s’abattit sur le sable. C’était fait. »
Parfois, très rarement, comme page 173, Houellebecq est plus lyrique : « Lorsque les lèvres de la fille atteignirent la racine de son sexe, il commença à sentir les mouvements de sa gorge. Les ondes de plaisir s’intensifièrent dans son corps, il se sentait en même temps bercé par les tourbillons sous-marins, il eut d’un coup très chaud. Elle contractait doucement les parois de sa gorge, toute son énergie afflua d’un seul coup dans son sexe. Il jouit dans un hurlement ; il n’avait jamais éprouvé autant de plaisir. » Page 176 : « A partir d’un certain âge, une femme a toujours la possibilité de se frotter contre des bites ; mais elle n’a plus jamais la possibilité d’être aimée. Les hommes sont ainsi, c’est tout. » Page 180 : « Elle ouvrit légèrement les yeux au moment où il la pénétrait. Elle parut un peu surprise, mais écarta les jambes. Il commença à bouger en elle, mais s’aperçut qu’il devenait de plus en plus mou. Il en ressentit une grande tristesse, mêlée d’inquiétude et de honte : « Tu préfères que je mette un préservatif ? demanda-t-il. -Oui, s’il te plaît. Ils sont dans la trousse de toilette à côté. » Il déchira l’emballage ; c’était des Durex Technica. Naturellement, dès qu’il fut dans le latex, il débanda complètement. » Page 186 : « Au matin il essaya de pénétrer Christiane, mais cette fois il échoua, il se sentait ému et nerveux. « Jouis sur moi » dit-elle. Elle étala le sperme sur son visage et sur ses seins. « Viens me voir » dit-elle encore au moment où il passait la porte. » Page 226 : « A son retour, je lui ai juste demandé une pipe. Elle suçait mal, on sentait ses dents ; mais j’ai fermé les yeux et j’ai visualisé la bouche d’une des filles de ma classe de seconde, une Ghanéenne. En imaginant sa langue rose et un peu râpeuse, j’ai réussi à me libérer dans la bouche de ma femme. » Page 248 : « “Je te fais jouir maintenant, ou tu préfères que je te branle dans le taxi ? -Non, maintenant.“ Ils trouvèrent un taxi pour les Halles. » Page 257 : « Il était fier de son phallus long et épais, de ses grosses couilles velues. La pénétration perdait peu à peu de son intérêt pour lui, mais il prenait toujours du plaisir à voir les filles s’agenouiller pour lui sucer la bite. » Cela suffit-il ? C’était un florilège, et cela ne s’arrête que 50 pages avant la fin, quand les deux héros du roman abandonnent toute activité sexualité. Voilà ce qui a fait, en partie, l’originalité de Houellebecq : il parle de sexe de façon désespérante.
Dans l’existence de ses deux héros, Bruno Clément et Michel Djerzinski, la sexualité aura joué un rôle central, et Houellebecq en décrit les tristes étapes. Ce n’est ni de l’érotisme (pas assez raffiné) ni de la pornographie (trop froid) : c’est bien ce qui dérange. Houellebecq ne fait ni dans la dentelle ni dans le sentiment : cette brutalité verbale est un style. On a évidemment nié que ce style corresponde à la réalité : à chacun et chacune d’en juger… J’ajoute que Houellebecq, au long de son roman, cite Auguste Comte, Saint Paul, Kant, Pascal, Deleuze, Debord, Descartes, Lautréamont, Nietzsche, Kafka, Rousseau, Sollers, Sartre, Aldous et Julian Huxley, Valéry, Proust, Baudelaire, Thomas Mann, Foucault, Lacan, Démocrite, Derrida, Parménide, et à bon escient, autant que je puisse en juger. C’est un homme qui a beaucoup lu et sait parfaitement ce qu’il fait. Ce style brut s’étend à tout le roman. Dans d’autres passages, l’auteur se lance dans des explications scientifiques qui ne manquent ni d’intérêt ni de pertinence. On croirait lire une revue de biologie, de sociologie, ou de physique : « Les inégalités de Bell dérivées à partir des hypothèses d’Einstein étaient nettement violées, les résultats s’accordaient parfaitement avec les prédictions de la théorie des quantas. Dès lors, il ne demeurait plus que deux hypothèses. Soit les propriétés cachées déterminant le comportement des particules étaient non locales, c’est-à-dire que les particules pouvaient avoir l’une sur l’autre une influence instantanée à une distance arbitraire. Soit il fallait renoncer au concept de particule élémentaire, etc. »
Ailleurs, son héros analyse l’ADN et les problèmes de réduplication du code génétique. Ailleurs encore, il relate longuement un fait-divers sanglant qui a eu lieu en Californie, et c’est comme un compte-rendu de journal. Bref, le lecteur doit faire le grand écart entre plusieurs styles, entre plusieurs niveaux littéraires. Je pense que c’est la faiblesse du roman, et je précise que c’est une question de goût personnel : j’aime l’unité de ton, qui n’empêche pas la variété des sujets. Partout, scène de drague homosexuelle, description de paysages, discussions littéraires, Proust est proustien, Balzac balzacien. Houellebecq manque de nappé, certains passages lui échappent, il n’ « écrit » sans doute pas assez. Mais il touche la bonne cible : le sexe est le problème central de la société moderne. La sexualité qui a longtemps uni l’espèce humaine (couple, famille) est devenue la force qui la désunit : plaisir solitaire ou multiplication des partenaires, refus des obligations de la maternité et de la paternité, culte désespéré de la beauté et de la jeunesse, « âpreté de la compétition ». Houellebecq a parfaitement raison d’éviter l’érotisme (sexe cool) et la pornographie (sexe hard) qui ne vont pas au fond de la question sexuelle. La sexualité, qu’on en parle ou qu’on la taise, est devenue notre obsession : « A mesure que ses érections devenaient plus difficiles et plus brèves, Bruno se laissait gagner par une détente attristée. L’objectif principal de sa vie avait été sexuel ; il n’était plus possible d’en changer, il le savait maintenant. En cela, Bruno était représentatif de son époque. » Pourquoi Bruno, agrégé de lettres modernes, n’a-t-il pas sublimé sa sexualité, pour parler comme les psys ? Voici une explication, déjà avancée dans Extension du domaine de la lutte : « La libération sexuelle a parfois été présentée sous la forme d’un rêve communautaire, alors qu’il s’agissait en réalité d’un nouveau palier dans la montée historique de l’individualisme. » La sublimation, selon Freud, c’est mettre ses pulsions au service de la société en limitant ses désirs ; or l’individualiste ne sert que lui-même. « Que lui restait-il à vivre ? Peut-être quelques fellations pour lesquelles, il le savait, il accepterait de plus en plus facilement de payer. » Son demi-frère, le savant qui va révolutionner la biologie, n’aura pas été sexuellement plus heureux, mais il aura pu se consacrer à ses recherches, et sa vie a, sinon un sens, en tout cas un but, résoudre des questions scientifiques : « Sa vie d’homme, il l’avait vécue seul, dans un vide sidéral. Il avait contribué au progrès des connaissances ; c’était sa vocation, c’était la manière dont il avait trouvé à exprimer ses dons naturels ; mais l’amour, il ne l’avait pas connu. » Et il se suicidera à la fin du roman.
Houellebecq est dérangeant et ne s’embarrasse pas de circonlocutions. Son diagnostic est clair : « Le matérialisme était au fond incompatible avec l’humanisme, et devait finir par le détruire. » Nous en sommes toujours là. « Combien de temps la société occidentale pourrait-elle subsister sans une religion quelconque ? », se demande Michel. Je ne sais pas. Houellebecq, le public ne s’y est pas trompé, écrit pour dire quelque chose. Il se place dans la grande tradition réaliste : l’écrivain voit, ressent et comprend ce qui se passe avant les autres, et son devoir est de décrire ce qu’il voit. Le réalisme choque toujours. Houellebecq me choque, ce qui ne veut pas dire qu’il a tort : n’accusons pas le miroir de refléter nos grimaces. Les particules élémentaires n’est pas assez romanesque à mon gré. Les romans suivants de Houellebecq le seront davantage, mais ça ne les rend pas meilleurs. Comment être romanesque sans être conventionnel, calculateur, convenu, cucul ou tristement correct ? Pas facile. A tout prendre, je préfère la brutalité lucide de Michel Houellebecq qui donne des coups de pied dans la fourmilière littéraire.
Laurent Jouannaud - mai 2012
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