Bonne année, cher Hervé ! J’ai été content de vous revoir à Noël et j’ai apprécié notre promenade en librairie à Strasbourg : vous savez pourquoi. Je suis heureux de savoir que vous travaillez à votre nouveau roman, et ça avance, dites-vous. En ce qui me concerne, je n’écris rien mais j’espère m’y remettre bientôt : l’écriture n’est-elle pas notre seule rampe ? Sur la quinzaine de livres que j’ai lus ces dernières semaines, j’en ai achevé trois en diagonale et j’en ai abandonné quatre autres en cours de route. Le reste, c’étaient des polars sans surprise et des livres de sociologie ou d’anthropologie. Bref, je suis en manque de grande littérature. Je n’ai même pas lu les prix littéraires de 2012 qui ne sont pas encore arrivés jusqu’à ma bibliothèque de quartier. Pour cette première chronique de l’année 2013, je voulais relire quelque chose d’à la fois digeste et substantiel, de profond et de léger, et de parfaitement empaqueté. J’ai donc relu Colette : Le Blé en herbe (1923), La Fin de Chéri (1926) et La Chatte (1933).
Le 27/01/2013 à 10:56 par Les ensablés
Publié le :
27/01/2013 à 10:56
Par Laurent Jouannaud
Ce sont trois romans brefs, une centaine de pages, chacun pour décrire une situation et la conduire à son dénouement. A la fin, les personnages ont franchi une étape, passé une épreuve et continuent leur existence. La durée de l’action n’est que de quelques mois : ces trois romans se passent en été. C’est une saison qui se prête bien aux descriptions de la nature où Colette excelle. Elle décrit la chaleur, les orages, les ciels, la lumière. « Il y eut ainsi une série de jours immobiles, sans vent, sans nuages, sauf des « queue-de-chat » laiteux, lents, qui paraissaient vers midi et s’évanouissaient : des jours si divinement pareils l’un à l’autre que Vinca et Philippe, apaisés, pouvaient croire l’année arrêtée à son plus doux moment, mollement entravée par un mois d’août qui ne finirait pas. » Ou : « La canicule sèvre les grandes villes et leurs abords, au lever du jour, des roses mouillés, des mauves floraux et des bleus de rosée qui baignent les espaces où le végétal en foule respire. » Et dans La Chatte : « Le soir de juin, gorgé de lumière, tardait à pencher du côté de la nuit. »
Le cadre de ces trois romans est à peu près identique : la bourgeoisie parisienne. Il y a de grandes maisons, des domestiques, des dîners, des voitures, du beau monde. Et bien sûr des jardins et des parcs. La richesse est ancrée dans la terre et la pierre. Dans Le Blé en herbe, on est dans la maison de vacances familiale en Bretagne. Dans La Chatte, le jeune couple quitte pour quelques semaines la grande maison de Neuilly que l’on rénove pour un studio prêté par un ami. Et Chéri aime revenir dans « sa maison », un bel appartement parisien. C’est un art de vivre très français, qui existe encore, qui est encore un idéal, même si la richesse aujourd’hui affiche un autre style. Et la famille se tient : il faut à la fois sauver les apparences et assurer la continuité de l’héritage. Quant à l’intrigue, je retrouve dans ces trois romans, le même fil : Colette observe un couple qu’une tierce personne vient parasiter. Est-ce l’éternel triangle ? Oui, en quelque sorte. Mis à part Adam et Eve et exceptés les premiers moments qui les aveuglent, les amants ne sont jamais seuls et l’intrusion du tiers vient rayer l’idéal. Chez Colette, les variantes sont originales. Dans Le Blé en herbe, Phil et Vinca, seize ans et demi, quinze ans et demi, sont promis l’un à l’autre depuis l’enfance. Mais avant même que les deux amoureux n’en viennent à l’acte, cet été-là ou le prochain (« C’est peut-être l’an prochain qu’elle tombera à ses pieds et lui dira des paroles de femme»), il y a Mme Dalleray qui passe ses vacances dans la villa d’à côté. Phil la rencontre par hasard, la revoit, va le retrouver. Elle l’affranchit. Vinca a senti que quelque chose se passait : « Mais la pureté vigilante de Vinca percevait, par des avertissements soudains, une présence féminine auprès de Philippe. » Et le mensonge et la duplicité sont au cœur de ce bel amour d’adolescents.
Dans La Fin de Chéri, on ne sait pas trop ce dont souffre Fred Peloux : l’ennui d’après guerre, l’oisiveté (il est riche), l’âge (« Il buttait simplement contre un Chéri de trente ans ») ? Il attend quelque chose, « une attente insatiable ». Il retombe alors amoureux de son ancienne maîtresse, Léa : il se rend compte qu’il n’a jamais cessé de lui appartenir. C’est elle le tiers qui l’empêche d’aimer vraiment Edmée, sa femme. Dans La Chatte, Camille et Alain viennent de se marier : « Alain et Camille vivaient doucement, assagis et ensommeillés par la chaleur et la volupté. » Ils vivent en appartement en attendant la fin des travaux dans la maison familiale de Neuilly. Mais Saha, la chatte, supporte mal la séparation d’avec son jeune maître. Alain la reprend avec lui : ce sera l’occasion de la première dispute. Saha est le symbole de la vie de célibataire qu’Alain regrette et Camille l’a tout de suite compris : « Il se sentait las et irrité, prêt à l’injustice, effrayé de constater qu’il n’était plus jamais seul. » Colette décrit parfaitement la complexité des sentiments. L’homme et la femme, à la fois partenaires et adversaires, sont de force égale. Cette égalité fait que ces romans, vieux de presque un siècle, sont étonnamment actuels. Vinca se bat, elle frappera Philippe et elle gagnera la bataille. Camille jette la chatte du neuvième étage pour en finir avec cette rivale, « cette sacrée cochonnerie de bête ». Dans La Fin de Chéri, si Fred ne désire plus Edmée, s’il la néglige, elle le lui rend bien : elle a un amant, à « la main épaisse et douce », avec « des étincelles dans sa moustache rousse ».
Colette nous montre des femmes fortes… Fortes ? Colette n’aimerait pas ce mot-là. Femmes fortes contre hommes forts ? Et qui est le plus fort ? Voilà ce qui ne l’intéresse pas. Il y a bien une sorte de guerre entre les hommes et les femmes mais il y a aussi le désir des sexes l’un pour l’autre. Chez Colette, entre un homme et une femme, c’est physique. Colette aimait les plantes et les animaux mais elle ne suggère pas que les enfants naissent dans les choux. Son œuvre est crue et cruelle. Là encore, elle est d’aujourd’hui. Mais pas d’érotisme affecté ou cucu avec elle ! Il n’y a ni pudeur ni impudeur. C’est le mot instinct qui me paraît le mieux traduire ce que montre Colette de la sexualité. Lisez plutôt. Mme Dalleray ne se fait pas d’illusion : « Il m’attend. Il calcule le plaisir qu’il peut espérer de moi. Ce que j’ai obtenu de lui était à la portée de n’importe quelle autre passante. » Quant au premier acte charnel entre Phil et Vinca, la description en est dégrisante : « Il entendit la courte plainte révoltée, perçut la ruade involontaire, mais le corps qu’il offensait ne se déroba pas, et refusa toute clémence. » Entre Fred Peloux et sa femme Edmée, rien n’est vraiment joué : « Edmée suivait du regard l’homme nu, sa nudité verdie délicatement par le reflet des rideaux bleus. Il passait et repassait devant elle, offert, blanc, entraînant sa zone de parfum, et déjà hors de portée. La confiance même de ce corps nu, incomparable, hautain, reléguait Edmée dans une immobilité faiblement vindicative. »
Mais Edmée désire ailleurs : « Un bras velu d’or fin, une bouche ardente sous le poil d’or la retenaient maintenant. » Léa vieillie, « énorme édifice de chair couronné d’une herbe argentée », provoque cette exclamation : « Comment cela lui est-il arrivé d’être vieille ? Tout d’un coup, un matin ? Ou peu à peu ? Et cette graisse, ce poids dont gémissent les fauteuils ? Est-ce un chagrin ? qui l’a changée ainsi et désexuée ? » Et entre Alain et Camille, les deux jeunes mariés, il n’y a rien d’autre que le plaisir qui déjà ennuie l’homme : « Le bref protocole voluptueux, les soucis gymniques, la gratitude simulée ou réelle, reculaient au rang de ce qui est fini, de ce qui ne reviendra sans doute jamais. »
Les bonnes manières et les conventions semblent interdire les cris et les éclats. On souffre en serrant les dents. On n’en laisse pas voir grand-chose. Chez Colette, on sait se tenir. Vinca, à la fin du roman, se donne à Philippe qui est devenu un homme. Elle lui a dit : « Tu peux être tranquille, je ne me tuerai pas à cause de cette femme-là ! » Allez, ils se marieront un jour. Quant à Camille et Alain, ils parlent de divorce : mais est-ce qu’on divorce pour un chat ? Il suffit d’attendre : « Il est trop tôt pour prendre une… une détermination…Nous verrons plus tard… » Et quand l’issue est violente, - car dans les beaux quartiers aussi il y a des drames - les choses sont bien faites. Fred, dit Chéri, se suicide, mais proprement, dans une chambre qu’il a louée à cet effet, et presque avec le sourire. En tout cas, il n’accuse personne. « Il portait ainsi jusqu’aux derniers jours d’octobre son paisible et bureaucratique désespoir. » Il y a peu de commentaires : Colette décrit et cite. Des descriptions et des voix. Elle appelle les plantes par leur nom, et ses dialogues sont fins comme des aiguilles. C’est fin, c’est net, c’est précis. Il y a du chirurgien en elle : elle jardinait avec passion, ce qui veut dire couper, trier, ligaturer, greffer. Et il y a une leçon morale, comme dans toute grande œuvre : chez Colette, c’est une variante du stoïcisme. Chacun a eu son tour, et la roue tourne. Chéri le sait : « Il y a un temps pour être jeune et un temps pour être moins jeune. Il y a un temps pour être heureux… » Et Léa lui dit : « Tu n’as été unique que… pendant un temps. » Quelle douche existentielle ! Mais Colette en dirait autant d’un coucher de soleil ou d’une fleur.
Je lis rapidement Près de Colette (1956), les souvenirs de Maurice Goudeket, le troisième et dernier époux de Colette. Il indique qu’elle relisait « inlassablement » Balzac et Proust. Et qu’elle aimait Zola, « surtout l’Assommoir ». Proust, évidemment. Mais Balzac et Zola ne sont-ils pas aux antipodes de Colette ? Différence de pinceau, mais pas différence d’esthétique : il s’agit pour ces auteurs, Proust inclus, de rendre le réel, de lui faire rendre gorge, ce réel que nous vivons, qui nous échappe, qu’on nous cache, qui se cache, ou que nous nous cachons. Le jardin français où Colette m’a entraîné valait le détour.
Laurent Jouannaud Janvier 2013
Paru le 01/05/2003
95 pages
J'ai lu
2,00 €
Commenter cet article