Le 15/08/2011 à 14:50 par Les ensablés
Publié le :
15/08/2011 à 14:50
Par Laurent Jouannaud
C’est un des romans de Balzac les plus lus, et, d’après la notice, son premier vrai succès. Meubles encombrants, lampe à suspension faisant ombre et lumière, habits de gros drap, ruelles tortueuses et fiacres, tout cela enrobé dans une langue robuste pour ne pas dire épaisse, voilà l’idée que je me fais du réalisme de cette époque : nourrissant mais peu diététique… J’ai un souvenir particulièrement indigeste du Père Goriot, lu quand j’étais jeune et pressé ! Balzac a décrit l’impitoyable lutte pour l’argent et la cruelle indifférence de tous envers les vaincus, bref l’inhumaine comédie humaine. Et comme la société n’aime pas qu’on lui tende le miroir, pas plus aujourd’hui qu’alors, bravo au courageux Balzac ! Mais la littérature ne se mesure pas aux bons sentiments…
Je suis surpris de la minceur de ce roman, pas plus de deux cents pages, et de la rapidité de la narration. Il n’y a que deux personnages : le père Grandet et sa fille Eugénie. Le troisième, c’est l’argent. Grandet est un homme d’affaires de province : « Financièrement parlant, M. Grandet tenait du tigre et du boa : il savait se coucher, se blottir, envisager longtemps sa proie, sauter dessus ; puis il ouvrait la gueule de sa bourse, y engloutissait une charge d’écus, et se couchait tranquillement, comme le serpent qui digère, impassible, froid, méthodique. » Il était à son aise en 1789. Utilisant la dot de sa femme, il acquiert alors les biens du clergé. En 1819, au début du roman, Balzac parle d’une fortune de 5 à 6 millions. A la mort de Grandet, en 1827, il s’agit de 17 millions. Il a acheté un château, avec fermes, forêts, étangs, ce qui est un excellent placement, et il pourrait se faire appeler marquis de Froidfond : il préfère rester vivre dans sa vieille maison de Saumur. Car le père Grandet est riche mais avare : il ne dépense pas. Il chauffe à dates fixes, indépendamment du temps qu’il fait. Il n’achète pas : tout vient de ses paysans. Il n’a qu’une servante, Nanon, femme à tout faire depuis trente-cinq ans, qui lui est dévouée comme un chien. Grandet est avare de paroles : « Quatre phrases exactes autant que des formules algébriques lui servaient habituellement à embrasser, à résoudre toutes les difficultés de la vie et du commerce : « Je ne sais pas, je ne puis pas, je ne veux pas, nous verrons cela. » Il ne disait jamais ni oui ni non. » Tout est soumis à sa loi autour de lui et la ville même de Saumur semble lui obéir : « L’hiver sera rude, le père Grandet a mis ses gants fourrés : il faut vendanger. » Grandet n’est pas un homme méchant. Il respecte sa femme, sa fille, ses voisins et la loi. Et il est respecté de tous. Ni l’abbé, ni le notaire, ni les nobles de la région, ni les gens de Saumur ne trouvent rien à redire à cette soif d’or : faire de l’argent, encore plus d’argent, quoi de plus légitime ? Chacun ressent, et moi aussi, une certaine admiration pour ce Grandet. Il faut du talent pour s’enrichir ! J’imagine qu’aujourd’hui rien n’a changé : chez les Pinault, Arnault, Dassault, même boulimie insatiable d’accumuler encore, et même admiration de la cour. Très vite, dès la trentième page, Balzac allume la mèche : un soir, sans prévenir, arrive de Paris Charles Grandet, « beau jeune homme de 22 ans ». C’est le neveu de Grandet. Son père, le frère du Grandet de Saumur, est lui aussi homme d’affaires : ruiné, il vient de se suicider. Il confie son fils à son frère, lui demandant de l’aider à partir se refaire aux Indes.
La bombe ne touche pas Grandet qui n’a pas vu son frère depuis vingt-trois ans. Grandet, et c’est sa grandeur, n’a qu’un amour : l’argent. Il ne se mêle pas de politique, il ne se veut pas mécène, il ne guigne pas la noblesse, ce n’est pas un homme de pouvoir, seul son notaire et lui connaissent sa colossale fortune. Son argent ne lui sert à rien, il vit comme ses paysans, son avarice est une passion inutile. Rien ne peut l’atteindre, pas même la mort de ses proches. La bombe touche Eugénie qui tombe amoureuse. Quand le cousin Charles part se refaire aux Indes, son avare d’oncle ne lui donne pas un sou. Eugénie lui confie, au contraire, sa petite fortune personnelle : « J’ai de l’or, je le lui donnerai. » Ce sont les pièces que son père lui offre depuis treize ans pour sa fête, pour son anniversaire, pour le nouvel an : « Tu lui as tout donné, dit la mère épouvantée. Que diras-tu donc à ton père, au jour de l’an, quand il voudra voir ton or ? » A partir de ce moment, Balzac tient le lecteur en haleine. On attend la réaction de Grandet à la disparition des pièces d’or, et des nouvelles de Charles, mort ou vif. Eugénie attend elle aussi ces deux événements. Pendant ce temps, l’avare continue ses spéculations. Balzac aime les détails financiers auxquels le lecteur ne comprend pas grand-chose, il y faudrait un banquier, mon cher Hervé. Mais il y a une poésie des grands chiffres : « M. des Grassins, après avoir déduit les sommes que lui devait le tonnelier pour l’escompte des cent cinquante mille francs d’effets hollandais, et pour le surplus qu’il lui avait avancé afin de compléter l’argent nécessaire à l’achat des cent mille livres de rente, lui envoyait par la diligence, trente mille francs en écus, restant sur le semestre de ses intérêts, et lui annonçait la hausse des fonds publics. Grandet gagnait, depuis deux mois, douze pour cent sur ses capitaux, il avait apuré ses comptes, et allait désormais toucher cinquante mille francs tous les six mois sans avoir à payer ni impositions, ni réparations. »
Au jour de l’an, la colère de Grandet est terrible : « Tonnerre, où est l’or ? Qu’est devenu l’or ? » Il tient sa fille enfermée, réduite au pain sec et à l’eau : elle s’étiole. Sa femme, bouleversée, en tombe malade et va mourir. Mais la vie est comme un bon roman, elle ne manque pas d’ironie : Balzac nous décrit maintenant un père Grandet généreux et aux petits soins pour sa fille et sa femme mourante. Son notaire lui a expliqué que si la mère meurt, la fille réclamera sa part d’héritage, la moitié de la fortune ! Son avarice l’oblige à ménager les deux femmes. Eugénie lui abandonnera ses droits sans hésiter, elle aime Charles et pas l’argent : « Va, mon enfant, tu donnes la vie à ton père ; mais tu lui rends ce qu’il t’a donné : nous sommes quittes. Voilà comment doivent se faire les affaires. La vie est une affaire. » Que cette formule est juste ! A un moment ou un autre, chacun pense à soi en termes de bilan : est-ce que ça vaut le coup de vivre sa vie ? était-ce une bonne ou une mauvaise affaire ? Mais la jeune Eugénie Grandet ne calcule pas, elle parie. Elle ne compte pas, elle joue. Et c’est aussi sérieux que les affaires. Balzac n’est ni sociologue ni historien, c’est un romantique : le romantisme, c’est le contraire du marché, des comptes et des intérêts bien compris. Eugénie aime Charles et attend son retour : « Ce fut l’amour solitaire, l’amour vrai qui persiste, qui se glisse dans toutes les pensées, et devient la substance, ou, eussent dit nos pères, l’étoffe de la vie. » L’amour est aveugle, autant que l’avarice, l’amour du jeu ou la paternité : Charles était un mauvais cheval. « Comment, Nanon, dit un soir Eugénie en se couchant, il ne m’écrira pas une fois en sept ans ? » On attend maintenant l’estocade et le sacrifice d’Eugénie : Les illusions perdues, titre balzacien emblématique, vaut pour bien des vies et bien des romans.
Charles a fait fortune, « le sang des Grandet ne faillit point à sa destinée ». Balzac résume comment : « Charles devint dur, âpre à la curée. Il vendit des Chinois, des nègres, des nids d’hirondelle, des enfants, des artistes ; il fit l’usure en grand. L’habitude de frauder les droits de douane le rendit moins scrupuleux sur les droits de l’homme. » Cela n’a pas vieilli. Quand il rentre en France, il veut s’installer à Paris et se marier dans la noblesse. Il n’a pas oublié la cousine de province : il lui rembourse ses pièces d’or, six mille francs et les intérêts. Peut-on être plus correct ? « Oui, ma chère cousine, malheureusement pour moi, le moment des illusions est passé. Que voulez-vous ! En voyageant à travers de nombreux pays, j’ai réfléchi sur la vie. D’enfant que j’étais au départ, je suis devenu homme au retour. » Devenir homme, c’est donc trahir ses serments ? Mais il y a une nouvelle ironie de la vie : en épousant Eugénie, il aurait eu fortune et château. Ses calculs lui ont fait rater la vraie bonne affaire. C’est le romantisme qui aurait payé ! Eugénie Grandet est de celles qui n’aiment qu’une fois. Son père meurt, elle hérite : elle éponge les dettes du cousin, fait un mariage blanc et consacre sa fortune aux bonnes œuvres. « Telle est l’histoire de cette femme qui n’est pas du monde au milieu du monde, qui faite pour être magnifiquement épouse et mère n’a ni mari, ni enfants, ni famille. » Bref, une vie pour rien, pour reprendre une de vos formules, mon cher Hervé. Oui, Eugénie Grandet est un beau monument. Balzac colle à la réalité et nous oublions qu’il l’invente. Il décrit une passion réaliste et une passion romantique. Il nous montre un Grandet heureux. Le moribond demande à voir son or : « Ça me réchauffe ! » disait-il quelquefois en laissant paraître sur sa figure une expression de béatitude. » Passion assouvie ! Mais Eugénie, elle, a raté sa vie en aimant sans retour le mauvais numéro. Passion malheureuse !
Balzac n’en tire aucune conclusion. Sa passion à lui, la nôtre, c’est l’écriture. Passion assouvie ou passion malheureuse, mon cher Hervé ? Passion.
Laurent Jouannaud - Août 2011
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