Le Journal d’un homme de 40 ans de Jean Guéhenno « Nul de nous n’a l’honneur d’avoir une vie qui soit à lui ». L’exercice autobiographique et plus largement celui des mémoires constitue un genre à part entière avec ses contraintes et ses règles. Sous-jacents à l’entreprise, l’autojustification, le narcissisme et la posture sont parmi les écueils principaux. Dans son Journal d’un homme de 40 ans, Jean Guéhenno réussit avec une sincérité et une force étonnante à les éviter pour nous donner un témoignage à la fois singulièrement individuel et générationnel.
Le 19/04/2015 à 14:18 par Les ensablés
Publié le :
19/04/2015 à 14:18
Par Carl Aderhold.
L’exergue qui ouvre l’ouvrage écrit en 1933 et paru un an plus tard, en résume bien l’esprit : « Nul de nous n’a l’honneur d’avoir une vie qui soit à lui » (Victor Hugo). Né en 1890, l’auteur, rendu « au milieu du chemin de [sa] vie » avoue avoir longtemps résisté au désir d’écrire ce journal : « Je craignais jusqu’au semblant d’orgueil qu’il y a dans des "confessions" ». S’il s’y résout malgré tout, c’est parce que « chacun ne fait jamais que porter témoignage » et qu’ayant « conscience d’appartenir à une espèce commune de l’humanité », cela l’aide à « croire qu’en parlant de moi, je parlerai aussi des autres ».
L’originalité de ses mémoires tient tout entier dans cette double position de principe : s’interdire l’anecdote pour rendre ce qui dans son existence ressortit d’un fonds commun à l’humanité et d’autre part inscrire cette autobiographie dans le temps de sa rédaction. De nombreux allers et retours entre son passé et l’année 1933, qui voit entre autres l’arrivée au pouvoir d’Adolf Hitler, ponctue le récit. Cette double mise en perspective, ne garder que ce qui dans son histoire renvoie à celle de sa génération et relire ses souvenirs à l’aune de l’actualité, donne une tonalité particulière à l’ensemble de l’ouvrage.
Fils d’un cordonnier syndicaliste et d’une piqueuse de chaussures très croyante, Jean Guéhenno grandit à Fougères, une ville qu’il nomme F… S’il décrit la misère de sa condition, ce n’est jamais avec emphase. Aucune recherche d’apitoiement facile du lecteur. Les événements racontés, la visite du Président de la République, les grèves qui privaient sa famille de ressources, son entrée dans le monde du travail à 14 ans, n’ont qu’un but : retrouver avec précision les sentiments de l’enfant commun qu’il fut. Commun c’est-à-dire semblable aux autres. Tout concourt à dresser le portrait d’un monde, la France profonde d’avant 14.
Il y a d’un côté son père qui entend lutter pour sa dignité, n’hésite pas à prendre la tête de plusieurs grèves, et de l’autre, sa mère attachée à son travail, par une sombre résignation empreinte de religion qui trouve dans ses interminables journées au-dessus de sa machine un sens à son existence, l’instinct de son utilité sociale, quelque chose qui remplit son temps sur terre, en justifie la dureté. Comme deux versants du monde ouvrier d’alors, ceux qui entendent lutter pour améliorer leur condition et ceux qui s’y résignent, sûrs qu’il faut gagner son pain à la sueur de son front. La description de la honte de son père obligé de prendre des commandes malgré la grève car sa femme est malade est particulièrement forte car jamais Guéhenno ne juge ni ne conclue.
Le danger de cette méthode réside dans le fait de réduire chaque personnage à un type, en faire le représentant d’une tendance, d’une philosophie, ramener chaque fait à leur signifiance, mais l’art de Guéhenno consiste justement à brouiller ces contours trop nets, à gripper les mécanismes trop bien huilés de la démonstration en s’appuyant sur la précision de ses souvenirs qui rendent aux scènes leur unicité et en rendant à chacun sa profonde humanité, débarrassé de tout jugement. Il constate, raconte, décrit.
La Première Guerre mondiale à laquelle il participe en tant qu’officier au 77e RI en est le plus bel exemple. Point de scènes de combat, point de longues diatribes sur la violence de la guerre, ni sur l’inanité d’une telle boucherie. Il ne s’abandonne jamais au récit de la vie dans les tranchées, à son quotidien de poilu. Même sa grave blessure en 1915 ne donne lieu qu’à une rapide description. L’important pour lui est ailleurs. Il est double. Il s’agit d’une part de rendre compte le plus justement possible de l’état d’esprit, l’exaltation patriotique qui fut la sienne ainsi que celle de ses camarades au début de la guerre. Dénoncer la guerre à ses yeux n’est rien si on ne met pas à jour ce qui la rendit possible et même souhaitée par l’opinion publique. Symptomatique est la coupure qui intervient dans le récit au moment de décrire la guerre. Il préfère évoquer les événements qui ont lieu pendant qu’il écrit ses mémoires comme une mise en garde : les mécanismes qui ont permis 1914 sont toujours à l’œuvre.
C’est à une autre lecture de la guerre que nous conduit la méthode de Guéhenno. On l’a rangé un peu vite dans le camp de ce pacifisme bêlant et sans réel contenu, si répandu parmi les anciens combattants durant l’entre-deux-guerres. Cela me semble extrêmement réducteur car la critique que porte Guéhenno est à la fois plus forte et plus complexe. Ce n’est pas tant la fameuse « brutalisation » mise en avant aujourd’hui par les historiens qu’il pointe. Ce ne sont pas tant les survivants qui l’intéressent mais les morts et plus encore leur absence. La disparition de ses amis, tous ces jeunes de vingt ans, dont l’ombre portée plane sur son existence et sur celle de la France des années vingt et trente. Toutes ces destinées qui n’ont pas été, ces êtres qui prêts d’entrer dans la vie ont été sacrifiés par la génération précédente. Le poids de cette absence se fait obsédante au fil du récit. Au fond il y a chez Guéhenno une souterraine culpabilité, vieux fond chrétien sans doute hérité de sa mère : culpabilité d’avoir quitté la classe ouvrière pour devenir un intellectuel, culpabilité d’en être revenu alors que ses amis sont morts.
Cette absence devient une présence entêtante qui le conduit à s’emporter contre la façon dont elle a été effacée au lendemain de la guerre par toutes sortes de subterfuges. Il faut lire les pages fortes - d’autant plus fortes que le style de Guéhenno n’est pas celui de Céline, mais d’un classicisme très IIIe République – sur la supercherie que constitue à ses yeux l’érection de 36 000 monuments aux morts ou de la tombe du soldat inconnu sous l’Arc de Triomphe : « comme durant la guerre, on décimait parfois, pour l’exemple, les régiments des vivants, on décima cette fois, pour notre édification encore. […] Les gouvernements ont fait de ce pauvre mort […] l’idole qui dit toujours oui, chargée de justifier le monde comme il va, comme ils veulent qu’ils aillent. »
S’il insiste comme la plupart des anciens combattants (terme qu’il récuse pour lui-même) sur la déception du retour, l’absence de leçons tirées, de changements importants, ce n’est pas seulement pour stigmatiser les gouvernants et leur duplicité politique. Il pointe aussi la lassitude des soldats revenus du front. « Au fond de nous renaissait une hypocrite joie, qui dans le deuil de la terre, n’osait se manifester, la joie de vivre encore, la joie animale d’homme qui savaient qu’ils pourraient donner encore du plaisir aux femmes, coucher encore avec elles, cette joie, qui gonflant nos artères et faisant battre plus vite le cœur, nous rend sourds au reste de l’univers. »
Là où la plupart des historiens voient aujourd’hui dans cette guerre le suicide de l’Europe, la mort de sa puissance et de sa civilisation, Guéhenno au contraire y décèle la naissance d’une conscience européenne. « Il n’y avait pas d’Europe quand nous étions enfants. » Elle est née « de notre sang et de nos larmes. » Une Europe qui, victime du même cataclysme, saura placer désormais au centre de sa civilisation, la valeur de la vie humaine. L’histoire de Guéhenno est toujours à hauteur d’homme. Humaniste si le terme ne s’était démonétisé à force d’être devenu une sorte de lieu commun pour chantres du camp du bien. Notre époque empreinte d’un cynisme censé être de bon aloi, la garantie de ne plus se faire avoir, raille facilement la naïveté d’une telle pensée. Mais l’humanisme de Guéhenno n’a rien d’une candide glorification des vertus de l’homme.
Au contraire, ses origines et la guerre ont forgé une lucidité qui lui vaut de professer une croyance en les hommes, les hommes réels. Refusant de verser dans le nihilisme d’une partie de sa génération ou dans la béate croyance en la lueur venue de l’Est même si pendant un moment, il partagera l’illusion d’un monde meilleur né de la Révolution russe, Guéhenno entend faire avec les moyens du bord, les limites de chaque génération et pourtant ne jamais s’en contenter ou se convaincre d’un horizon aussi bas. « Mangeurs de pain ! » Il ne peut se résoudre à croire que les hommes ne sont que cela. À la fin de l’introduction, il souhaite à ceux qui le suivent « plus de sagesse, plus de courage et plus de chance ». La Seconde Guerre mondiale viendra sonner comme un démenti à cet homme (qui rejoindra la Résistance, membre fondateur des Lettres Françaises et laissera un passionnant Journal des années noires) qui ne perdra cependant jusqu’à sa mort en 1978, aucunement la croyance en l’homme, en la valeur de sa vie et son aspiration au bonheur. « Qui sait si nos songes ne sont pas notre plus vraie justification ? Peut-être ne naissons-nous que pour ces songes, pour nous les transmettre les uns aux autres, et notre destin est-il rempli quand nous nous sommes acquittés de cette tradition sacrée. »
Commenter cet article