Proust, Gide, Montherlant, Giraudoux, Céline, Giono, Malraux, Aragon et tutti quanti : l’histoire du roman de l’entre-deux-guerres a ses canons. Ajoutons une rare touche féminine avec Colette. Pour cette poignée de noms célèbres, combien d’oubliés ? Infiniment. Beaucoup d’ensablés, mais aussi beaucoup d’ensablées, dont certaines renaissent ici et là au gré de nouvelles éditions, comme Renée Dunan (Éditions le Cercle) ou Maria Borrély (Éditions Parole). Parmi le lot, en voici une jamais rééditée, Marcelle Auclair.
Le 11/11/2018 à 09:00 par Les ensablés
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11/11/2018 à 09:00
Elle a pourtant été une personnalité très connue du milieu littéraire et journalistique du siècle dernier. Après avoir passé son enfance au Chili, où son père architecte dirige de grands travaux, elle revient en France (elle était née à Montluçon) et épouse l’écrivain Jean Prévost en 1926, année où celui-ci publie une Vie de Montaigne dictée en deux jours et demi, et où Auclair fait paraître, chez Gallimard, un récit, Changer d’étoile, que préface Valery Larbaud. Comme départ, on a connu pire.
En 1937, elle fonde le magazine Marie-Claire, dont le tirage est d’emblée colossal et le succès tout aussi formidable. Dans les années 1950-1960, elle obtient un important succès de librairie avec des ouvrages de psychologie populaire. Hispanisante, traductrice notamment de Federico Garcia Lorca, elle est de la fondation de la Société française des traducteurs. En 1954, elle publie au Seuil une mémorable Vie de Jean Jaurès.
Mais c’est à Santiago qu’elle a d’abord publié : un recueil de poésie en français, Transparence, et un roman en espagnol, La Novela del amor doliente. Ce roman, Auclair le réécrit en français sous le titre Toya et le publie chez Gallimard en 1927. Pas mauvais, mais pas particulièrement original. L’histoire d’une fille laide, Toya, qui vit dans l’ombre de sa sœur et de son mari, dont elle partage la maison.
Elle est obsédée par la maternité, dont elle cherche à combler le manque dans sa passion pour son neveu, et par l’amour, qu’elle ne connaîtra jamais, sinon dans sa passion secrète pour son beau-frère. Aigrie par l’âge, par la déception, par la jalousie, elle choisit de retourner dans la maison où elle est née pour y finir ses jours seule, recluse dans sa chambre et n’ayant d’autre soutien que sa foi en Dieu.
Quelques années plus tard, Auclair publie Anne Fauvet ou l’assortiment difficile (Gallimard, 1931), livre plus moderne, du moins dans son intention, où se manifestent les vertus éducatives de la future auteure du Livre du bonheur (Seuil, 1959) et de Connaissance de l’amour (Plon, 1960). Anne Fauvet sera réédité comme « roman pour jeune fille » dans la collection de littérature populaire « Scarlett » des éditions S.E.P.E en 1948. C’est qu’il y a amour et amour, comme le rappelle la phrase de Katherine Mansfield qu’Auclair met en exergue à son roman : « Si l’on pouvait seulement distinguer l’amour faux du vrai, comme on distingue les bons champignons des mauvais ! »
C’est là un programme que va alimenter toute la carrière d’Auclair. Dans Anne Fauvet, nous suivons la jeune héroïne éponyme dans sa révolte contre des parents bornés par les usages de la bourgeoisie provinciale, son installation à Paris, l’apprentissage sentimental qu’elle y fait. Dans ce roman assez prévisible, Auclair témoigne d’une qualité précieuse qu’elle saura, plus tard, comme journaliste, manier avec brio : la pénétration de la psychologie féminine dans ses interactions avec les conventions sociales.
Le plus réussi des livres d’Auclair, c’est cependant ce récit (il fait moins d’une centaine de pages) qu’elle écrit alors qu’elle vient de s’installer en France, Changer d’étoile. La revue Le Navire d’argent, alors que Jean Prévost en était secrétaire de rédaction, en publia en primeur de larges extraits recueillis sous le titre « La coquetterie guérit ». C’est à vrai dire un très beau livre. Préfacé par Valery Larbaud, je l’ai dit, à qui Auclair en envoyait les chapitres au fur et à mesure qu’elle les écrivait, Changer d’étoile a été publié en 1926 dans la jolie collection « Une œuvre, un portrait » des éditions Gallimard, où, cette même année, ont paru Brûlures de la prière de Jean Prévost et Jacquot d’André Beucler.
Ce récit a probablement quelque résonance autobiographique. Une jeune femme, fraîchement installée à Paris, se remémore des fiançailles qui ont tourné court alors qu’elle vivait à Santiago. Elle a en effet rompu avec son fiancé, Miguel, un homme grave et égoïste, dominateur, soupçonneux, qui sans doute, si elle l’avait épousé, l’aurait étouffée avec ses principes, son autorité, son intraitable rigueur. Ils étaient mal assortis, voilà tout : « cet amour-là m’allait mal, comme le violet jaunit la peau des brunes », dira-t-elle.
Le roman s’ouvre sur de très belles pages où elle se rappelle le sourire de cet homme, où elle se voit elle-même sourire au contrôleur du métro en reproduisant sans le vouloir l’attitude concentrée de Miguel. Mais si le souvenir de cet homme l’habite encore par ce genre de petits détails (plus tard elle fera son portrait, s’attardera à l’intonation de sa voix), son histoire avec lui est bel et bien derrière elle. À Paris, elle est maintenant une femme épanouie qui a tiré une leçon de l’échec de sa relation avec Miguel.
Elle ne souffre donc plus, elle ne regrette donc rien, sinon de ne pas avoir su le rendre heureux ; elle aurait dû, songe-t-elle, être plus attentive à l’aimer comme il le souhaitait, car « l’amour est surtout une manière de vivre ». Mais comment aimer l’autre comme il le souhaite quand son attitude vous heurte et vous fait souffrir ? Rue de Vaugirard, elle entre dans une mercerie, tâte une écharpe, achète un crochet qui lui rappelle les menus objets qu’elle aimait acheter à Santiago, et cela suffit pour la faire définitivement basculer, jusqu’au dernier chapitre du livre, dans le souvenir du pays où elle est née et de sa relation amoureuse. La mercerie, c’est sa madeleine.
Le livre ne raconte cependant pas de grands événements. Seule la rupture des fiançailles donne un certain relief à la trace des jours. Ce qui fait la qualité du livre, c’est l’écriture que cette rupture suscite et qui se traduit par la délicatesse des réflexions, la qualité des émotions de la narratrice, ses joies et ses déceptions, sa peine et ses regrets. Tout cela est raconté avec tact, finesse, assurance, lucidité, et témoigne d’une sensibilité et d’un point de vue féminin sur les êtres et sur le monde remarquables. Auclair sait dire beaucoup en quelques phrases, elle sait faire concis. Rien de trop, rien qui dépasse, seulement une plume alerte et distinguée, qui serait presque chirurgicale si elle n’était balancée par une émotion très belle, qui respire entre les lignes.
Lorsqu’elle lui annonce sa rupture, Miguel fuit au Brésil. Elle prend à son tour la décision de partir en Europe, mais fait escale à Rio où Miguel la rejoint quelques heures. Elle est troublée, craint de l’aimer encore, mais sait aussi que la nature a fait d’elle une femme forte et confiante, qui a le courage de ses résolutions. Voyez comment Auclair prépare son personnage à revoir son ex-fiancé : « Je suis contente de ma robe en crêpe blanc, du chapeau de fine paille blanche, mais je me regarde avec angoisse : comment va-t-il me trouver ? Brunie déjà par huit jours de navigation, plus femme, plus vivante. Libre, je m’épanouis. Et puis, j’ai joui de la vie, quand même. Je ne sors ma souffrance que lorsque je le veux bien. Raisonnable. Non, mais j’aime trop de choses pour qu’un homme ait jamais le pouvoir de me rendre longtemps tout à fait malheureuse. J’ai mes compensations : une journée ensoleillée, un livre, un voyage. La section “amour” a été dévastée, mais la section “indépendance” a donné une bonne récolte. Équilibre des gains et des pertes. Application des balances commerciales à la vie intérieure. »
Dans les jours qui suivent, la balance du cœur est équilibrée par le poids du chagrin et la gaieté. Mais sur ce navire qui traverse l’Atlantique, elle danse, s’amuse, lit, sait que tout est vanité, mais qu’importe, il y a la vie ; et tandis qu’elle danse sur le pont, elle observe le ciel piqué d’étoiles, se rappelle les vers du poète parnassien José-Maria de Heredia (d’origine cubaine) qui inspirent à Auclair le titre du livre : changer d’étoile, ce sera bien sûr aborder Paris.
Le dernier chapitre est un peu inattendu. La narratrice se rend à la messe à Saint-Sulpice. Ici sont mis en équilibre Dieu et les frivolités de la mode ; pendant qu’elle se compose mentalement une toilette, elle s’abîme dans le Christ en s’unissant à sainte Thérèse. Le lecteur se souvient alors de la fin dévote de Toya, mais que rachète l’élégante vitalité de l’héroïne de Changer d’étoile. En parallèle à ses conseils aux jeunes femmes, Marcelle Auclair écrivit d’ailleurs La Vie de sainte Thérèse d’Avila (Seuil, 1950) et traduisit les œuvres de la carmélite espagnole chez Desclée de Brouwer en 1964. Comme si le Ciel reflétait la légèreté coquette des femmes aimées.
François Ouellet
Novembre 2018
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