ROMAN FRANCOPHONE – Sur les bords du lac de Zurich, Assem Gaïeb est là pour un rendez-vous avec son contact, Auguste. Il est agent des services français. Depuis des années, il accomplit des missions, sur ordres, dans tous les coins chauds de la planète et il sent que les nouvelles recrues du service savent sa réputation sans en connaître tous les détails. Lui, il espère, il souhaite que cette mission qui va lui être confiée soit la dernière, car une certaine lassitude l’envahit après toutes ces années où il a contribué, discrètement, mais efficacement, à faire en sorte que son pays puisse agir tout aussi discrètement pour protéger ses intérêts, faire avancer ses pions.

Au bar de l’hôtel, leurs deux solitudes se sont croisées et ils ont senti que, l’un comme l’autre, ils étaient disponibles pour une rencontre bien plus profonde qu’ils ne l’imaginaient tout en sachant, tous les deux, qu’elle n’avait que très peu de chances de connaître un quelconque lendemain.
Ils se sont quittés sereins de ce partage, pour continuer le cours de leurs vies puissantes et pourtant tellement contraintes, en gardant de cette soirée fugace un souvenir profond, réconfortant et durable. Pour continuer. Lui, pour retrouver un ancien militaire américain dont la hiérarchie craint qu’il ne soit délibérément en train d’effectuer une « sortie de route » incontrôlée et incontrôlable. Elle, pour tenter de sauver des œuvres d’art inestimables dans un Moyen-Orient que les extrémistes religieux mettent à feu et à sang !
Imbriquées dans les histoires d’Assem et de Mariam, on voit aussi défiler, sans lien direct avec celles-ci, en pointillés, comme de brèves visions par des fenêtres ouvertes sur l’extérieur, de grandes figures héroïques de l’Histoire : Hannibal, Grant et Hailé Sélassié.
Avec ces récits entremêlés, Laurent Gaudé s’interroge et nous interroge ! Partout l’Homme se bat pour gagner ! Gagner des batailles militaires, politiques économiques, culturelles, sociales, au grand jour, en grand secret, au prix de morts par centaines ou par milliers dans des affrontements titanesques, au prix de la perte de quelques pions sur un échiquier, dans des campagnes interminables, dans des raids éclair…
Mais qu’est-ce qu’une victoire ?
L’Histoire en est pleine. Qui ont coûté cher ! Si cher ! Tellement cher qu’il est juste de s’interroger sur le prix payé pour les obtenir.
Et où commence la défaite ?
Le sang versé par les soldats nordistes de Grant pour venir à bout des rangs sudistes fait-il partie de la victoire ? Toutes ces vies tranchées y compris dans les camps des « vainqueurs » ? Tout ce sang versé ? Comment est-il perçu par ceux qui survivront à l’enfer, entiers ou en morceaux ? Toujours en morceaux dans leur tête, c’est sûr !
Et quelle est la durée de la victoire ?
Celles d’Hannibal finissent au cimetière de ses éléphants détruits par une armée romaine revancharde et renaissant de ses cendres !
Celles de Job, que recherche Assem, sont les mêmes que celles de ce dernier : elles durent le temps de l’action et soulèvent tant de questions une fois sorti de celle-ci. Quelles justifications ? Cela en valait-il la peine ? Cela en valait-il le prix, notamment des « dommages collatéraux » ?
Chaque victoire est une défaite et chaque défaite est une victoire. Chacun de ces affrontements n’est qu’une nouvelle version du « qui perd, gagne ».
Même les tombes qui avaient été murées « pour toujours » sont profanées par les archéologues et les pilleurs. Les trésors sont soit précieusement conservés dans des musées, soit non moins précieusement cachés par des collectionneurs privés. Tous sont détournés de leur symbolique religieuse initiale et exposés comme des trophées, signant la défaite de leur destinataire originel qui ne bénéficiera plus de leur protection ou du silence qui les entourait.
Et un jour surviennent des extrémistes qui les détruisent dans les temples de la culture. Pour d’obscures raisons dont le pillage et l’appât du gain ne sont pas exempts.
« Vient (…) un jour le moment de la capitulation (…), la bascule dans la perte (…), l’entrée dans le temps de la défaite, mais qui fait partie du reste (...) ».
Alors que, pourtant, « il n’y a pas de défaite possible. Cela voudrait dire accepter de n’être plus ce que nous sommes (…). Nous avons lu trop de poésies depuis trop longtemps (…), il ne peut y avoir de renoncement ». Il faut « poursuivre jusqu’à l’épuisement » même s’il « n’y a pas de victoire » !
De bien belles pages qui plongent le lecteur dans un questionnement profond : finalement, l’Homme n’apprend-il rien ? Ni de ses victoires ni de ses défaites ?
Laurent Gaudé – Écoutez nos défaites – Actes Sud – 9782330109431 – 7,80 €
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Pour approfondir
Editeur : Actes Sud
Genre : littérature
Total pages : 288
Traducteur :
ISBN : 9782330066499
Écoutez nos défaites
de Laurent Gaudé
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