Le 02/05/2019 à 09:56 par Maxime DesGranges
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02/05/2019 à 09:56
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C’est sans doute la question que se pose quiconque entend donner son avis sur un livre qu’il a lu (et qui lui a probablement déplu, pour en venir à se poser une telle question). Brunetière répondrait simplement : « un critique », dont la fonction consiste selon lui à « juger, classer, expliquer ». Car le critique ne peut pas se contenter d’être un « bon, honnête et patient lecteur » (Thibaudet), il doit aussi frapper une œuvre littéraire de l’impitoyable « glaive de l’esprit » (Sainte-Beuve).
Juger le travail d’un autre : on conçoit que l’idée soit déplaisante et qu’elle puisse provoquer rancœur et incompréhension. Leconte de Lisle (à ne pas confondre avec celui qui abreuvait en musique nos sillons de sang impur) parle de la critique en termes peu flatteurs : elle se recruterait « parmi les intelligences desséchées », serait « pleine de regrets stériles, de désirs impuissants, et de rancunes inexorables » ; autrement dit, on en revient au vieil adage : « La critique est facile, l’art est difficile. » Or l’essai de Thibaudet tend à démontrer que ce procès est injuste et que la critique, quand elle est bien faite, peut même s’élever au rang de création à part entière.
D’ailleurs, plutôt que de parler de la critique, émergée au XIXe siècle, Thibaudet distingue en fait trois catégories, différentes et complémentaires : la critique des « honnêtes gens » (vous, moi, la grande presse… ceux « qui parlent et qui jugent »), la critique professionnelle (universitaires, revues spécialisées… ceux « qui lisent, qui savent et qui ordonnent ») et la critique des artistes (quand les écrivains, ceux « qui créent et qui rayonnent », réfléchissent à leur art).
On le voit, à la différence de Brunetière et pour parer les attaques de Leconte de Lisle, Thibaudet estime que, s’il y a bien un juge, il s’agit du public, et en prolongeant le parallèle judiciaire, il place plutôt le critique dans le rôle d’avocat général : en se prémunissant de la « manie d’avoir raison », celui-ci doit « tenir la balance exacte devant le juge », peser le pour et le contre, bref, accompagner le jugement plutôt que de le prononcer.
Eh oui, figurez-vous que, quand votre belle-sœur (prof de français, quand même) vous confie pendant le repas de Noël que le dernier D.F. (au pif) lui est tombé des mains (ça tombe mal : c’était justement votre idée cadeau), elle participe peut-être sans le savoir à faire de la critique, et tient son rôle dans le tribunal littéraire.
Jules Lemaître, éminent critique du XIXe, estimerait qu’il s’agit là de conversation sans importance et de bavardage, alors que la critique doit surtout se pencher sur les œuvres du passé. Mais Thibaudet le conteste : la critique du présent, notamment celle de la presse, « goût du jour exprimé dans le langage du jour, écrit pour être lu et non relu, dans la pensée du temps, pour être agréable, même si les chroniques ne seront plus lues d'ici quelques années » servira plus tard à la critique du passé, celle de l'historien, et dont ce dernier profitera pour trouver « le reflet des œuvres littéraires dans l’opinion mouvante de leur temps », terreau sur lequel les chefs-d’œuvre pourront plus tard émerger.
Nous, modestes chroniqueurs 2.0 et votre belle-sœur prof de français, qui appartenons à la première catégorie critique distinguée par Thibaudet, sommes peut-être le terreau duquel sortira un jour le prochain Marcel Proust, qui sait !
C’est inévitable : toutes les formes de critiques – parlée, professionnelle ou artiste – se trompent. Exemple parmi tant d’autres : Jules Janin, le « Prince des critiques » du XIXe, jugeait Balzac en-dessous de Alphonse Karr, Charles de Bernard ou Eugène Sue, dont on ne lit plus une ligne aujourd’hui, et on peut parier que dans quelques années beaucoup de nos journalistes se trouveront bien ridicules d’avoir encensé les dérisoires productions de certains de nos écrivains contemporains qui (ne) se reconnaitront (évidemment pas). Ne les accablons pas pour autant, car pour Thibaudet : « Rien n’est plus difficile que d’être un bon moderne, de l’être avec mesure et justesse d’esprit, de sentir et de goûter son temps dans son mouvement, dans son être immédiat et labile… »
Pour « goûter son temps », comme dit Thibaudet, mieux vaut donc avoir du goût. Car si le jugement est une des fonctions possibles de la critique, avoir du goût, qui « implique une variété, une culture, une possibilité et une habitude de comparer », lui est un préalable indispensable :
… en matière littéraire le jugement à lui seul ne fonde rien. Le jugement est une détermination de la raison, et ce n'est pas la raison qui apprécie les œuvres littéraires, c'est un état particulier de la sensibilité qui s'appelle le goût.
Du goût, donc, pour juger les contemporains, mais aussi de la science pour situer les œuvres du passé à leur juste place : voilà les qualités d’une critique idéale (autant qu’illusoire), nous dirait encore Brunetière qui ne rate jamais une occasion de l’ouvrir ; idéale car réunissant les deux qualités primordiales, et illusoire car les critiques, « de chair et d’os », penchent toujours vers l’une au détriment de l’autre. Partant de cette nécessaire imperfection, tant qu’à faire, Baudelaire plaide lui pour une critique incarnée et vivante, qui assume ses partis pris : « Pour être juste, c'est-à-dire pour avoir sa raison d'être, la critique doit être partiale, passionnée, politique, c'est-à-dire faite à un point de vue exclusif, mais au point de vue qui ouvre le plus d'horizons. »
Pour se permettre de critiquer, il faut donc connaître un minimum son sujet, connaissance qui participe à l’affinage du goût, qualité qui préside à la critique éclairée : c’est ce que vous pourrez répondre à votre belle-sœur la prochaine fois qu’elle se permettra de qualifier de « piquette imbuvable » la bouteille de Pommard 1er cru que vous avez sortie de la cave pour Noël, alors que vous savez qu’elle n’y connaît rien et boit du Vieux-Pape toute l’année (en lui rappelant au passage que « piquette imbuvable » est un pléonasme). Car en littérature le goût s’acquiert comme pour le vin. Thibaudet précise donc qu’il s’agit surtout pour le critique de chercher à comprendre son plaisir et essayant d’être le plus précis possible dans la description de son plaisir. Partis du plaisir, « nous en arrivons à la discipline, c'est-à-dire à l'effort ». C’est ce qui dissocie la simple lecture vagabonde du travail critique.
« Mais vous n’avez jamais écrit un livre, vous ne savez pas de quoi vous parlez ! » Protestation légitime de D.F (au pif) qui a lu votre chronique moqueuse et qui vous attrape dans un coin de la Foire du livre de Brive-la-Gaillarde pour vous casser la gueule. C’est vrai, de quel droit se permettrait-on de juger cet écrivain célèbre qui a consacré deux semaines de son temps précieux pour pondre un roman commercial aux dialogues insipides ? Les écrivains seraient-ils donc les mieux placés pour juger leurs collègues écrivains ? Si on ne l’est pas soi-même, de quelle autorité peut-on se réclamer ?
Pour répondre à fette lévitime queftion, fer D.F, dis-je en ramassant mes dents de devant, Thibaudet s’appuie sur Faguet, autre critique fameux : « L’autorité est faite pour une partie de la compétence que le public sent et reconnaît en vous ; pour une partie, de l’impartialité dont vous savez faire preuve ; pour une partie, et celle-là plus importante qu’on ne croit, de la puissance sur vous-même, que le public finit par apercevoir en vous et, pour tout dire, l’autorité sur le public, c’est surtout, transformée et transportée, l’autorité que vous avez sur vous-même. »
Il n’y a pas longtemps, Pierre Jourde, écrivain, professeur et critique (dans les trois catégories, comme il en existe beaucoup plus aujourd’hui qu’à l’époque de Thibaudet) expliquait en substance, dans un entretien filmé, qu’il n’est pas nécessaire d’avoir été chef cuisinier pour savoir apprécier avec justesse les plats d’un restaurant gastronomique. Et Diderot, dans un entretien non filmé, nous dit qu’avant d’avoir du goût, le créateur a surtout besoin de verve : « La verve a une marche qui lui est propre ; elle dédaigne les sentiers connus. Le goût timide et circonspect tourne sans cesse les yeux autour de lui ; il ne hasarde rien, il veut plaire à tous, il est le fruit des siècles et des travaux successifs des hommes. »
Finalement, l’essai d’Albert Thibaudet nous rappelle que, s’il faut toujours justifier son jugement, il n’est pas nécessaire de devoir justifier sa légitimité à prononcer un tel jugement. Car quelle que soit l’instance d’où il provient – critique « spontanée » ou critique « de professeurs » – le discours autour d’une œuvre participe de sa construction, et dans l’impénétrable désordre littéraire où se côtoient les navets et les chefs-d’œuvre, le temps finira seul par faire le tri.
Albert Thibaudet - Physiologie de la critique – Les Belles Lettres – 9782251200354 – 15 €
Paru le 13/04/2013
217 pages
Belles Lettres
15,00 €
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Gérant de la FNAC Bellecour
06/05/2019 à 05:04
:coolmad: :coolcheese: :coolgrin: :coolsmirk: :coolsmile:
LesMotsPassants
14/05/2019 à 12:45
Excellent article !