ROMAN FRANCOPHONE - L'écrivain Éric Faye, lauréat, entre autres, du Grand Prix du roman de l'Académie française (2010) revient en cette rentrée littéraire avec un nouveau roman intitulé La télégraphiste de Chopin aux éditions le Seuil. Un roman noir empreint de mystère et d'élégance.
Le 23/08/2019 à 09:48 par Dounia Tengour
Publié le :
23/08/2019 à 09:48
L’histoire se déroule à Prague, en République tchèque, à l’automne 1995. À cette date, la Tchécoslovaquie n’existe plus. Comme le souligne l’un des personnages, elle a été cassée en deux comme un morceau de sucre. L’ancien régime communiste a cédé la place à une démocratie en gestation qui reste encore hésitante. C’est une période de transition, d’interrègne où les nouvelles règles ne sont pas encore clairement définies, mais où l’on s’accommode toujours des anciennes habitudes.
Ludvík Slaný est un jeune journaliste qui travaille pour la chaîne de télévision publique tchèque ČT1. Il a trente-deux ans. Issu d’un milieu communiste, il s’est adapté comme tout le monde au nouveau système. D’un esprit rationnel et cartésien, il est à la fois compétent et respecté par ses pairs et jouit d’une excellente réputation de « fouineur ».
Mais est-ce seulement à cause de ses qualités journalistiques que son supérieur Filip Novák, le rédacteur en chef de la chaîne, lui a confié la réalisation d’un documentaire d’un « genre particulier » ? Ce dernier se doute-t-il qu’il sort avec son ancienne maîtresse, Zdeňka, cette brune envoûtante qui ressemble curieusement à la grande actrice russe Tatiana Samoïlova* ?
Ludvík reste méfiant. L’insistance de Novák pour lui refiler ce sujet lui met la « puce à l’oreille ». Il est tenté de lui avouer que lui aussi, avec Zdeňka, sa liaison est terminée. Lorsque Novák cite le nom de Věra Foltýnova, ce nom ne signifie rien pour Ludvík, il n’a jamais entendu parler d’elle.
Pourtant, c’est cette femme qui est au cœur de l’intrigue, c’est elle l’héroïne de ce roman qui prend les allures d’un polar à la recherche d’un mystérieux fantôme.
Věra Foltýnova n’a rien d’extraordinaire en apparence. C’est une femme « sans beauté ni laideur » et qui n’est plus très jeune. Elle a 57 ans, d’origine polonaise par son père et tchèque par sa mère. C’est une femme sans histoire qui travaillait comme employée dans une cantine scolaire et qui est maintenant à la retraite. Pourtant, un détail singulier la distingue de ses concitoyens. Elle « communique » avec les morts. Et parmi ses visiteurs « d’outre-tombe », un illustre musicien... Le célèbre compositeur Frédéric Chopin mort en 1849.
Věra Foltýnova n’a pas de véritables connaissances musicales. C’est à peine si elle a pris quelques cours de piano lorsqu’elle était enfant. C’est pourtant à elle que le grand compositeur aurait dit :
« J’aimerais que vous preniez sous ma dictée des morceaux que j’ai composés depuis ma mort. »
L’histoire tourne-t-elle autour d’une supercherie habilement montée, d’une mystification ou bien s’agit-il d’une femme qui sert de paravent à un « habile imitateur » qui cherche par ce procédé un moyen de faire parler de lui ?
Pas un seul instant, le jeune journaliste Ludvík ne croit à cette histoire. Cependant, lors de sa première rencontre avec Věra Foltýnova, il sent que cette femme ne colle pas avec l’image qu’il s’était faite d’elle lors de son entretien avec son patron Filip Novák. Elle ne ressemble pas à une dissimulatrice, encore moins à une « droguée de la célébrité ».
Alors ? ...
En professionnel consciencieux, Ludvík Slaný va se livrer à une enquête minutieuse sur le passé de cette femme, faire avec elle une série d’interviews où elle devra donner des détails précis, répondre à des questions parfois embarrassantes.
Dans son salon désuet où traîne une persistante odeur de fleurs, Věra Foltýnova se prête au jeu des questions avec un naturel qui trouble étrangement le journaliste. On apprend ainsi qu’elle n’était pas seule à détenir ce mystérieux pouvoir. Sa mère aussi avait ce don, mais à une échelle moindre. Son mari Jan Foltýn, décédé depuis, qui rêvait de « passer à l’ouest », avait séjourné quelque temps dans les prisons du régime. Elle évoque avec une pointe de nostalgie cette période triste et difficile derrière le rideau de fer, avant la chute du mur.
Pour mener à bien son enquête et confondre l’héroïne, Ludvík la place discrètement sous surveillance. Son supérieur, Filip Novák lui a adjoint les services d’un détective privé, un ancien agent de la StB, Pavel Černý.
Ce dernier, qui entretient des relations ambiguës avec Filip Novák du temps de la période communiste, est un spécialiste de la filature, des planques et de la collecte de renseignements. Comme beaucoup d’autres, il s’est adapté au nouveau système et a réussi à se reconvertir grâce aux nombreux dossiers qu’il détient sur les personnalités importantes qui ont collaboré avec l’ancien régime.
C’est avec le même zèle qu’il déployait autrefois pour surveiller les opposants au régime que le détective Pavel Černý prend en chasse sa nouvelle proie. Pour mener à bien sa mission, l’ex-agent de la StB se met en faction devant son immeuble, note ses heures de sortie, prend des photos, installe des écoutes téléphoniques, décachette soigneusement le courrier et le remet en place après en avoir pris connaissance.
Durant plusieurs jours, Pavel Černý suivra inlassablement Věra Foltýnova dans un Prague sombre et pluvieux. Il guettera ses sorties, il la suivra à distance dans le métro, il arpentera le quai Masaryk où la retraitée à l’habitude de se rendre.
Une étrange relation s’établira entre le chasseur et sa proie. Pavel Černý finira par connaître ses magasins favoris, ses itinéraires de promenade. Il saura que régulièrement, la dame donne rendez-vous à deux amies dans un café du centre de la ville. Mais au bout du compte, rien de vraiment concluant...
Qui est vraiment Věra Foltýnova ?... Qui est ce mystérieux visiteur qui surgit de l’au-delà ?... Est-ce vraiment Frédéric Chopin ?...
Le secret de cette femme nous intrigue, on veut connaître la vérité.
Mais au-delà de cette énigme et de la curiosité qu’elle suscite, l’auteur, Éric Faye, par petites touches habiles, en pointillé, réussit à élargir notre réflexion. Et si le véritable mystère était ailleurs ?
S’il résidait dans ce grand bouleversement auquel ont été confrontées brutalement les démocraties populaires de l’Est. Si la mutation trop rapide n’a pas mis en lumière cette part d’ombre honteuse, longtemps dissimulée, et qui se révèle au grand jour.
Comment le matérialisme athée des régimes communistes a-t-il subitement laissé place à un conservatisme religieux, à une dévotion étroite et à la superstition ? Comment des hommes et des femmes au service de l’État, élevés dans l’utopie communiste, se sont-ils engouffrés avec une telle rapidité dans la société libérale et se sont transformés en affairistes sans scrupules ?
Le récit construit sur plusieurs périodes et servi par une écriture fluide et élégante nous invite à découvrir un Prague, humide et inquiétant, mais terriblement envoûtant, où plane, sans jamais être citée, l’ombre de Kafka.
* Tatiana Samoïlova (1934-2014) : Héroïne du film soviétique Quand passent les cigognes de Mikhaïl Kalatozov réalisé en 1957. Le film a obtenu à Cannes la Palme d’or en 1958.
Éric Faye – La Télégraphiste de Chopin – Seuil – 9782021362695 – 18 €
Dossier - Chroniques et articles de la rentrée littéraire 2019
Paru le 14/08/2019
258 pages
Seuil
18,00 €
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