Qui peut profiter de la valeur créée ?
Le 27/01/2016 à 13:20 par Antoine Oury
Publié le :
27/01/2016 à 13:20
Les prochaines rencontres internationales du Forum d’Avignon se rapprochent, les 31 mars et 1er avril prochains à Bordeaux, et, en attendant, le cabinet Kurt Salmon, collaborateur de longue date du think tank culturel, propose une étude consacrée à l'hybridation numérique de la filière culturelle. Pour faire simple, elle consiste en un examen des manières de transformer l'essai numérique en perspectives économiques.
(Great Beyond, CC BY-NC-SA 2.0)
Catapulté dans l'espace numérique, Kurt Salmon évoque « l'entropie numérique » créée par les nouvelles technologies : cette force agit sur les différents acteurs de la filière culturelle, auteur/artiste, producteur/éditeur, diffuseur/distributeur et consommateur, en « bien » ou en « mal », création ou destruction de valeur. Dans un monde désormais régi par les usages, surtout ceux des internautes, l'hybridation des modèles économiques, aussi bien au niveau des financements que de la rémunération, est devenue la norme.
Pour ouvrir l'étude, Kurt Salmon propose une visualisation de l'hybridation numérique des différents secteurs culturels, avec le calcul d'un taux de digitalisation basé sur les revenus tirés du numérique par rapport au marché global, sans prendre en compte les éventuelles pertes liées au piratage.
Le secteur du livre apparaît donc en dernière position, sur le plan du taux de digitalisation, ce qui signifie que les consommateurs sont encore tournés vers le livre physique. Les estimations prévoient un taux de 25 % d'ici 2018, mais la croissance est encore loin d'être la plus importante face à la musique et à la vidéo. Pour le livre, Kurt Salmon évoque quatre modèles économiques, paiement à l’acte physique, paiement à l’acte numérique, abonnement physique et abonnement numérique. Mais le paiement à l'acte physique est encore dominant, puisqu'il représente 83 % des revenus totaux du secteur, dont l'hybridation est donc faible.
Si l'indice d'hybridation (23 pour le livre) est supérieur au taux de digitalisation, tout va bien : l'industrie est en avance sur les usages, et les modèles économiques pourront se mettre en place plus sereinement. La musique présente ainsi un indice d'hybridation inférieur au taux de digitalisation, ce qui signifie que les auditeurs ont adopté de nouveaux modes de consommation, comme l'abonnement numérique, sans que ces derniers aient une place prépondérante dans les modèles économiques : 80 % des revenus du secteur musical proviennent encore de l'achat à l'acte, qu'il soit physique ou numérique.
L'exemple pourrait provenir du jeu vidéo, qui culmine avec un taux d'hybridation de 80 : les sources de revenus du secteur sont diversifiées et équilibrées, signe d'une certaine stabilité.
« Autrement dit », souligne l'étude, « c’est la capacité des secteurs culturels et créatifs à proposer – et surtout à anticiper – des offres qui soient en phase avec les usages de plus en plus digitalisés des consommateurs qui crée des dynamiques de croissance positives aux bornes de leur marché ». Évidemment, l'étude des quatre secteurs culturels aboutit au constat d'une tendance à la baisse pour les modèles économiques traditionnels, et à la hausse pour les modèles économiques inédits.
Selon les données de l'étude, l'hybridation des modèles économiques, pour peu qu'elle soit anticipée, permettra de profiter d'un marché en croissance pour la culture, tous secteurs confondus. « En effet, s’agissant des secteurs culturels du livre, de la vidéo ou des jeux vidéo, les nouveaux modèles économiques numériques ont créé suffisamment de valeur pour compenser la baisse des revenus issus des modèles traditionnels sur le physique », souligne l'étude.
Le secteur du livre est celui qui profite le plus de l'hybridation : que l'on considère les livres grand public, liés à l'éducation ou professionnels, la part numérique génère suffisamment de valeur pour tirer le marché vers le haut.
Il faut se souvenir que le marché du livre pris en compte par Kurt Salmon est mondial, et que les données anglophones pèsent pour beaucoup dans ces résultats : « [L]e marché du livre anglais, pourtant moins important que celui de la France en 2009 en termes de revenus, a dépassé le marché français en 2013 et devrait poursuivre sa progression à un rythme soutenu. En effet le marché anglais connait une dynamique de croissance continue sous l’effet d’une hybridation des modèles plus rapide qu’en France : les modèles numériques représenteront 32 % du marché en 2018 contre seulement 7 % en France », précise ainsi Kurt Salmon. Autrement dit, le marché français devra poursuivre son hybridation, pour éviter une phase de destruction de valeur importante.
D'autant plus que la conversion numérique des usages, si elle est correctement suivie par les secteurs culturels, aboutit à une hausse des budgets alloués à la culture : la consommation numérique s'ajoute finalement à la consommation physique, faisant gonfler les marchés.
Petit coup de pouce de Kurt Salmon à l'industrie du livre, un sondage mené auprès des consommateurs pour déterminer quelle offre culturelle les attire le plus : pour le livre, c'est sans conteste la lecture par abonnement qui tire son épingle du jeu, avec 42 % d'Américains, 17 % de Français et 24 % d'Allemands et de Britanniques prêts à y souscrire.
« De manière générale et à rebours de certaines idées reçues, la répartition de la valeur issue des nouveaux modèles est plus favorable pour les auteurs et les artistes » affirme Kurt Salmon tout de go. Les pourcentages touchés par les artistes sur les contenus numériques sont plus importants que ceux des supports physiques, et, malgré des prix publics inférieurs, l'opération pourrait être à leur avantage s'ils conservent des taux proches entre 15 et 25 %. Kurt Salmon ajoute plus loin que les volumes des ventes numériques doivent être beaucoup plus importants que ceux des produits physiques pour rémunérer leurs auteurs, ce qui favorise de fait les artistes connus.
Du côté des éditeurs, la part perçue sur un livre numérique est moins importante que sur un livre physique : néanmoins, les coûts à la charge de l'éditeur avant la vente, qui recouvrent frais d'édition, agrégation/fabrication, logistique et commercialisation, et enfin promotion, sont moins élevés. Le coût de fabrication d'un livre numérique est donc moins élevé que celui d'un livre papier.
L'effet de longue traîne, qui désigne les ventes de nombreux produits en très petites quantités, est souvent mis en avant pour le secteur du livre, très diversifié niveau produit. Et avec le numérique, les œuvres seraient en permanence disponibles, renforçant cet effet : « À cet égard, les espoirs placés dans la “longue traîne” numérique n’auront pas porté leurs fruits : la consommation culturelle reste très concentrée sur un nombre réduit d’artistes et d’œuvres. 20 % du catalogue de Spotify n’a par exemple jamais été écouté » souligne toutefois Kurt Salmon.
L'étude réserve quelques lignes à la question de la diversité des œuvres produites, dans laquelle les financements extérieurs interviennent, puisque les producteurs rechignent à investir sans garantie de retours. Pour le secteur du livre, ce rôle de financeur de diversité revient au Centre National du Livre, dont les budgets sont en baisse. Le mécénat est une autre source de financement possible, elle aussi en baisse : en 2014, il représentait 340 millions €, tous secteurs culturels, en France (en baisse de 26 % par rapport à 2012). Les financements participatifs explosent, mais représentent encore une part marginale des financements de la diversité.
Pour compenser cette disparition de certains éléments du budget des établissements publics, l'étude de Kurt Salmon préconise la multiplication des partenariats publics-privés, qui doivent toutefois être considérés avec prudence : l'alliance de la Bibliothèque nationale de France avec Apple, pour la numérisation et la valorisation d'œuvres du domaine public, semble ainsi contre nature.
Évidemment, les œuvres et l'expérience culturelle eux-mêmes devront s'adapter aux nouveaux contextes, et intégrer plus fortement les publics à la conception des œuvres, ou, mieux encore, des expériences culturelles du type salons, concerts, festivals...
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