En 2011, surgissait dans un panorama éditorial assez frileux vis-à-vis du numérique, un acteur pour le moins disruptif. Delitoon voyait le jour, plateforme de lecture de webtoon, le phénomène coréen aujourd’hui incontournable. Cet héritier du manhwa connaissait un fort essor, mails il fallait avoir une vision — ou un grain de folie…

Forever Wolf, sur Delitoon
Neuf années plus tard, Didier Borg, ancien éditeur de Casterman et fondateur de Delitoon, quitte la présidence de la structure. Un groupe coréen a repris la majeure partie du capital, comme prévu, et l’entrepreneur se tourne vers de nouveaux horizons. Aujourd’hui, Delitoon est totalement alimentée par des œuvres venues d’Asie, de Corée, du Japon ou de Chine — et pourtant, le webtoon est devenu un format mondial.
20 millions € en 2020... rêveur ?
« La société compte 1 million d’utilisateurs inscrits, payants ou non. Le chiffre d’affaires se situe entre… 5 et 10 millions € pour 2019 », nous indique-t-il. Large fourchette, certes, mais le prévisionnel de 2020 donne d’autres indicateurs : entre 10 et 20 millions €. « Quand je me suis intéressé à ce secteur, en 2008, il ne pesait rien : aujourd’hui, il représente 1 milliard € en Asie — concentré principalement sur la Corée. »
Du flair ? Possible. « Tout se passe par micropaiements, sans abonnement, avec des utilisateurs fidèles qui dépensent plus de 500 € par an », poursuit Didier Borg. En somme, le modèle a démontré sa viabilité — alors même qu’un projet 100 % numérique faisait peur.
Aujourd’hui, le webtoon prend de l’ampleur : le géant américain Crunchyroll a annoncé sa collaboration avec la plateforme Webtoon pour la production de nouveaux animés à partir des œuvres.
À la conquête du monde
Partout en Asie — y compris en Indonésie, au Vietnam, à Singapour — on retrouve des webtoons. « Mon point de départ, c’est de considérer que la prochaine étape ne sera pas basée sur les plateformes. Elles existent, fonctionnent : en monter une nouvelle ne serait pas judicieux. En revanche, tout est dans la création. Et je suis intimement persuadé que l’une des réponses aux problématiques économiques des auteurs passerait par le webtoon. »
En imaginant French Kiss — sa future société —, Didier Borg envisage un studio, plus axé sur la production que sur l’édition. Avec la perspective de réintroduire un salariat dans la bande dessinée. « Dans l’édition, comme cela se faisait avec les magazines d’avant, ça n’aurait plus de sens. Dans le cadre d’un studio de production de webtoon, on pourrait y parvenir, bien sûr ! »
Pour ce faire, il imagine une voie médiane, entre l’édition et l’animation, secteurs qui communiquent probablement peu encore. « Un studio intègre des compétences — un scénariste, un storyboardeur, etc. — sollicitées pour la réalisation d’une œuvre. Par un modèle que je conçois sur celui de l’intermittence, les auteurs disposeraient de revenus garantis, d’une protection sociale… de toute la stabilité qui peut leur manquer actuellement. »
Une recette à cuisiner
Et si l’on évoque un doux baiser à la française, c’est justement dans la perspective de mettre en valeur une production de webtoons francophones. Donner à une génération qui commence, les moyens d’exploiter un style graphique autre que celui de la BD franco-belge.

© Didier Borg
« Il ne me manque que les auteurs », plaisante-t-il, ajoutant que les partenaires financiers et industriels ont répondu présents. D’autant que l’expérience Delitoon lui a permis de construire une vision de ce que les lecteurs apprécient. « J’ai la recette, mais il faut encore cuisiner… »
French Kiss s’articulerait sur trois volets : tout d’abord, le genre graphique. « Il est issu du manga, mais sera modifié, avec l’ajout de la note franco-belge, des influences comics et de l’animation. » Le deuxième règle la question de la couleur : « Il faut de la couleur : on parle de divertissement ici. Le noir et blanc ne fonctionnerait que pour des projets extrêmement spécifiques. »
Alors, dernier point : l’histoire. « Sur le territoire français, ce qui séduit, c’est le drame ou la romance », commence-t-il. Et s’arrête en souriant : « Attention, rien de commun avec des caricatures faciles. Derrière la romance, on peut trouver du polar, de l’engagement féministe, de l’humour ! » Une diversité, donc, avec une teinte globale. « Les lecteurs de Delitoon apprécient les personnages féminins ou les couples d’hommes, mais tout cela vient de Corée. Cela peut fonctionner avec une note plus française. »
Des châteaux, des princesses et Louis XIV ?
Après tout, comment expliquer — sinon dans les premiers temps par l’attrait d’un dessin original — que les châteaux forts et les princesses fleurissent dans les mangas et séduisent à ce point le lectorat français ? « On en est encore là aujourd’hui. Mais le Moyen Âge, c’est tout de même en Europe qu’il a eu lieu. Des histoires inspirées de l’époque de Louis XIV, avec des personnages en costume, on en tirerait des siècles de webtoon ! »
Reste à s’emparer des sujets et les traiter comme le lectorat asiatique les apprécie, pour déployer ce catalogue webtoon français. « Il ne s’agit cependant pas que d’appliquer une méthode : on pourra prendre des risques par la suite. Sauf que je n’ai pas la vision d’un éditeur, drapé de sa vertu de découvreur de talents. Au mieux, je suis un technicien… un industriel de la production de loisirs », rigole-t-il. Mais pas trop.
Et pour cause : dans l’actuel réseau de la BD classique, difficile de voir des portes de sortie. La frustration s’amplifie, y compris du côté des éditeurs, parce qu’il est compliqué de financer la création. « Tout livre équivaut à un point d’interrogation constant. » Car personne ne maîtrise les goûts du public ni le circuit de distribution.
Le webtoon, formule miracle ? « Non, évidemment pas. Quand j’en parle autour de moi, de ce modèle de studio, avec une approche industrielle, certains auteurs tiquent. Cela ne correspond pas à leur vision artistique souvent. Ou bien, ce schéma de production surprend ou inquiète — voire déstabilise. » Pourtant, le webtoon a fait ses preuves.

La fiancée tombée du ciel, sur Delitoon
Et qui justifierait également de laisser tomber l’autopublication. « Comment peut-on croire, faire croire et se leurrer à ce point, qu’il serait mieux de travailler seul dans son coin, plutôt qu’en collaboration dans un studio ? Les plateformes qui vendent du rêve aux auteurs se mentent à elle-même aussi. »
Car en termes de revenus, si l’on évoque des millions d’euros de chiffre d’affaires, ce sont également des ressources supplémentaires pour les auteurs coréens. Des revenus qui complètent seulement ceux significatifs perçus sur le marché asiatique — et qui font d’autant plus plaisir qu’ils viennent de France, signifiant que leur travail est apprécié ici.
Une approche de consommation saine
« Delitoon a fait ce que personne n’avait envisagé possible depuis que l’on parle de digital. Créer un marché, sans faire de mal à quiconque et ouvrir un nouveau segment. Si le numérique se résume à transférer des BD papier en PDF, alors on est dans la constitution de bibliothèques, mais pas dans l’innovation. Ceux qui prétendaient que le digital allait tuer le livre ont tort : la plupart du temps, ils s’y sont surtout mal pris dans leurs projets. »
Tout cela en générant des droits d’auteurs, une activité économique en forte croissance… avec un vrai respect du consommateur. « Je n’ai jamais envisagé de viabilité au système d’abonnement illimité, sauf pour la musique. Écouter des chansons est compatible avec d’autres activités. En revanche, la journée ne fait que 24 heures, et du Netflix à foison, c’est mensonger. »
Tout bonnement parce que le temps de consommation est limité : malgré des prix bas, durant le temps où l’on ne regarde ni film ni série, finalement, on paye (certes très peu, mais néanmoins) pour rien. « Delitoon c’était l’opposé : les lecteurs achètent ce qu’ils désirent, dans une approche de consommation saine. Ils ne sont plus liés à un principe de paiement, mais à des œuvres. Alors, ils partent, reviennent et on est toujours heureux de les retrouver. »
Commentaires
Black Bullet, le 02/03/2020 à 05:06:15
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alexlebib, le 17/01/2020 à 14:32:43
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