La librairie française de Rome est une librairie historique dont la date de création remonte à 1955. Salariée depuis 10 ans dans cette librairie, mais déjà libraire avant d’arriver en Italie, Marie-Ève Venturino a pu bénéficier d’un dispositif expérimental de prêt porté par la Centrale de l’édition et le CNL, afin de la reprendre en décembre 2016.
Après un an et demi, une restructuration complète des lieux et la mise en place d’un tout autre projet culturel, la librairie rebaptisée Libreria Stendhal, a vraiment pris un nouveau départ.
Marie-Ève Venturino : Non pas que l’encadrement institutionnel fasse tout en matière de lecture, mais considérons quand même quelques données : pas de loi Lang et ses corrélats, pas de CNL, pas de mécanismes d’aides régionales, pas ou peu d’achats des collectivités territoriales… voilà le cadre italien. Dans ces conditions on peut donc imaginer l’état du marché.
De plus, on assiste à une scission de la distribution, d’un côté deux géants de la distribution qui tiennent quasiment tout le marché et dictent ainsi leurs conditions, et de l’autre, de l’autodistribution pour les petits éditeurs indépendants. Devant la grande difficulté d’ouvrir des comptes chez ces deux grands distributeurs, des grossistes fleurissent, mais qui peuvent aussi fournir écoles, etc. Ce qui pénalise évidemment les libraires. D’ailleurs, il existe très peu de libraires indépendants en Italie. Résistent les chaînes, appartenant aux grands éditeurs-distributeurs…
Il y a aussi, et cela en découle, une grande crise de la lecture, l’AIE Association italienne des Éditeurs annonce un taux de lecture de 42 % en Italie contre 70 en France, doublée d’une crise tout court, comme tout le monde le sait. Le marché du livre français en Italie est lui aussi en crise. Les librairies françaises de Milan et Venise ont fermé.
Et même s’il représente un marché de niche, spécialisé, destiné à une population relativement aisée, il est en difficulté, car le français est moins parlé et étudié, les institutions françaises en Italie ont moins de budgets, et donc font moins d’action autour des auteurs et des livres, et beaucoup de livres français sont traduits donc peuvent être lus en italien.
Marie-Ève Venturino : Le choix des livres est pour moi une question cruciale de même que la constitution des fonds. Notre librairie fonctionne à 75 % sur les fonds et 25 % sur les nouveautés. Il est difficile d’extraire une logique globale, car chaque secteur a des dynamiques qui s’apparentent au fonctionnement d’une librairie spécialisée. Les secteurs littérature, sciences humaines, jeunesse/BD sont équilibrés et ont des poids relativement équivalents.
Pour nous démarquer, nous devons avoir une identité forte malgré cet éclatement des secteurs. Ici c’est la cohérence qui fait l’identité, à travers des choix exigeants, voire difficiles. Malgré cela, je ne conçois pas la librairie comme un lieu de prescription, nous croulons sous les injonctions à lire-consommer, elle doit être en revanche le lieu de l’élaboration du choix, tant du libraire que du lecteur face aux différents rayons. Les livres se doivent de répondre à ces critères, les secteurs avoir une vraie identité, être construits, pensés.
Ce travail sur les fonds nous appelle à avoir des compétences que je qualifierais de binationales, car nos clients connaissent aussi bien les catalogues français que les catalogues italiens, et nous nous trouvons être représentants de l’édition française ; mais ceci dans la porosité et des résonances que celle-ci peut avoir dans le débat d’idées italien ou le travail de l’édition italienne. Les sujets se répondent, se questionnent, s’influencent. Et c’est vraiment cela qui est passionnant dans ce lieu d’échanges matérialisé par la librairie française à l’étranger, et ce que les clients viennent chercher.
En 27 ans de métier, ma vision de la librairie indépendante a bien sûr changé et si quand j’ai débuté, les librairies indépendantes se devaient d’être consensuelles, de tout avoir, d’être ouvertes à tous les publics, je défends le contraire aujourd’hui. On ne peut plaire à tout le monde. On ne peut satisfaire la frénésie du tout, tout de suite. On est cohérent quand on est honnête. L’honnêteté ici est subjective. L’honnêteté ici prend parti. De défendre des contenus. Et d’en exclure d’autres. De ne pas jouer le jeu de l’industrie culturelle même si nous faisons partie du système.
Ce n’est pas toujours un message facile à faire passer, il est exigeant, mais il s’agit d’une résistance culturelle, et ce, par les livres. Instrument par excellence de la subversion, celle de la lenteur, de la pensée, de la construction, et c’est ce que nous faisons en librairie par l’intermédiaire de l’ossature de notre fonds. Les textes fondamentaux veillent, les fantômes règnent et débattent avec les nouveautés, d’héritages en influences, réponses et prolongements se côtoient de rayon en rayon, d’un centimètre carré à l’autre. Le sens naît de là. Non pas de l’injonction publicitaire ou de l’opération commerciale, mais de ces constructions.
Marie-Ève Venturino : Il y a plusieurs catégories de problématiques, commençons par les problèmes d’ordre concrets : transport, frais annexes et prix du livre.
En Amazon (ie), le temps c’est de l’argent et même plus, c’est de la perte nette de clients. Sur une période de 10 ans que je peux analyser en personne, non seulement le coût des transports a augmenté, mais les temps de livraison ne se sont pas améliorés. D’ailleurs le poste transports explose, car pour ne pas prendre de risque (notamment lors de venues d’auteurs de ne pas avoir les livres), nous devons souvent avoir recours aux DHL.
Imputer ces coûts sur le prix public alors qu’avec un smartphone un client peut vérifier immédiatement le prix Amazon.it sur les livres français qui n’est jamais majoré (je reste sur le cas de l’Italie) a ses limites. Si nous devions imputer coût des transports, coût de la TVA à reverser à l’État italien (car nous sommes des importateurs, et donc ce montant TVA est du coût non récupérable), nous devrions appliquer une augmentation du prix de couverture français de quasi 13 %... impensable.
Si là-dessus nous imputons les prix export du groupe Hachette encore seul distributeur à pratiquer un prix export majoré par rapport au prix de couverture français de 5,5 %, si nous imputons aussi les frais de pieds de factures pratiqués par Hachette et Interforum, d’un montant de 2 % et plus, alors dans ce cas la majoration devrait être de quasi 17 % au global ! Alors que fait-on ? On rogne notre marge. Dans le cas de livres scolaires, dont par exemple les remises sont basses, doublées de frais supérieurs de transport, car les livres sont plus lourds… ce marché-là ne nous permet même pas de respirer.
Ajoutons là-dessus le problème des livres de Français Langue Etrangère. En tant que librairie française, nous devenons naturellement référents en matière d’apprentissage du français. Nous devons ainsi être très compétents sur les différences entre méthodes, préconisations diverses spécificités pédagogiques… etc. très bien ! Rappelons au passage que notre quasi « seule » chance d’obtenir des ventes facturées et institutionnelles concerne ce secteur… Et là arrive le coup de massue.
Car alors même que nous avons des comptes ouverts chez tous les distributeurs français, que les contrats de vente ne spécifient aucune restriction, des maisons d’édition ont le droit de ne plus faire servir par le distributeur leurs livres sous le prétexte d’« exclusivité de distribution ». En France, ceci serait inconcevable, bien sûr. À l’étranger non. Une maison d’édition peut décider qu’il est plus « facile », « économiquement avantageux » ou plus officiellement que le travail est mieux fait par un distributeur local qui a une équipe sur le terrain, de confier « exclusivement » le marché à un distributeur local. La conséquence pour nous étant que les conditions commerciales changent du tout au tout. Avec diminution quasi de moitié de la remise, pas de droit de retour et un paiement en proforma.
Dans ce cas, qu’il n’y ait pas de « contrôle » d’un tiers pouvant défendre les libraires mis en grande difficulté économique nous fait pointer du doigt la faiblesse et le peu de considération des services exports des grands groupes à notre égard. Le fait est que l’analyse du marché de l’export se fait bien souvent par de purs commerciaux, formés à la finance, mais pas forcément au livre. Ou bien si, formé à l’analyse d’une marchandise comme une autre dans un système économique comme un autre. Mais l’économie du livre ne peut être analysée de la sorte. Sous peine d’extinction d’un écosystème fragile.
Enfin, les aides CNL sont plafonnées à 15 000 € par an, quel que soit le CA total de la librairie. Il n’est pas non plus évident de les obtenir chaque année. De plus c’est un toit global, prenant en compte les différents types d’aides. Travaux, informatisation, animations et stock. Si une année on doit faire des travaux, on ne fait pas d’animations ? Ce toit global pose problème et dans un cas par exemple de reprise où le chantier est total et où chaque action est primordiale, des secteurs sont sacrifiés ou bien non, mais les finances sont immédiatement et structurellement fragilisées.
Mais plus largement, nous devons penser notre condition générale qui passe aussi par nos conditions générales de travail et de ventes. Et là nous arrivons à la question des distributeurs.
Marie-Ève Venturino : Le maillon de cette chaine qui, de logistique est passé à décisionnaire sous les auspices favorables de l’industrie du livre et des dérives de l’industrie culturelle en général dont parlait Adorno il y a déjà plus de 70 ans, c’est la distribution.
Représentante par excellence du système économique, elle génère bien souvent des rapports exclusivement commerciaux, où les intérêts unilatéraux peuvent se lire dans les contrats qui nous lient à elle, ou aux organismes dits de « défense » du livre, ou exportation du livre, ou d’autres appellations, sous forme de listes de devoirs sans corrélats de droits. La distribution actuellement n’est plus une entreprise, mais un pouvoir.
Dans cette chaîne du livre où traditionnellement le suivant est le client du précédent (auteur-éditeur-distributeur-librairie), nous sommes tous devenus clients des distributeurs, maillon industriel du système. D’ailleurs parfois les deux maillons centraux ne font qu’un, où le rapport de force est décidément consommé.
Il y a en France un peu plus de contrôle grâce à la loi Lang de 1981 ayant introduit une variable qualitative aux négociations des remises. Idem dans le cas du label LIR qui comporte un volet invitant à un encadrement des relations commerciales entre distributeurs et librairies indépendantes et des rapports de force.
À l’étranger c’est bien différent. Tout d’abord parce que l’interface qui connaît et peut défendre la librairie, dans son travail spécifique et son profil particulier, en la figure du représentant, ne nous visite que rarement et les profils de ceux-ci, jadis d’anciens libraires connaissant le terrain, a pour beaucoup glissé vers un profil purement commercial. Le commercial l’emporte dans la logique de l’industrie culturelle.
Alors dans un type de librairie où le fonds compte plus que les opérations commerciales et les nouveautés, où l’immobilisation est grande, et dans un contexte d’extrême concurrence, on comprend bien que la bataille sur nos « conditions » est bien la bataille pour notre condition. Les enjeux sont vitaux. Alors il faut négocier. Mais négocier seul, et c’est bien le problème.
Encore faudrait-il parler de la même chose. Le livre du libraire est-il le même livre que celui du distributeur ou de l’interlocuteur credit manager avec qui l’on parle ? Eh bien non. La nuance qualitative à l’export est bien souvent reléguée à un vocable obsolète contre la notion prépondérante du quantitatif. Le dialogue commence bien souvent non pas par « ah oui cette librairie que je connais… », mais par « Ah… vous faites tant de CA… » Plutôt qu’à la défense de catalogues pointus ou l’évocation des risques encourus à garder des stocks et de travailler des titres difficiles, est conseillé le travail des catalogues supermarchés, à l’évocation des conditions difficiles liées aux coûts de l’importation est opposé le choix que nous avons fait en venant nous installer dans le pays.
Dans tous les cas, il s’agit de notre responsabilité. Et nous devons en payer les conséquences, car c’est comme ça et pas autrement.
Marie-Ève Venturino : Il faut évoquer la condition de librairie indépendante (ici ou ailleurs). Historiquement, la librairie est née du geste de l’éditeur, alors librairie-éditeur. C’est un maillon de la chaîne du livre, qui prolonge les gestes de chacun, qui parle d’un auteur, d’un éditeur, d’un catalogue, d’une thématique qu’il a à cœur, d’un sujet de société qui émerge de façon essentielle et urgente dans le panorama de la réflexion commune.
Être Librairie c’est ça, c’est représenter l’ouverture, la diversité, la multitude.
Le livre reste encore subversif. Être libraire indépendant l’est plus que jamais. Résister à ce qu’on nous fait croire, résister au diktat de combien de chiffres on doit faire et comment.... Voilà l’avenir de la librairie indépendante, et ce modèle devrait être un modèle accompagné et protégé. Car garant d’un écosystème lui aussi à défendre.
Sinon alors tous vers Amazon. Vendons des produits de grande consommation. Algorithmisons les clients devenus marchandises. Soyons de bons petits soldats pour les grands groupes. Mais ne pleurons pas la bibliodiversité et fêtons les grandes funérailles de l’exception culturelle française.
Notre compétitivité est à encadrer avec des lois, un référent institutionnel comme par le passé avec la loi Lang. Pour les librairies françaises à l’étranger, il y a quelque chose à inventer. D’urgence. Il s’agit d’une exportation à forte valeur ajoutée dont pourtant tout le monde se moque. Une vitrine intelligente, bilingue, qui parle des livres, invite des auteurs, conseille des contenus éditoriaux de 10 h à 19 h, 6 jours du 7, 300 jours par an.
L’institution, si elle veut sauver la librairie indépendante française à l’étranger, qu’elle le fasse au nom de la francophonie, au nom de la bibliodiversité, au nom de l’exception culturelle française, au nom du rayonnement des idées… dans tous les cas devrait nous donner les moyens de construire.
Construire c’est thésauriser. Garder, faire vivre. Ne pas être que dans la gestion, mais la digestion. Non pas dans l’injonction, mais dans la jonction, dans ce qui fait lien, ce qui fait sens. Et cela passe par la valorisation de notre travail, l’aide à garder des stocks, l’aide à inviter des auteurs, aides à nous informatiser, à avoir des outils professionnels.
Et si nous devons restructurer la librairie, nous ne devons pas le faire en sacrifiant les animations, ou bien si nous devons faire rentrer du fonds, nous ne devons pas sacrifier un autre pan de notre travail. La librairie indépendante est sur ce terrain. Dans cette zone à défendre. Et là je ne parle pas que de subventions, mais de garanties d’un cadre de travail juste et sans rapports de forces déséquilibrés pour que nous puissions faire fonctionner notre modèle économique en tout professionnalisme.
Mais nous ne pouvons le faire sans penser et accéder à un statut de la librairie française à l’étranger qui passe par la lutte pour notre reconnaissance.
Marie-Ève Venturino : Dans la société, face à des positions de pouvoir il n’y a que le commun qui peut faire changer les formes de relations. J’espère en une réflexion autour de ce statut de la librairie indépendante à l’étranger et espère que la filière livre apportera son soutien. Il existe un label, mais je pense pour ma part qu’il faut aller plus loin.
Tant que les spécificités des librairies à l’étranger ne seront pas pointées au niveau institutionnel et donc en quelque sorte protégées comme un écosystème, nous resterons pris dans des négociations commerciales sur nos formes de librairies individuelles et donc dans un rapport de force inégal, réduit à l’analyse d’un chiffre sur le tableau Excel d’un crédit manager, qui ne parle pas la même langue que nous et ne fait pas référence à la même chose.
En ce sens, l’AILF a un rôle à jouer. Mais ce n’est pas du tout facile. Être libraire français à l’étranger, peut être encore plus vu le modèle économique périlleux auquel nous devons faire face, quasi sans aides institutionnelles comme nous pourrions les avoir en France, relève du militantisme.
Il est important de nous confronter, de partager nos expériences, mais il faut aller au-delà et pouvoir être en mesure d’être une véritable force. Or les librairies membres ont des tailles et logiques très différentes, les contextes d’activité aussi : pays francophones, non francophones, libraires éditeurs, libraires grossistes. Il est très difficile d’avoir un discours commun. Mais c’est un véritable enjeu, passionnant et fondamental pour notre avenir.
Marie-Ève Venturino : Plus qu'un seul apport financier, une campagne de crowdfunding est un appel à la participation, au soutien collectif et à la création d’un commun à partager.
Partager un festival d’activités culturelles dans une librairie où toutes les propositions sont gratuites me semblait le sujet idéal à travailler. J’ai dû me mettre dans une optique de communication un peu diverse, manipuler des vocables inconnus, mais finalement le projet a vu le jour, les clients ont répondu présents et le budget a été collecté avec succès.
Mais attention, cela reste un moyen ponctuel de financement (il ne s’agit pas chaque année de faire un appel à financement participatif) qui demande beaucoup d’énergie et de suivi. Mais en effet c’est un mécanisme qui oblige à communiquer différemment et qui fait communauté, ce qui est assez naturel finalement pour le public d’une librairie.
En partenariat avec l'AILF
