Le 61e congrès de l'Association des Bibliothécaires de France a investi le Palais de la Musique et des Congrès de Strasbourg, pour ce grand rendez-vous annuel de l'organisation. Entre la baisse des dotations aux collectivités, des conditions de travail parfois plus difficiles ou un cadre juridique en passe d'être réformé, les sujets sont nombreux. Nous en avons abordé quelques-uns avec Anne Verneuil et Lionel Dujol, respectivement présidente et secrétaire général de l'ABF.
Le 12/06/2015 à 15:41 par Antoine Oury
Publié le :
12/06/2015 à 15:41
Lionel Dujol et Anne Verneuil, à l'ouverture du congrès (ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
ActuaLitté : Parlons d'argent : le dernier congrès avait été marqué par les difficultés financières de l'ABF, qui faisait état d'un déficit de 40.000 € en 2014. Quelle est la situation aujourd'hui ?
Anne Verneuil : Ça va mieux : nous ne serons pas en déficit cette année, même si notre position reste délicate. Nous avons fait très attention dans la gestion de nos dépenses, mais il faut rester conscient du fait que les financements publics se maintiennent, au mieux, mais ont quand même énormément diminué ces dernières années. Ils n'augmenteront pas, c'est certain. [Lors de son assemblée générale, l'ABF a fait état d'un bénéfice de 14.000 €, NdR]
Malgré cet environnement contraint, l'ABF publie régulièrement des « médiathèmes », dont un sur les jeux vidéo qui a rencontré un beau succès...
Anne Verneuil : Nous avons effectivement renforcé notre activité éditoriale avec ces publications, au rythme de 2 ou 3 par an. Nous en avons publié sur les jeux vidéo et les horaires d'ouverture l'année dernière, nous dévoilerons les bibliothèques, 3e lieu dès demain. Les suivants seront consacrés aux bibliothèques en milieu pénitentiaire, puis à l'informatisation et à la réinformatisation des bibliothèques. Des besoins de littérature professionnelle nous ont été exprimés, et nous y répondons.
En début d'année, l'ABF a lancé une campagne d'adhésion : quels ont été les effets de cette opération ?
Anne Verneuil : Nous avons eu des retours très positifs sur la forme de la campagne, qui nous a apporté pas mal de nouveaux adhérents, et nous continuons notre travail pour fidéliser les adhérents. L'arrivée de nouveaux adhérents apporte un vrai renouvellement dans l'association, ce qui est assez salutaire. En 2 ou 3 ans, nous avons bien augmenté notre nombre d'adhérents, et le travail de tous les jours, auprès des professionnels, y est pour quelque chose.
La grande opération de l'année, dans le domaine du livre, est la Fête de la littérature jeunesse, aka « Lire en short » : l'ABF est-elle satisfaite de cette opération et de la façon dont elle a été préparée ?
Anne Verneuil : Pour commencer, il faut souligner que toute opération de promotion de la lecture est forcément appréciable. Mais l'ABF ne cache pas qu'elle est assez sceptique : nous relayons l'information, mais nous avons émis des doutes auprès du Centre National du Livre et du Service du Livre et de la Lecture sur la période choisie pour cette manifestation. L'été représente une période assez contrainte pour les bibliothèques, et elle n'a pas été choisie en pensant aux collectivités territoriales. Pour l'instant, les bibliothèques qui menaient déjà des actions sont inscrites dans cet événement, mais beaucoup d'autres ont des actions plus réduites l'été, parce qu'il y a du personnel en congés, ou pas assez de moyens pour mener des projets particuliers. Mais ne soyons pas trop sévères : il s'agit d'une première année, et le CNL a bien précisé qu'il envisageait une montée en puissance sur 3 ans. L'ABF fera partie du comité d'évaluation de cet événement : nous apporterons une critique constructive, après avoir mis en garde sur un certain nombre de points.
Plusieurs cas de mauvaises relations entre bibliothécaires et élus ont été médiatisés au cours de ce début d'année : ce type d'événements est-il plus fréquent, dans le contexte actuel ?
Anne Verneuil : Je pense surtout que ces incidents sont plus médiatisés. Auparavant cela circulait un peu sous le manteau. Et il ne faut pas généraliser ces incidents : il y a une majorité d'équipements où le fonctionnement est normal. Nous sommes toujours présents de manière discrète auprès des personnels, s'ils souhaitent que l'on agisse, mais nous ne voulons pas les mettre en porte à faux, vis-à-vis du devoir de réserve. Par ailleurs, le comité d'éthique est toujours présent, et nous travaillons sur un vade-mecum du positionnement du bibliothécaire par rapport aux élus, qui reprend tous les cas de figure, y compris la situation normale.
Les débats qui ont eu lieu au congrès, mais aussi l'architecture des nouvelles bibliothèques, font apparaître un nouveau statut pour les bibliothèques : quels sont les grands changements de la profession ?
Lionel Dujol : Nous sommes en train de passer de la « bibliothèque collection », qui donnait accès à des collections physiques, à une « bibliothèque connexion », pas au sens numérique, mais une bibliothèque où les savoirs et les savoir-faire disponibles sur un territoire peuvent venir se rencontrer, se connecter. En somme, une logique où une bibliothèque est un lien qui donne accès, mais qui est aussi utile à sa communauté, un espace physique et numérique qui met en connexion ces éléments.
Finalement, la bibliothèque 2.0 ne serait pas du tout dématérialisée...
Lionel Dujol : On imagine le numérique en bibliothèque comme l'accès à Internet ou à des ressources numériques, mais il a aussi fait émerger des cultures numériques du savoir-faire, du partage, de la collaboration... Ces cultures arrivent au sein des bibliothèques dans un espace, comme les fablab, très médiatisés, mais aussi, plus simplement, le coworking... Les nouvelles bibliothèques qui sortent de terre intègrent ces nouveaux espaces, et ne se résument plus à des collections et des étagères. Le cas de la médiathèque intercommunale de Lezoux est particulièrement représentatif : la conception des espaces s'exécute à travers les usages, comme des lieux où se rencontrent les possibles.
(ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
La Charte du droit fondamental des citoyens à accéder à l'information et les savoirs par les bibliothèques a été dévoilée hier par l'ABF, accompagné par une série de labels : pourquoi l'intégration de ces nouveaux services et usages à la politique culturelle des collectivités vous semble-t-elle indispensable ?
Lionel Dujol : Parce qu'en proposant ces services, la bibliothèque est finalement un des acteurs de l'innovation sociale sur un territoire. Dans la Charte, nous avons utilisé « savoirs » au pluriel, car nous intégrons ces savoir-faire, qui deviennent tout simplement un accès indispensable pour permettre le développement d'un territoire. Il faut se souvenir qu'une bibliothèque, au départ, c'est une collectivité qui fait un investissement sur un établissement. C'est un dispositif de politique publique, qui va permettre à ses citoyens de pouvoir construire le territoire qui arrive. Soit par l'apprentissage, soit avec l'accès aux savoirs, soit en partageant des savoirs. Dès le départ, le rôle de la bibliothèque était celui-là : il y avait des bibliothèques dans les entreprises, dans les usines...
Pour revenir à l'actualité, un grand débat a lieu sur la réforme européenne du droit d'auteur, dans lequel on a le sentiment que le dialogue n'est pas optimal entre les différents intéressés, des ayants droit aux archivistes ou bibliothécaires... Quelle est la situation ?
Lionel Dujol : Il y a quand même des organismes qui permettent les échanges et le dialogue, je pense à Carel, Couperin ou le groupe de travail du ministère de la Culture sur la diffusion du livre numérique, qui a permis de réunir tous les acteurs de la chaîne du livre. Mais le dialogue reste compliqué, parce que quand on vous indique que le droit de prêt numérique n'est pas légal, que la seule voie possible est contractuelle et que les ayants droit ont les pleins pouvoirs pour poser les conditions du prêt, il est difficile d'être dans une démarche de dialogue. Nous ne contestons pas ce fonctionnement, puisqu'il s'agit du cadre juridique actuel. Mais si nous avions des exceptions au droit d'auteur pour le prêt numérique, comme pour le livre papier, ce serait évidemment plus simple pour nous.
Un récent rapport britannique sur le prêt numérique, notamment à distance, soulignait que le prêt ne générait pas de ventes, et pourrait même cannibaliser les ventes. Qu'en pensez-vous ?
Lionel Dujol : Il s'agit du principal argument porté aujourd'hui par les ayants droit et les intermédiaires : nous ne sommes absolument pas convaincus par celui-ci. Ceux qui consomment beaucoup en bibliothèques sont de grands consommateurs de produits culturels, plus que la moyenne. Nous considérons donc que les bibliothèques ne concurrencent pas le circuit commercial, mais constituent plutôt un levier pour le marché du livre numérique : quand quelqu'un est passionné par un objet culturel, un auteur, un artiste, il consomme et appelle même à la consommation. Les bibliothèques sont des espaces non commerciaux, mais elles s'intègrent malgré tout au modèle économique de diffusion du livre numérique.
Des espaces non commerciaux, certes, mais qui accueillent parfois dans leur catalogue un bouton « Buy » (« Acheter ») dans leurs catalogues : ce changement vous paraît-il dangereux ?
Lionel Dujol : Souvent, ce bouton « Buy » permet de négocier le prêt, mais, à titre personnel, je ne crois pas du tout à cette fonctionnalité. Les gens qui utilisent les catalogues sont des gens qui sont là pour emprunter des livres : une bibliothèque répond à un élément qui s'appelle la rareté, ce qui signifie que lorsque j'emprunte 6 livres, c'est parce que je ne peux pas me les acheter, car le coût est trop élevé. Évidemment, les personnes qui vont utiliser les catalogues de bibliothèques sont dans une logique de prêt, pas d'achat. S'ils veulent acheter un livre, ils ne passeront pas par le catalogue de la bibliothèque, et cet argument est un peu artificiel.
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