L’école des loisirs tourne une page de son histoire : depuis plusieurs mois, l’éditeur jeunesse a décidé d’une réorientation dans sa ligne éditoriale. Un choix qui s’accompagne de protestations soutenues : plutôt qu'un reniement, les auteurs y découvrent du moins un autre visage, loin de plaire à tous. Mais surtout, la situation se focalise sur le retrait de Geneviève Brisac, éditrice historique de la maison, « mise sous tutelle », affirme Agnès Desarthe. Entretien.
Le 13/05/2016 à 17:13 par Nicolas Gary
Publié le :
13/05/2016 à 17:13
ActuaLitté, CC BY SA 2.0
L’affaire a explosé en novembre dernier, mais ses échos commencent seulement à se faire entendre. Au point que l’éditeur a choisi, par voie de communiqué, de faire entendre raison à chacun. « Il est temps de rétablir quelques vérités», assurent la direction et les équipes. Et parmi ces vérités, réfuter « une hypothétique réorientation de [leurs] choix éditoriaux ».
Pourtant, en février dernier, Louis Delas, PDG de la maison avait cependant fait état de ses attentes : «Il est absolument décisif de mettre entre les mains des enfants et des adolescents une littérature de jeunesse de la plus grande qualité. En rendant compte de la complexité du monde et de la richesse de l’autre, elle contribue, dès le plus jeune âge, à écarter la tentation de l’obscurantisme et offre un solide rempart contre la barbarie.»
Rien qui laissa présager les critiques aujourd’hui formulées. Lors de la conférence de presse pour les Cinquante ans de L’école, il entendait proposer « des histoires avec des personnages positifs et entreprenants », rapporte Christophe Honoré. Et là, une vision plus nette se dégageait.
« Quand j’ai reçu la circulaire de L’école, j’étais verte de rage, sans parvenir à me l’expliquer. J’avais le sentiment que l’on se trouvait en Corée du Nord », estime Agnès Desarthe, en référence au fameux communiqué. « Je ne comprends pas du tout ce langage quand Louis Delas evoque “les équipes” : ce terme me paraît flou et ne pas refléter la réalité de ce qu’est une maison d’édition, où l’on rencontre avant tout des personnes – et avant tout, une maison de littérature. Mais peut-être ne nous accordons-nous pas sur le sens à y donner. J’ai désormais le sentiment que Louis Delas dirige avant tout une entreprise, et que la vente de livres n’y est qu’un épiphénomène. »
Les livres, des objets pas comme les autres ? Ce n’est pas un simple élément de langage : « Bibliothécaires, libraires, auteurs, éditeurs : tout le monde sait que le livre ne répond pas aux mêmes règles économiques et marketing que les autres produits. Ce ne sont ni des baskets ni des chaussettes. Quand j’entends les arguments de L’école, reposant sur le manque de ventes des livres, cela me désole », poursuit Agnès Desarthe. « Un argument mensonger, il suffit d’observer le phénomène Chien pourri de Colas Gutman premier sur la liste des ventes, découvert et encouragé par de Geneviève Brisac. »
D’autant qu’un auteur qui fera d’excellentes ventes dans une maison peut y parvenir parce que d’autres y ont publié leur livre, sans vendre autant. « Ce métier n’est ni meilleur ni moins bien, ses règles ne sont pas les mêmes. Une chose demeure : un auteur a besoin de se sentir en confiance, et, qu’un directeur s’adresse à ses auteurs comme à des fabricants, c’est totalement hors de propos. »
La situation de Geneviève Brisac, qui n’a pas souhaité réagir au message de L’école, cristallise alors de multiples tensions. « Dans une maison, le fonds importe tout autant que les nouveautés : ce qui compte, c’est la richesse et la diversité. Geneviève Brisac a été tout simplement mise sous la tutelle éditoriale d’Arthur Hubschmid, ses décisions soumises à l’approbation. Or, Arthur s’occupe avec brio des collections d’albums : des livres qui n’ont pas le même genre d’existence, avec 3 à 40 lignes de texte... »
Geneviève Brisac après 27 années « de carrière et d’invention est reconnue par ses pairs. Cette tutelle fut un choc, pour elle comme pour les auteurs, avec qui elle a toujours entretenu une relation forte, intense et féconde ».
Évidemment, L’école des loisirs continue, avec une nuance : les œuvres et les auteurs annoncés pour la rentrée de septembre « comptent parmi ceux qui ont travaillé sous la direction de Geneviève Brisac. Jusqu’au moment où cela va se tarir ».
Agnès Desarthe pose une hypothèse de travail : « Tout cela aurait pu être une mésentente, et pourquoi pas, le prétexte à un désaccord, dont on se sert pour se débarrasser de quelqu’un. C’est très laid et discourtois, mais pourquoi pas ? » Sauf que les textes lus, travaillés – et dont les contrats avaient été payés – ont été refusés « en cascade par Arthur Hubschmidt : la mise sous tutelle n’avait plus rien de théorique. On a eu a cœur de mettre à l’écart les œuvres choisies ». Face à cela, il fut manifestement plaisant pour certains d’enfoncer le clou, et de jurer que les textes édités par Geneviève Brisac étaient mauvais.
Sollicité en novembre 2015, L'école nous avait pourtant expliqué : « Jamais il n’a été question de dire que tous ses livres ne correspondaient plus aux lecteurs. Nous parlons actuellement de quatre projets, sur la centaine de romans qui seront publiés. Arthur Hubschmid a simplement considéré que les projets n’étaient pas en adéquation avec le public auquel ils étaient destinés. »
Parmi les livres éconduits, celui de Sholem Aleikhem, auteur yiddish largement reconnu et classique, de l’ampleur d’un prix Nobel : incompréhension... sinon à envisager que le livre ne se vendra pas assez ? « Les gens qui ont reçu des avis négatifs pour leur livre ne se sont pas entendu dire que leurs écrits étaient mauvais : on leur répondait que le héros n’était pas assez positif ! Une critique de contenu qui s’apparente à un marketing violent et nauséabond. »
Bien entendu, depuis tout ce temps, les auteurs ont pris la parole : sur le blog La Ficelle, ils se succèdent pour témoigner, une attitude très périlleuse parce qu’exposée ouvertement. « Nous savons pertinemment qu’en agissant de la sorte, plus qu’une balle, c’est une rafale de mitraillette que nous nous tirons dans le pied. Aucun de nos futurs livres ne sera pris. Pour moi, ce sont 25 années de parutions qui risquent la poubelle : quel éditeur défendra un auteur qui lui reproche sa nouvelle orientation ? », questionne Agnès Desarthe. Les écrivains, pourtant peu enclins à l’esprit grégaire, réagissent dans un mouvement collectif, et d’autant plus significatif.
ActuaLitté, CC BY SA 2.0
Ces fameux héros positifs, que la direction semble réclamer, ont pour mission de répondre à une période troublée. « Personne n’est gêné ? Nous aurions, bien au contraire, besoin d’une plus grande diversité : les héros positifs sont nécessaires, mais la surabondance de productions du genre supprime tout leur sens. » On aboutit alors à « des pratiques culturelles et humaines mauvaises, sans que soit mesurée la gravité de la chose. Des gens agissent contre l’intérêt des auteurs et des lecteurs : nous devons alors agir au nom de la défense de la littérature ».
Le collectif réuni à travers La Ficelle n’est d’ailleurs pas constitué d’auteurs qui ont vu leurs textes refusés – c’est le cas, pour certains, loin d’être la majorité. Beaucoup d’entre eux sont des auteurs phares de L’école des loisirs. « Aucun n’est dans la défense mesquine de son petit fonds de commerce. Ce qu’il faut, c’est lutter contre la langue de bois et les procédés détestables. » Et de poursuivre : « L’école faisait des livres comme personne : on s’est manifestement demandé comment faire les mêmes livres que tout le monde. »
Ce qui n’implique pas que les ouvrages à venir seront mauvais, « mais pour trouver de bons textes, l’éditeur a besoin d’énergie. Personnellement, je n’ai rien contre la maison : en revanche, son comportement actuel me dérange profondément ».
De même, Agnès Desarthe réfute toute forme de mépris à l’égard des personnes qui y travaillent : « L’enjeu, c’est celui que Geneviève Brisac portait, celui de la littérature jeunesse. Pas celui d’une société qui se préoccupe davantage de ses intérêts économiques. J’ai moi-même beaucoup de peine en imaginant que mes livres pourraient ne plus être défendus chez eux du fait cette prise de position. Avant, on savait où l’on était, à L’école des loisirs. Désormais... »
En octobre 2015, Jean Delas cofondateur de la maison, dénonçait justement l’attitude d’autres maisons : « C’est à dire, nous sommes une entreprise familiale, je dirais “artisanale” d’une certaine manière et tous les autres ont une… quasiment tous, une formation en groupe. Donc ils passent beaucoup de temps à regarder les chiffres, à faire du “reporting”, à communiquer avec les actionnaires, à tricher un peu sur les chiffres, ils ne s’occupent que de la rentabilité, que du rendement.»
Mise à jour :
Ayant pris contact avec ActuaLitté, L’École des loisirs souhaite insister sur le fait qu’il ne s’agit « pas d’une réorientation éditoriale ». En outre que « cette affaire ne concerne que 20 auteurs sur 400 » et surtout « ne touche que le secteur des romans ».
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