Saisi d’effroi par le manifeste de Richard Malka, La gratuité c’est le vol, Dominique Mazuet, de la Librairie Tropiques, a répondu à Vincent Montagne, président du Syndicat national de l’édition. « Je n’ai toujours pas eu de réponse », indique-t-il à ActuaLitté. Mais sur le livre, rédigé par l’avocat à l’initiative du SNE, il est formel : le SNE se trouverait « dans une contradiction flagrante ». Explications.
« [E]n dépit de ses qualités rhétoriques, l’ouvrage de Malka se trompe de cible et, même si c’est pour le bon motif, mène un combat stérile et d’arrière garde, du simple fait du caractère lacunaire, voire illusoire, de son analyse des phénomènes économiques sous-jacents », précisait le Dominique Mazuet, en première réponse au manifeste de Richard Malka. Ce dernier, imprimé à 50.000 exemplaires, avait été distribué à 35.000 exemplaires aux librairies, pour une mise à disposition gracieuse aux clients. Il était accompagné d'un texte signé du président du SNE. Après y avoir répondu, Dominique Mazuet prolonge la réflexion.
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ActuaLitté : Vous reprenez cette expression de « prétendue modernité », et je pense deviner ce qu'elle implique. Mais pourriez-vous préciser votre pensée aux lecteurs ?
Dominique Mazuet : La "prétendue modernité" est une expression utilisée par Vincent Montagne dans le courriel qu'il m'a adressé, ainsi sans doute qu'à nombre de mes confrères libraires indépendants.
Je le cite :
"Au nom d’une prétendue modernité, et sous couvert de l’accès à la culture, on exproprierait les auteurs, au profit d’un droit à piller leur travail, donné à chaque lecteur."
Comme je le lui ai précisé dans ma réponse, j'approuve totalement ce jugement de M.Montagne, au nom de mes confrères, au nom du syndicat des libraires salariés et indépendants, mais surtout au nom de l'ensemble des métiers du livre, dont toute la chaîne de création et de production est représentée au sein de la confédération syndicale à laquelle notre syndicat à adhéré.
Mais, ce qui est assez paradoxal, pour ne pas dire cocasse, c’est qu’au travers d’une telle déclaration, M.Montagne, en tant que président du Syndicat National de l’Édition, dénonce, à juste titre, une politique dont il est un des très actifs promoteurs, avec, il est vrai, la puissance publique. Il est facile en effet de vérifier que cette logomachie de « prétendue modernité » et précisément celle qui, « sous couvert d’accès à la culture », a été exploitée ad nauseam pour légitimer les politiques désastreuses menées depuis plusieurs années, tant par le ministère de la Culture que par celui de l’Éducation nationale, sans parler des diverses administrations et des corps intermédiaires associés à cette « orientation nationale », aujourd’hui confrontée à ses troublantes conséquences.
ActuaLitté : Vous parlez également de « dommage collatéral », pour évoquer la réforme du droit d’auteur prévue au niveau européen, et surtout de sérieuses lacunes concernant les « phénomènes économiques sous-jacents », dans le livret de Richard Malka. Quels sont-ils précisément, selon vous ?
Dominique Mazuet : L’expression « dommages collatéraux » qualifie la menace imminente qui vise désormais les auteurs et leurs droits, comme une des conséquences néfastes induites par l’« orientation numérique » et l’harmonisation européenne, promue par le SNE en parfaite connivence avec les administrations du livre, de la Culture et de l’Éducation nationale. Nous n’avons en effet aucune raison de suspecter M. Montagne et le SNE d’avoir eu pour intention initiale de promouvoir le « cauchemar juridique » qui désormais hante leurs nuits... Nous leur proposons simplement, à titre de thérapie « douce » de découvrir de quoi ce cauchemar est-il le nom... et donc de leur révéler qu’ils affrontent simplement une variante de la grande névrose dépressive de l’époque, dont le symptôme général est le cauchemar... numérique, d’où on peut diagnostiquer une pathologie hélas désormais endémique.
ActuaLitté, CC BY SA 2.0
Ce dommage collatéral s’inscrit donc dans une longue liste de conséquences, aussi dommageables et nombreuses – marchés publics, livre scolaire, emploi, activité industrielle, accès au livre, égalité des citoyens, qualification professionnelle, conventions collectives, bibliothèques, etc. – que parfaitement prévisibles, et du reste prévues et dénoncées publiquement par notre syndicat et par l’ensemble de la filière livre rassemblée au sein de la FILPAC.
Jusqu’ici le statut dérogatoire (du dogme concurrentiel) du marché du livre, acquis depuis plus de trente ans, a été si efficacement bénéfique qu’il a permis au livre et à la lecture de résister, bien mieux en France que partout ailleurs en Europe, au délabrement social, culturel et économique généralisé. C’est le genre de constat préalable qui aurait pu informer utilement le jugement des équipes de M.Montagne en sorte qu’elles alertent le SNE et ses interlocuteurs publics sur le bien-fondé de nos objections, de nos protestations et surtout des propositions très pragmatiques et concrètes que nous avons élaborées collectivement pour corriger cette politique absurde.
"Jusqu’ici le statut dérogatoire (du dogme concurrentiel) du marché du livre, acquis depuis plus de trente ans, a été si efficacement bénéfique qu’il a permis au livre et à la lecture de résister, bien mieux en France que partout ailleurs en Europe, au délabrement social, culturel et économique généralisé."
Une politique dont il faut ici souligner qu’elle a d’emblée et très clairement, voire agressivement revendiqué la « prétendue modernité », matrice de ce fantasme de la gratuité, de la commodité, et de la liberté atomisée des nouvelles machines désirantes, et désormais « augmentées ». De miraculeux bienfaits qu’était supposé procurer le « tsunami du numérique », pour reprendre les termes « tendances » dont se gargarisaient ses haruspices médiatiques sur les antennes publiques (en 2012).
Comme nous l’avions annoncé (il y a 3 ans) et comme chacun doit le savoir, cet impétueux tsunami a fait un flop, et naturellement c’est une sanction réconfortante pour le livre, ses métiers et ses lecteurs, mais quand de cette vaguelette mourante l’écume même se sera évaporée, il restera des débris et des cadavres sur la grève...
Déjà :
il n’est pratiquement plus possible de faire relier un livre en France ;
l’essentiel des livres scolaires, entièrement financés sur fonds publics, est désormais imprimé hors de France, et parfois... bien loin ;
chaque mois des librairies indépendantes ferment du fait de la perte des marchés publics des bibliothèques locales, transformant progressivement leurs régions en friches culturelles ;
les métiers du labeur, de la librairie, du papier, de l’imprimerie, du façonnage des livres ont perdu, du simple fait de la politique publique du livre, près de 50 000 emplois en 3 ans, évidemment sans aucune compensation dans quelque éphémère « star-teupe » subventionnée ;
inversement chaque fois qu’Amazon crée un emploi de précaire sous-qualifié et robotisé, c’est la perspective de destruction de 18 postes de libraires qualifiés dans le circuit des librairies indépendantes ;
les éditeurs indépendants du fond littéraire sont de plus en plus privés de textes à rééditer, de même que les libraires d’occasion qui assuraient une seconde vie aux ouvrages indisponibles ;
le délabrement culturel, pédagogique et éducatif associé à la disqualification de la lecture prend une ampleur sans précédent ;
etc, etc.
ActuaLitté : Bien entendu, défendre le droit d’auteur n’est pas une mince affaire, mais si l’on se souvient bien, le droit d’auteur n’a jamais impliqué de défendre l’auteur de ses lecteurs, mais plutôt de ceux qui exploitaient leurs oeuvres. Le SNE est-il en train de se mordre la queue ?
Dominique Mazuet : Absolument.
Je formulerai cependant la chose autrement, en disant que le SNE est confronté aux effets prévisibles (et prévus) de ses propres choix et orientations corporatives (et parfaitement illusoires) telles que décrites plus haut. Car évidemment, et comme nous l’avions annoncé, une telle politique ne pouvait déboucher que sur le tableau apocalyptique que M.Montagne commence à discerner et où on voit en effet à quel point elle menace « [d’] assécher la culture et les connaissances. Asphyxier les industries culturelles et créatives ». « Dans un monde, où on plagie les textes, on y puise librement les connaissances et les créations, devenues de simples données échangeables, partageables, diffusables à l’infini… mais occasionnellement ou jamais rémunérées ».
Et, pour ne parler que des droits d’auteur, il n’a pas manqué de « lanceurs d’alerte » pour éclairer la lanterne du SNE et du Ministère de la Culture : dès 2012 « le Droit du serf » leur avait découvert le caractère profondément néfaste de leurs compulsions « libertariennes ».
C’est la raison pour laquelle l’émotion de M.Montagne, face aux conséquences « cauchemardesques » de cette démocratisation généralisée du libéralisme « décomplexé » à la mode numérico-européenne, nous laisse en effet un peu dubitatifs. De même évidemment que l’opuscule de M.Malka qui en est le symptôme (paradoxal), dûment formaté. Les conditions de sa rédaction qu’on nous présente comme inopinée, généreuse et bénévole ne sauraient justifier sa complète ignorance de la réalité concrète et des causes réelles du « cauchemar juridique » dont avec M.Montagne il semble s’éveiller. Elle n’explique que sa parfaite innocuité relativement aux origines des troubles affectant ce sommeil agité.
Le plus « paradoxal » de cette affaire (quoique bien homogène à sa contradiction d’origine) c’est que pour supposément lutter contre la gratuité et son substrat idéologique « dématérialisé », le SNE ne trouve rien de mieux à faire que de mobiliser « l’investissement ses équipes », « le groupe Hachette, le groupe Editis et sa filiale INTERFORUM » pour diffuser gratuitement, urbi et orbi, un opuscule... gratuit ! Dont de surcroît la « traduction en langue anglaise est disponible uniquement pour le moment en version électronique » !!
Voilà donc un effort spectaculaire, assurément, mais dont la logique et les objectifs raisonnés ne frappent pas d’évidence. Et s’il serait abusif de parler de « larmes de crocodile », je vous concède qu’on peut penser qu’il « se mord la queue »... comme vous dites – bien que ça ne soit pas très facile, pour un crocodile, paraît-il.
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