Au début du XXe, un livre réunissant une série de discours prononcés par un chef polynésien connait un véritable succès éditorial. L’ouvrage qui prône, entre autres, le retour à la nature et l’amour libre influencera les anarchistes puis le mouvement hippie en Allemagne... Avant que l’on ne découvre que l’œuvre était un faux.
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En 1920, Erich Scheurmann publie un étrange récit de voyage : une centaine de pages intitulée Les Papalagui. L’ouvrage présente une série de discours de Touiavii, un chef de tribu Samoa, qui porte un regard critique sur les Occidentaux — Papalagui, signifiant « le blanc » dans la langue du chef.
Scheurmann serait arrivé en Polynésie à la veille de la Première Guerre mondiale et travaille alors comme journaliste pour la Croix-Rouge. C’est par ce moyen qu’il aurait fait la rencontre de l’habitant de l’archipel.
L’œuvre traduite en français par Dominique Roudière et aujourd’hui éditée chez Pocket propose un regard extérieur sur le mode de vie des Européens. Touiavii remet en question le concept de travail, cette « grave maladie de la pensée » qui « rend les gens vieux et laids en peu de temps » et s’étonne de cette société inégalitaire qui a pour seule obsession l’argent.
La préface de la première édition indique que le polynésien aurait visité l’Europe en tant que membre d’une troupe de théâtre. Le livre se présente comme un avertissement pour ses compatriotes qui seraient tentés d’imiter l’homme blanc.
Une bible verte
Alors que la jeune République de Weimar lutte contre la pauvreté de l’après-guerre et que la population voit le pays se transformer avec l’industrialisation, la philosophie simple de Touiavii et l’appel à un retour à la nature séduisent le public. Traduit puis illustré, le livre deviendra rapidement un ouvrage prisé par les anarchistes qui y voient une œuvre de la contre-culture.
Au milieu du XXe siècle, Les Papalagui sera relativement oublié avant d’être redécouvert en 1971 par des étudiants allemands qui l’éditent et se le partagent sous le manteau. En 1977, l’œuvre est publiée en Allemagne de l’Ouest, et au cours de la décennie suivante sera déclinée en une dizaine d’éditions différentes, devenant un véritable objet de culte pour certains. L’ouvrage est si populaire qu’en 1978, le journal allemand Die Zeit le surnomme la « Bible verte » dans ses colonnes. En 1980 il finit par intégrer le programme des lycées allemands.
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Pour Peter Cavelti, qui a traduit le livre en langue anglaise, si Les Papalagui est aussi populaire c’est par ce qu’il résonne favorablement avec la remise en question que fait la jeunesse de l’époque du modèle allemand.
« Dans les années 1960, toute une génération a remis en question la façon dont les choses étaient faites, nous étions désillusionnés, et de cette désillusion est venue la vision alternative que les hippies ont développée » explique-t-il, « Les critiques de Tuiavii sur le mauvais mode de vie des blancs ont profondément marqué de nombreux jeunes à l’époque ».
Malheurement pour cette génération en perte de repères, la bible verte s’est finalement avérée être une fraude littéraire.
Un Montesquieu allemand ?
Scheurmann a toujours prétendu n’être qu’un simple traducteur des propos de Touiavii, admettant cependant avoir publié l’ouvrage sans l’accord du chef. Tout au long de sa vie, l’allemand a été fervent partisan du Lebensreform, un mouvement social populaire au début du XXe siècle en Allemagne et en Suisse qui promouvait un style de vie simple, la libération sexuelle et le respect de la nature. Son objectif, explique-t-il dans la préface, était de « faire découvrir comment un homme qui est encore étroitement lié à la nature nous voit, nous et notre culture ».
Il faudra attendre 1987 pour que la vérité éclate au grand jour. La fraude fut découverte grâce aux efforts de Horst Cain, un ethnologue allemand, spécialiste de la langue samoane, qui analysa méthodiquement le vocabulaire employé et trouva de nombreuses incohérences. En conclusion de son étude, il note que Scheuermann a très certainement écrit lui Les Papalagui pour critiquer de manière détournée la société allemande de son époque.
Le journaliste a ainsi offert au monde des lettres un bel exemple de « regard étranger », un exercice que Montesquieu s’était fait un plaisir de perfectionner au XVIIIe siècle avec ses Lettres persanes. L’allemand était suffisamment au fait de la civilisation polynésienne pour donner du crédit à sa fable qui trompa son monde pendant plus de 50 ans.
Malgré la découverte de son véritable auteur, l’ouvrage reste populaire aujourd’hui. Au cours de la dernière décennie, il a été publié en langues turque, catalane, hongroise, italienne et chinoise, pour ne citer qu’elles.
Via Atlas Obscura
Crédit photo : Tupua Tamasese - chef Samoan - Lealofi I, c. 1891
Commentaires
Grünen, le 10/09/2020 à 08:52:03
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Forbane, le 10/09/2020 à 10:07:53
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Théorie, le 12/09/2020 à 06:43:43
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