Les éditions Casterman annoncent, pour janvier 2017, la réédition de Tintin au pays des Soviets en couleurs. La légataire universelle de l’œuvre d’Hergé, Fanny Rodwell, a travaillé avec l’éditeur et Michel Bareau, ainsi que Nadège Rombaux, pour y parvenir.
Une modernité nouvelle pour Les Soviets, œuvre de jeunesse créée en 1929 et qui fut indisponible jusqu’en 1973. La mise en couleurs de l’œuvre suscite de vives réactions, mais pour Benoît Peeters, grand spécialiste de l’œuvre de Hergé, imaginer une dérive commerciale manque de clairvoyance. « Il faut se souvenir que, dès la fin des années Trente, Hergé avait eu dans l’idée de rééditer Tintin au pays des Soviets ; il l’aurait ensuite mis en couleur, comme il l’a fait pour tous les autres albums noir et blanc », explique-t-il.
Aucune trahison, de ce point de vue : « Hergé voulait cette réédition et la mise en couleur serait venue dans la foulée. Il y avait d’ailleurs eu deux planches en couleurs dans Le Petit Vingtième dès Noël 1929 ! ».
Si cela ne s’est pas fait, c’est pour des raisons tout à fait circonstancielles. En 1930, à l’époque de la première publication de Tintin au pays des Soviets, Hergé travaillait avec les éditions du Petit Vingtième. Il a coédité l’album avec son patron, l’abbé Wallez. « Dès le milieu des années trente, Tintin est passé chez Casterman et les premiers albums ont été réédités. Mais Hergé ne retrouvait plus les documents techniques nécessaires à l’impression des Soviets. Il ne savait même plus où étaient les planches originales. Le projet a donc été reporté à plus tard. »
Après la Seconde Guerre mondiale, les priorités d’Hergé étaient ailleurs. Et l’album commençait à lui paraître trop maladroit, et peut-être un peu trop sulfureux politiquement.
Mais les passionnés de Tintin cherchaient désespérément cette première aventure. Les éditions pirates se multipliaient et se vendaient très cher. Hergé voulait persuader Casterman de rééditer l’album, mais à Tournai, les responsables traînaient les pieds. En 1969, une réédition à 500 exemplaires est réalisée à l’enseigne des Studios Hergé et envoyée aux amis. Confidentielle, elle montrait toutefois que Hergé ne reniait pas cette première histoire. « Il avait même menacé d’aller publier l’album chez Dupuis ! Il ne cessait de répéter qu’on lui demandait cette œuvre. »
En 1971, pendant la réalisation de ses grands entretiens avec Hergé, Numa Sadoul remet la main sur le rouleau contenant les originaux, dans un placard à balais à côté des toilettes des Studios Hergé. L’auteur n’en fut pas vraiment impressionné, raconte d’ailleurs Benoît Peeters dans son ouvrage Hergé fils de Tintin. Mais le gros volume des Archives Hergé est publié peu après : Casterman a préféré ajouter aux Soviets les versions noir et blanc de Tintin au Congo et Tintin en Amérique, ainsi que les Aventures de Totor, l’ancêtre de Tintin. Le livre est une révélation pour les amateurs ; il est plutôt bien accueilli.
Sur le contenu, « Hergé avait conscience que Tintin au pays des Soviets était un péché de jeunesse, plutôt primaire politiquement. Mais il le revendiquait comme l’enfance de son personnage ». L’histoire lui avait été commandée par le directeur du Vingtième Siècle, l’abbé Norbert Wallez, qui avait fourni en guise de documentation le livre de Joseph Douillet, Moscou sans voiles, un virulent pamphlet anticommuniste.
« Hergé ne disposait que de très peu de matière. La Russie est bien peu présente, même dans les paysages. Mais quand il évoque les élections truquées, ou les touristes anglais dupés par la visite de fausses usines, il recoupe des témoignages plus crédibles. Quand on relit l’album, on est frappé par la part assez réduite de la politique : c’est plutôt l’éloge de la vitesse, de l’énergie, des moyens de transport. Tintin est un gentil voyou, qui provoque souvent la bagarre. Et Milou est un vrai alter ego, dont beaucoup de répliques sont très drôles. »
Après 68, l’album semblait abominablement réactionnaire. Les détracteurs d’Hergé ne manquaient jamais de brandir LesSoviets comme un argument scandaleux. « Pourtant, les quelques pages véritablement politiques n’ont rien de bien choquant. De fait, elles expriment plutôt une certaine clairvoyance. Aujourd’hui, les critiques se focalisent bien plus sur Tintin au Congo. Hergé participait à plein de l’esprit colonial belge de l’époque, pas plus qu’un autre d’ailleurs, mais avec le recul du temps, c’est devenu gênant. »
Quant à la nouvelle version des Soviets, dont Benoît Peeters a pu découvrir quelques pages, elle serait assez convaincante. « Michel Bareau est un excellent graphiste : il est reparti des planches originales pour donner toute sa vigueur au trait, et il a produit des couleurs franches, comme celles qu’Hergé aurait pu utiliser, tout en y glissant un petit côté passé et nostalgique, comme s’il s’agissait d’une version d’époque. C’est un peu "À la recherche des Soviets perdus". »
Une réalisation « belle et respectueuse », estime-t-il, comprenant très bien « que certains puissent être heurtés par le principe, surtout tant qu’ils n’ont pas vu le résultat ». A ses yeux, faire revivre une série qui, par la volonté de l’auteur, ne connaîtra jamais de suite – Hergé ne voulait pas que l’on poursuive son Tintin – n’a rien de scandaleux. « Les tons sont subtils. Ils rendent manifeste la modernité de ce premier Tintin. L’album a un côté très enfantin, et cette mise en couleur peut donner envie aux jeunes lecteurs de le lire, alors qu’il était jusqu’ici réservé aux fans. »
« Mettre en couleur Tintin au pays des Soviets, franchement, il n’y a pas de quoi rougir... », conclut Benoît Peeters. Et avec un sourire : « Gorbatchev pourrait tout à fait le préfacer ! En tout cas je suis sûr que les lecteurs russes le découvriraient avec intérêt. »
Après, de là à corréler les commémorations du centenaire de la révolution d’Octobre à cette parution, il faut y lire une ironie au 4e ou 5e niveau...
Le communiqué diffusé par Casterman et les éditions Moulinsart :
Fanny Rodwell, légataire universelle de l’œuvre d’Hergé, et les Éditions Casterman ont pris la décision de publier une édition en couleurs de la seule aventure de Tintin uniquement disponible à ce jour dans sa version noir et blanc : Tintin au pays des Soviets.
Créée en 1929 et restée indisponible jusqu’en 1973, cette première grande histoire marque la naissance de Tintin. C’est avec un plaisir d’enfant, guidé par l’esprit du jeu et le désir de vitesse qu’Hergé s’adresse au lecteur dans cette course-poursuite où avions, voitures, trains, hors-bords et motos lent à toute allure. Si le dessin ne s’inscrit pas encore dans la perfection du style «ligne claire», le jeune auteur de 21 ans démontre déjà son habileté de romancier en images. Le sens dynamique du mouvement, la maîtrise de l’enchaînement des plans et la construction des pages expriment ce talent de raconter par l’image qui fera d’Hergé un grand maître de la bande dessinée. Le sujet grave commandé par l’abbé Wallez, patron du quotidien le xxe siècle, permet également à l’humoriste de se révéler visionnaire, à contretemps de son époque.
La mise en couleurs a été con ée, dans le cadre des Studios Hergé, à Michel Bareau, assisté de Nadège Rombaux. Cette colorisation ampli e la lisibilité du récit, la clarté des dessins et surprend par sa modernité, comme s’il s’agissait d’un nouvel album.
Tintin sera de retour en librairie le 11 janvier 2017, au lendemain de son 88e anniversaire, et quelques mois avant les commémorations du centenaire de la révolution d’Octobre.
1 Commentaire
Maud Cambronne
18/06/2023 à 14:45
C'est toujours d'actualité, qu'on se souvienne il y a moins d'un an ces villes, libérées par l'Ukraine moins de 6 semaines plus tard, qui à 99% avaient "voté" pour être "désormais russes pour toujours".