« Nous commençons l’année sous les meilleurs auspices », se réjouit rue de l’Échiquier. En effet, le jury du prix Artémisia, qui récompense la meilleure bande dessinée féminine de l’année, a salué le livre de Tiitu Takalo. L’ouvrage avait déjà reçu le prix Finlandia de la bande dessinée, la plus prestigieuse récompense du 9e art en Finlande.
« Largement autobiographique, ce généreux roman graphique retrace en parallèle le passé de la ville, milite pour un mode de vie plus respectueux du patrimoine, plus collectif et moins consumériste », assure Patrick Gaumer, membre du jury d’Artémisia.
À Tampere, en Finlande, les habitants du quartier historique d’Annikki promis à la démolition unissent leurs forces face à la rapacité des promoteurs et de leurs complices politiques. Avec son compagnon Mikko, l’autrice Tiitu Takalo est aux avant-postes de cette lutte pacifique et nécessaire.
Elle tient en images la chronique de sa communauté en résistance, au service d’une idée aussi vitale qu’universelle : et si la richesse et l’âme d’une ville résidaient d’abord dans son patrimoine, et que sa préservation était la clé de nos identités collectives comme de nos avenirs possibles ?
Bande dessinée particulièrement contemporaine, elle traite de la préservation des villes, et de la résistance à leur gentrification — comment est-il possible de protéger leur patrimoine et de les rendre durables ? Le livre a été traduit par Kirsi Kinnunen, avec la contribution d'Anne Cavarroc.
Illustratrice et autrice finlandaise de bande dessinée, enseignante et féministe revendiquée, Tiitu Takalo vit et travaille à Tampere, en Finlande, dans un quartier ancien dont elle retrace ici l’histoire et le sauvetage par ses habitants. Voici un extrait du livre (de 248 pages tout de même) :
Et voici l'ensemble des prix remis pour cette édition 2020
PRIX SPECIAL ARTÉMISIA
Sourvilo d'Olga Lavrentieva (traduction Polina Petrouchina) (Actes Sud)
Olga Lavrentieva est membre de l’union des artistes de Saint-Péterbourg et privilégie l’aspect documentaire dans ses réalisations. Cet album en est la preuve, même si la dimension onirique et les échappées belles dans l’imaginaire n’en sont pas exclues, fort heureusement. Dans cette bande dessinée autobiographique, la grand- mère de l’auteure se souvient de ses années de jeunesse, passées entre Guerre mondiale, bombes, obus, purges politiques et privations de toutes sortes ! Il y a mieux pour une jeune fille sentimentale et rêveuse, comme elles le sont toutes, plus ou moins, à cet âge...
Ce roman graphique, décrit par certains critiques comme “précis et brumeux”, ce qui semble un peu contradictoire, a séduit le jury Artémisia par son authenticité et son inventivité graphique. Après les publications de feu Nicolaï Maslov (1954-2014), auteur russe de “ Une jeunesse soviétique”, “les fils d’Octobre”, et “Il était une fois la Sibérie”, publiés également par Actes Sud, cet album-ci nous ramène un imaginaire russe dépaysant et des dessins poétiques dépourvus de toute artificialité. Une sincérité au service d’une réalité souvent douloureuse, mais très édifiante et ré-humanisante, à tous points de vue.
PRIX ARTÉMISIA JEUNESSE
Melvina de Rachele Aragno (traduction Claudi Migliaccio) (Dargaud)
Pour la première fois, mais sûrement pas la dernière, Artémisia décerne son Prix Jeunesse. C’est bien connu, les adultes n’écoutent pas les enfants. La petite Melvina se rebelle et s’aventure sur les toits à la suite de son chat Ottavio. Après ? Après tout dérape. Rachele Aragno entraîne son héroïne dans un univers étrange à la Lewis Carroll où l’on croise une reine à la tête coupée, des enfants qui attendent de naître, une abeille transformée en amulette, des pensées heureuses transformées en lucioles, des tigres sauvages de l’aurore et une sorte de croque- mitaine résidant dans des marais métaphysiques.
“Pense par toi-même, suis ta propre route”, le conseil prodigué par le papy et la mamie de Melvina s’y révèle pas si idiot que ça. Soutenu par l’imagination féconde de sa créatrice et fort joliment mis en images, ce voyage initiatique s’écarte d’une production jeunesse trop formatée. Si Melvina a de très grands yeux auxquels rien ne peut échapper, si ses grandes lunettes rondes lui donne un petit côté intello en herbe, on peut regretter que, telle Bécassine, sa bouche soit trop discrète...
Mais la petite fille de papier pense et parle fort bien, et son dessin est plein d'esprit, comme celui de tous les personnages qu’elle côtoie. Un vrai plaisir pour l’œil. Sa créatrice fait partie de ces dessinatrices italiennes contemporaines bourrées de talent et d'intelligence graphique. Artémisia en a déjà salué plusieurs : Barbara Baldi, Lorena Canottière, et la française d’origine italienne Laureline Mattiussi... Viva Italia!
PRIX ARTÉMISIA ÉCOLOGIE
La Déesse Requin de Lison Ferné (CFC)
Dans l’album sombre et envoûtant de Lison Ferné, La déesse requin, nous découvrons un monde clivé : celui – trivial et matérialiste des humains, celui, magique et mystérieux, des océans et des mers encore habités par les dieux. Dahut, une belle et trop curieuse jeune fille qui ne craint pas de braver les interdits de sa mère, la déesse Boddhisatva, cherche à s’affranchir et à découvrir le monde par elle-même.
(Le nom de la demoiselle n’est pas sans évoquer celui de dahu, parfois orthographié dahut, qui est à l’origine un animal sauvage imaginaire, vivant non dans les mers mais dans les zones montagneuses, un environnement qui a influé sur son évolution physique au fil des générations)
Dahut la rebelle quitte les siens pour assister à une grande fête, magnifiquement représentée par la dessinatrice, qui a lieu dans le monde des humains en l’honneur des divinités aquatiques. Sa destinée s’en trouvera complètement bouleversée...
Cet album et ce qui le porte entrent en profonde résonance avec des questions fondamentales actuelles : la surexploitation des richesses naturelles, la pollution, la surpêche, les désastres écologiques liés à l'extinction des espèces animales, les risques d’effondrement que font courir a une planète “finie” des appétits infinis, résultat du comportement aussi égoïste qu’inconscient de l’espèce dite humaine.
Pillages et saccages que le dessin représente avec un très grand talent et beaucoup de sensibilité. Ainsi de cet “holocauste” de créatures marines qui nous en évoque d’autres...
Un dessin totalement au service du vivant et de ses souffrances. Au plus près de ce réel-là que nous refusons trop souvent de voir.
PRIX ARTÉMISIA SOCIÉTÉ
Hippie Trail de Séverine Laliberté (scénario) et Elléa Bird (dessin) (Steinkis)
Archéologue de formation, Séverine Laliberté (la bien nommée) explore maintenant sa propre histoire familiale dans Hippie Trail, une « autobiographie prénatale » magnifiée par le trait de la dessinatrice Elléa Bird.
Les deux femmes cosignent une bande dessinée passionnante sur la naissance romanesque de l’autrice. Ce road- trip, en 4L, sur la célèbre Hippie Trail, nous plonge en plein cœur des seventies, nous invite à sillonner dangereusement les routes orientales, de la Yougoslavie de Tito jusqu’en Afghanistan en passant par la dictature des colonels grecs, là où est née la scénariste.
Ces pérégrinations mêlent avec subtilité récit intime et immersion dans la grande Histoire. Très politique, ce bel album conjugue avec virtuosité des qualités littéraires et graphiques. Artémisia l’a adoré.
Tiitu Takalo, Rachele Aragno, Lison Ferné, Séverine Laliberté, Elléa Bird et Olga Lavrentieva succèdent à Barbara Baldi, Nicole Claveloux et Edith Zha, Anne Defréville, Florence Dupré-Latour, Lorraine les Bains et Chloé Wary, lauréates du prix 2020.
UN COUP DE CHAPEAU
On baise de Catherine Beaunez (La folle du logis) Autoédité et distribué par l’autrice
Une chronique tendre et mordante du confinement (publiée au jour le jour sur les réseaux sociaux de mars à mai 2020).
Catherine est une pionnière et une résistante. Elle ne désarme pas et il faudrait plus d’un corona virus et d’un confinement pour l’abattre. Elle en fait son miel du confinement dame Beau-nez.
En plus de ça, c’est une obsédée de la baise sans baise. Déjà avec son premier album, Mes partouzes, elle en avait piégé plus d’un avec ce titre alléchant, et ils en ont été pour leur frais, les voyeurs! Pas plus de partouzes que de beurre en branche, ou alors... tellement subliminales! Depuis la publication de ce piège à c... des années 80, rien n’a changé pour cette dessinatrice encore plus moqueuse que féministe, ce qui n’est pas peu dire et lui vaut un grand coup de chapeau du jury Artémisia
Que l’on apprécie ou pas son style, son humour, son graphisme, on ne peut que saluer bien bas sa performance: l’une des rares bédéastes à tenir bon sur cette barricade-là et à continuer, 40 ans plus tard, à faire des pieds de nez et à tirer la langue à la société pas triarcale mais presque. Performance d’autant plus remarquable dans une période ou la répression et sa police sont partout, et l’insolence graphique et politique, le militantisme des dessinatrices presque nulle part.
Les pages de cet album auto publié, furent d’abord visibles sur les réseaux sociaux, puis sont devenues un livre par la grâce d’une nouvelle éditrice, La folle du logis, c’est à dire Catherine elle même.
Le confinement vu sous tous ses angles ! La parité pour nettoyer la cage d’escalier ; Comment garder la ligne en ne sortant plus de sa cuisine ; Applaudissements aux fenêtres pour les soignants ; Que faire de son argent quand on est privé de sortie ; Garder le cap, oui, mais lequel ? Défiler sans défiler ; Régler (en 1 dessin) son sort à Macaron 1er... Tout y passe, mais par contre, rien sur la baise comme annoncé sur la couverture, cqfd ! Remboursez, s’écrient les frustrés !
Artémisia, elle, est solidaire de la “folle du logis” confinée mais pas désarmée.
Et surtout n’oubliez jamais ce fin précepte de l’autrice, utile à l’existence : " Rien de tel que le rire pour renforcer les défenses immunitaires ! " Chapeau, l’artiste !
La prochaine édition des Prix Artémisia, en 2022, verra la création d'un nouveau prix: le Prix Artémixte, qui couronnera un livre issu de la collaboration entre une dessinatrice et un scénariste.
Ce prix aurait pu être décerné cette année à Laureline Mattiussi et à François Rivière pour leur album Cocteau, l’enfant terrible, édité par Casterman, que nous avions remarqué, notamment, pour ses très grandes qualités graphiques et esthétiques. Laureline, dont le style s’apparente à celui du génial dessinateur argentin José Munoz, est sans doute l’une des plus grandes dessinatrices françaises actuelles. Elle a reçu le prix Artémisia 2010 pour son très original, décoiffant, et téméraire album, L’île au poulailler.
Sa collaboration fort réussie, en tant que dessinatrice et co-scénariste avec François Rivière nous a décidé à créer le prix dont il est question ici, et à accorder désormais une plus grande attention aux créations mixtes de cette qualité. Artémisia applaudit très fort ce magnifique album consacré à l’enfant terrible de la poésie et de la littérature. Un bon génie inspirateur d’innombrables artistes, qui nous manque cruellement aujourd’hui.
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