AVANT-PARUTION – « Une guerre se prépare ». Cette citation, inscrite entre guillemets et en italiques, constitue un vers dans le Rimbaud de sang publié par Jean-Luc Favre. Ce recueil est bien plus à mes yeux qu’« un réquisitoire ironique, avec en arrière fond le déclin post contemporain de la forme poétique comme genre littéraire à part entière », comme le présente la quatrième de couverture. Resté longtemps inédit, ce Rimbaud de sang dédié à Sylvestre Clancier est présenté aussi comme « un long poème en prose ».
Mais les seuls mots que j’ai détachés jusqu’ici forment bel et bien un vers et peu m’importe, à la date où nous sommes et avec l’évolution de la poésie moderne, qu’il soit ou non régulier. Détachée, isolée par les blancs, singulière par l’usage de l’italique, cette annonce est aussi un titre ou un intertitre dans la page, le point de départ d’un poème de guerre, ou plus exactement d’une poésie dont la guerre est l’essence même. À cette guerre celui qui parle et s’adresse aussi à lui-même a en quelque sorte conscience de participer :
Tu en es l’artisan ou le bénéficiaire
N’empêche qu’une guerre se prépare bel et bien
Entre rebelles et insurgés
Factions contre factions
Frères contre frères
(C’est monstrueux !)
(La poésie ne manque pas)
La suite du texte le dit dans des termes moins concis que les citations que je vais utiliser : « il y a des mots qui blessent » ; « les mots provoquent les guerres » ; « toutes les guerres sont prévisibles », même si « les livres ne disent pas tout ».
N’a-t-on pas crié sur tous les toits cette manière de slogan (magnifique d’ailleurs), dont Rimbaud est l’inventeur, « la liberté libre », l’expression est née sous sa plume en temps de guerre, après la défaite de septembre 1870 et son retour définitif de Douai à Charleville, dans la lettre qu’il a adressée à son professeur Georges Izambard le 2 novembre 1870.
Mais ce n’est pas là le cri « Liberté » tel qu’il put éclater sous la Révolution française, ni même seulement la revendication d’un captif de l’existence. Jean-Luc Favre met en garde contre un appel illusoire :
Mieux vaut attendre que l’on t’appelle par ton nom
Plutôt que de foncer dans le néant tête la première
En criant :
Liberté !
Liberté !
Foutaise
(Ce n’est pas ça la liberté)
c’est même tout le contraire (p. 19).
Je ne me demanderai pas si c’est là une critique du célèbre poème de Paul Eluard, « Liberté ». Je suis davantage frappé par le fait qu’avant même la guerre de 1870 et la déclaration de guerre du 19 juillet (imminente dans les jours précédents), le collégien-poète de Charleville ait adressé à Théodore de Banville, le 24 mai, trois poèmes où il avait voulu dire, selon sa propre présentation, ses « bonnes croyances », ses « espérances », « ses sensations, toutes ces choses des poètes », ajoutant « - moi j’appelle cela du printemps » (OC., p. 133).
La liberté, c’est d’une autre manière que le poète va la conquérir, non dans ces alexandrins par lesquels il aspire encore à plaire à Théodore de Banville et aux Parnassiens, mais par de brusques mutations, par des forces venues de l’intérieur même du langage. Va-t-il devenir un « poète traducteur/insensé » ? Dans sa lettre du 24 mai 1870, demandant à Banville de « faire faire à la pièce Credo in unam », — la troisième —, « une petite place entre les Parnassiens », il ajoute ces exclamations « Ambition ! ô Folle ! », comme s’il était conscient de sa propre folie de débutant (OC., p. 133).
Mais c’est d’une autre manière que ce Rimbaud de 16 ans va par la suite conquérir la liberté poétique, en libérant le vers, en lui substituant la prose, - comme le fait Jean-Luc Favre lui-même dans ce Rimbaud de sang, s’en remettant au « souffle » pour « déplac [er] l’âme vers de nouvelles contrées » et à un « subtil aveuglement afin que [s] a pensée soit enfin libérée de ses peurs les plus secrètes ».
La liberté devrait être « (re) conquise par la force des mots » (p. 34), autrement importante, pour Jean-Luc Favre que la prétendue force des armes. Et si passe, toujours entre guillemets et en italiques le mot d’ordre :
Reviens au combat
(nu) (p. 36)
Ce ne peut être que « le combat spirituel » qui est « aussi brutal que la bataille d’hommes » à la fin de l’« Adieu » d’Une saison en enfer.
Jean-Luc Favre n’hésite pas à citer brièvement Antonin Artaud, à rapprocher les poètes maudits (ne sont-ils pas des frères, comme « ceux que nous nous imaginons frères », dans le poème sans titre de Rimbaud « Qu’est-ce pour nous, mon Cœur » ?) Faut-il aller jusqu’à crier « Maudite poésie ! », comme le fait ce Rimbaud de sang, dans une page (p. 37) où passe l’évocation des barricades et où se fait entendre le cri de révolte, le cri de guerre « Sus aux despotes ! », mais celui-ci entre guillemets et en italiques, cri emprunté auquel la poésie donnera un autre sens.
Car il y a la guerre, qui reste extérieure, et la « vieille lutte au fond » (p. 38), qui est une lutte intérieure, une lutte de fond.
C’est de celle-là que la vie du poète, comme sa poésie, est le lieu, et plus que jamais quand cette poésie s’interrompt et quand le poète décide de se taire.
Ce Rimbaud ne doit pas plus être vidé de son sang que sa poésie de sa force. À la force d’ailleurs, conçue comme telle, il a rendu hommage dans l’une de ses Illuminations, « Métropolitain », scandée à la fin de chacun des alinéas par une exclamation, « La ville ! », puis « La bataille ! », ou un rêve, « La campagne », « le ciel » et enfin « ta force » (OC, p. 487-489).
À la menace « En vérité je te le dis la poésie te rendra fou », la réplique est méprisante « Cloporte ! » (p. 53). C’est manifester contre la déraison, et à juste titre, puisque dans « Alchimie du verbe », conscient du danger, Rimbaud lui-même a dit vouloir échapper à la folie qui menaçait sa santé physique et mentale (OC, 433).
Tout, sauf le sort du cloporte, terré « sous [s] a terre (argileuse)/pleine de vices » (p. 53). C’est là le trou, le vrai trou, bien pire que Roche, bien pire que le « trou de verdure » où est couché le mort de la guerre de 1870, le Dormeur du Val, bien pire même que la tombe d’Arthur Rimbaud au cimetière de Charleville.
Jean-Luc Favre le suggère : le sort du dormeur au cimetière de Charleville aurait pu être bien pire. Il aurait pu en être exclu ou subir un dernier supplice qui l’eût réduit à néant. On aurait pu prononcer l’ultime condamnation du vagabond à l’issue de cette guerre sans trêve que lui eût fait la société :
Dans le cœur visez juste (il doit mourir) arrachez lui la langue les dents ne doit rien rester ne fut pas mis au tombeau plus de place dans le cimetière pas de place pour lui trop puant sa famille (p. 81).
La « mother » à qui il avait reproché en mai 1873 de l’avoir mis dans le « triste trou » de Roche, comme il l’écrivait à son camarade Ernest Delahaye (OC, 382), a pris soin de le faire enterrer. Elle n’a pas pu s’empêcher, il est vrai, de procéder, en mai 1900, à l’exhumation des cendres de sa deuxième fille, Vitalie, — la seconde Vitalie — morte en décembre 1875, et ensuite à celle de « [s] on pauvre Arthur et de [s] on bon père » « [s] on père à elle, Nicolas Cuif, décédé en 1858). Du moins il n’y a pas eu besoin d’ouvrir le cercueil d’Arthur, contrairement aux deux autres.
Laissons Mme Rimbaud rêver d’une réconciliation entre Dieu et son Arthur si “travailleur” et si “charitable. Laissons-la aussi avoir, à la messe, la vision d’Arthur revenant près d’elle, le préférant à une autre dame, et peut-être venant la chercher.
Au livre de Jean-Luc Favre, j’emprunte une autre vision de réconciliation, une autre hallucination simple en quelque sorte :
Au terme d’un long combat il abaissa sa garde il sentit que ses forces le quittaient ses forces il se répète divague a-t-il trop bien divagué encore appelle son père papa ! papa ! remis de l’ordre dans son esprit remis un document à ses proches il se porta sur le flanc gauche pour éviter les balles qui tentaient de l’atteindre (point) papa ! (p. 75)
Dans son agonie, Arthur appelle la protection de son père, le capitaine Frédéric Rimbaud, ce perpétuel absent, et il protège ce côté droit où les balles ne doivent pas laisser les deux trous rouges du Dormeur du Val…
par Pierre Brunel
Pierre Brunel est Membre de l’Académie des Sciences Morales et Politiques de L’Institut de France. Vice Président Honoraire de la Sorbonne. Membre honoraire de l’Institut Universitaire de France, où il occupe la chaire de littérature comparée jusqu’en 2005. Fondateur du Collège de littérature comparée. Directeur des Cours de Civilisation Française à la Sorbonne. Auteur de plus de 40 ouvrages il est considéré comme l’un des plus grands spécialiste Européen de la poésie moderne et contemporaine.
Jean-Luc Favre Reymond — Chasser les vivants dormir avec les morts — 5 Sens éditions — 9782889492121 – 17,90 €
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1 Commentaire
Michèle MacHenin
01/11/2020 à 17:56
8-/Très chers Amis de la Littérature propre et poétique, et d'aucuns in situ qui ignorent le talent de cet auteur considérable, qui sait mettre en valeur d'une fine analyse, les vers de Raimbaud. En ces temps maudits, dans tous les sens du terme, où il nous devient nécessaire de voir ce qu'il reste encore de Beauté, de Force et de Courage, tout autour de nous et ailleurs !
Mes très respectueuses salutations
Michèle MacHenin