Le 4 mai dernier, les Éditions de l'Atelier ont publié
Le 27/05/2015 à 08:27 par Khalid Lyamlahy
Publié le :
27/05/2015 à 08:27
Les Fusillés (1940-1944), un ouvrage collectif présenté par l'éditeur comme un « dictionnaire biographique » retraçant les histoires et les parcours de ceux qui furent fusillés en France entre 1940 et 1944. Cet ouvrage qui se veut un hommage aux héros de la Guerre, vient rappeler le rôle indispensable des historiens et des hommes de lettres dans le travail de la mémoire. La parution de cet ouvrage colossal de 1952 pages intervient à quelques jours de la rentrée au Panthéon de quatre résistants (Geneviève de Gaulle, Germaine Tillion, Pierre Brossolette et Jean Zay), dans le cadre d'une cérémonie programmée pour le 27 mai.
Louis Aragon - Bernardo Le Challoux, CC BY SA 2.0
À l'heure de ces événements, la question se pose avec insistance : comment transmettre aux jeunes générations l'esprit de la résistance ? Comment perpétuer le sens de la mémoire et les leçons de l'Histoire ? En tant que témoin du passé partagé et garante de la mémoire collective, la littérature nous fournit une première piste de réponse.
Les poèmes, ces autres monuments
Dans un article paru sur le site Slate.fr le 10 mai dernier et présentant l'ouvrage des Éditions de l'Atelier, on apprend de l'historien Dominique Tantin, l'un des coauteurs du livre, qu'une partie des lettres des fusillés a été transmise à Louis Aragon avec cette consigne bouleversante : « Fais de cela un monument ». Cette courte consigne vient nous rappeler qu'il n'y a pas que les monuments de pierre et de béton pour rendre hommage aux « grands hommes ». Il y a une autre catégorie de monuments, trop souvent oubliés ou sous-estimés, à la fois plus subtils et plus discrets, construits à base de mots, d'images et de sensations. Ces monuments se trouvent dans les poèmes et les textes de l'époque, entre les pages d'une littérature émouvante et bouleversante, écrite à l'ombre de l'Histoire. Ces « monuments de mots » ont le don de traverser les années, de nous renvoyer, comme à travers un miroir intact et indéfectible, l'image, l'ambiance et la mémoire du passé.
Aragon, dont les histoires personnelle et littéraire ont épousé la tragédie de la Guerre, a su donner cet aspect « monumental » aux figures des résistants, associant leur destinée à celle de la patrie, souvent elle-même assimilée à la figure symbolique de la femme bien-aimée. La poésie d'Aragon érige des « monuments de mots » qui inscrivent l'acte de la création poétique dans une démarche matérialisant l'engagement et donnant forme à l'hommage. En cela, sa poésie porte la destinée de quelques êtres de l'anonymat à l'universel et inscrit leurs individualités dans le domaine de l'héritage partagé. Relire Aragon revient à accepter une invitation de la mémoire inextinguible, se laisser guider dans les dédales d'un monument collectif dont les échos sont toujours aussi prégnants et bouleversants. Il suffit d'ouvrir un recueil d'Aragon pour sentir le parfum de l'Histoire resurgir du passé et éclairer des noms de femmes et d'hommes oubliés.
Chanter l'homme et ses armes
Dans Les Yeux d'Elsa, recueil paru en 1942, Aragon choisit d'introduire ses poèmes par une préface où il n'hésite pas à se mettre en avant, justifiant ses choix de composition et défendant sa propre vision de l'art poétique. Ce n'est pas un hasard si Aragon intitule sa préface « Arma virumque cano » : la phrase fait référence au premier vers de l'Énéide (« Je chante l'homme et ses armes… ») et renvoie en filigrane au projet du poète : transformer la poésie en un chant éternel, résistant au temps et à l'oubli, faire des poèmes des armes indestructibles qui racontent l'existence humaine et donnent forme au « visage resplendissant de l'amour ».
À la suite de Jean Rotrou et d'Arthur Rimbaud, Aragon défend « une poésie du langage » qui libère le texte en y intégrant des déformations, des déconstructions et des incorrections. Pour « chant[er] l'homme et ses armes », il faut réinventer le langage poétique, explorer les espaces interdits de la création et repousser les frontières de la composition. Pour Aragon, ce travail en profondeur de la poésie passe par un « jeu » de la rime qui reflète la créativité du poète et la transforme en un bien partagé. À l'image de la patrie, la poésie naît d'une impulsion collective, se réalisant dans un mouvement d'union qui dépasse les individualités et postule à l'éternité.
Dans le recueil d'Aragon, nombreux sont les poèmes qui transforment le drame de la Grande Guerre en des tableaux tragiques et saisissants. Après le poème liminaire et éponyme dédié à Elsa Triolet, compagne et muse du poète, le cycle des nuits offre aux lecteurs quatre poèmes où l'évocation de la nuit renvoie symboliquement à l'obscurité de la guerre. Dans « La Nuit de mai », les deux guerres se rappellent au souvenir du poète et les héros du passé sont assimilés à des « Malendormis Malenterrés » qui reviennent hanter la nuit des vivants, soumis à leur tour à l'horreur de la Guerre, un soir de mai 1940 dans le nord de la France.
Dans « La Nuit de Dunkerque », la France, fatiguée par la Guerre, est « comme une étoffe usée » que traversent et déchirent des spectacles de désolation : des chevaux qui « pourrissent », des soldats aux « cœurs dépareillés » et une mer « où les morts se mêlent aux varechs ». Au milieu de ce chaos, la voix du poète s'élève pour chanter la lutte acharnée : « Je crierai je crierai plus fort que les obus ». Armé de ses mots, Aragon allume le feu de la résistance et envoie un message d'espérance puisque « dans la nuit on voit mieux les fleurs de l'incendie ».
Un trésor de figures et de références
La richesse de la poésie d'Aragon se lit également dans les références multiples qui traversent ses textes. Aragon connecte la création poétique à des domaines variés et inattendus, allant de l'absurde au fantastique et du surréaliste au médiéval, en passant par le mythologique et l'élégiaque. Dans le poème intitulé « Les Folies-Giboulées », l'absurdité de la Guerre se lit dans un défilé de scènes surprenantes qui convergent vers l'image d'un monde inversé et paradoxal où « Le noir est blanc le défendu permis/Le meilleur est le pire ».
L'évocation de Peter Schlemihl, héros fantastique qui erre dans le monde après avoir perdu son ombre, offre une représentation métaphorique du poète exilé, contraint à une lutte sans cesse renouvelée. D'un texte à l'autre, le poète n'hésite pas à se mettre en scène : dans « L'escale », il est le héros Persée appelé à sauver Andromède, autre représentation de la France occupée ; dans « C », il est le Lancelot qui part délivrer son « éternelle fiancée », incarnation de la patrie enlevée. Aragon porte sa poésie par un « je » engagé qui ouvre les perspectives du sens et enchaîne renvois symboliques et références historiques.
Relire le recueil d'Aragon, c'est voyager dans l'Histoire d'une France en lutte, voir défiler des figures historiques et culturelles, rappelées au service de la poésie et de la beauté. Ainsi, dans « Plainte pour le quatrième centenaire d'un amour », l'histoire de Louise Labé, poétesse française du seizième siècle et de son amant Olivier de Magny, renvoie à la douleur de la séparation avec la patrie et la bien-aimée. Avec les mots d'Aragon, le pays devient une sensation, une vibration, un éclat dont l'écho se propage à partir du poème : « Sur les chemins déserts où nous passons/France et l'Amour les mêmes larmes pleurent/Rien ne finit jamais par des chansons ».
Dans le poème intitulé « Richard Cœur-de-Lion », la légende d'une chanson qui aurait permis au poète Blondel de Nesles de localiser le roi emprisonné se transforme en un hymne à la liberté et au pouvoir salvateur de la poésie. Enfin, dans un autre poème intitulé « Pour un chant national », Aragon établit un parallèle surprenant entre le poète Alain Borne et le troubadour du douzième siècle Bertrand de Born, utilisant ce rapprochement pour lancer un appel urgent à l'engagement pour se mettre au service d'une France en mal de voix et de mots : « Il faut une langue à la terre/Des lèvres aux murs aux pavés ».
Et si on relisait Aragon ?
Aujourd'hui plus qu'hier, la question mérite d'être posée. Avec Aragon, la poésie dépasse l'univers de la création pour atteindre celui du témoignage, rappelant les douleurs d'un passé inévitable et arborant les couleurs d'une espérance sans cesse renouvelée. Avec Aragon, le poème devient la blessure d'une mémoire vive, le cri d'une promesse à venir, l'expression tranchante et saisissante du pouvoir du mot. Avec Aragon, l'idée de la résistance n'est plus un idéal, mais une destinée humaine gravée dans le corps du poème.
Avec Aragon, l'Histoire de la France n'est plus une suite d'épisodes rangés dans les tiroirs de la mémoire, mais un souffle tonitruant qui traverse l'espace géographique, bouleverse l'espace poétique et chamboule l'espace intérieur de la lecture. Dans un poème intitulé « Plus belle que les larmes », Aragon traverse cette même France que chanteront plus tard Léo Ferré et Jean Ferrat : du Paris du Louvre au « sourire de Reims » et des « pentes du Vercors » à « la Bretagne et ses pins ». Relire Aragon c'est renouveler son rapport à la patrie et à la mémoire, redécouvrir l'amour dans les mots, réapprendre la leçon de la résistance et de la liberté à l'école de la poésie, car comme l'écrit Aragon :
« Vous pouvez condamner un poète au silence
Et faire d'un oiseau du ciel un galérien
Mais pour lui refuser le droit d'aimer la France
Il vous faudrait savoir que vous n'y pouvez rien ».
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