Mis en place en 2014 par Vincent Peillon, le Conseil national d’évaluation du système scolaire (CNESCO) est une instance indépendante placée auprès du ministre de l’Education nationale et présentant une capacité d’évaluation scientifique de haut niveau. Constitué de deux députés, deux sénateurs, de deux représentants du Conseil économique, social et environnemental et de huit personnalités qualifiées, il vient de présenter un rapport sévère sur la ségrégation sociale à l’œuvre dans le système scolaire français.
De grandes ambitions mais peu de réalisations concrètes
Et, malgré une bonne volonté affichée, rien n’a été fait durant ces dernières années pour changer véritablement la donne. Nathalie Mons, Présidente du Cnesco, a dû faire face à un premier paradoxe. « Dans notre pays, sur le terrain, pour les praticiens, les chercheurs, les parents, pour les élèves eux-mêmes, l’absence de mixité sociale dans certains établissements saute aux yeux.
Pour autant, en quarante ans, la France n’a pas voulu, n’a pas accepté, n’a pas décidé de développer un appareil statistique national capable de renseigner les citoyens sur l’ampleur du séparatisme social qui marque notre système scolaire. » Autrement dit, peu d’indicateurs existent pour mesurer l’ampleur de la fracture sociale au sein de l’école.
La ségrégation scolaire : une réalité faiblement mesurée
Elle ajoute qu’ « en 2015, en France, malgré quelques annonces gouvernementales récentes, aucun indicateur ne mesure nationalement la ségrégation sociale à l’école, alors que l’objectif de mixité sociale dans les établissements est désormais promu dans la Loi de la Refondation de l’école de la République de 2013. Sur le terrain, les ‘ghettos’ scolaires sont connus, dénoncés mais leur invisibilité statistique demeure. La ségrégation sociale à l’école reste taboue. Or, on ne peut développer de politiques publiques sans mesurer l’ampleur des phénomènes auxquels on s’attaque. La connaissance précède l’action. »
C’est dans ce cadre que le CNESCO, « associé au Conseil supérieur de l’Education du Québec, a décidé de mener une triple investigation : quelle est l’ampleur de la ségrégation sociale et scolaire dans les collèges et les lycées en France ? Quels sont les effets du séparatisme social à l’école sur la cohésion sociale nationale et sur les apprentissages scolaires des élèves et, enfin, quelles sont les politiques mises en œuvre dans les autres pays de l’OCDE pour lutter contre ce phénomène ? L’immobilisme est-il partout de règle sur ce sujet sensible politiquement ou d’autres pays ont-ils réussi à mener des politiques volontaristes ? »
Et les premiers résultats tombent : « La France est marquée par un phénomène puissant de ségrégation sociale et scolaire dès le collège. Ainsi un élève d’origine sociale très favorisée, autrement dit un enfant de chef d’entreprise, profession libérale, cadre d’entreprise, de la fonction publique ou d’enseignant a, dans son établissement, presque deux fois plus de camarades appartenant aux mêmes catégories sociales que lui qu’un élève de classe moyenne ou populaire. »
Des contrastes frappants entre établissements élitistes et ghettos scolaires
Sur le terrain, cette inégalité paraît exacerbée : « La ségrégation sociale et scolaire se cristallise sur certains territoires, dans certains établissements. Il existe des établissements que l’on peut qualifier de ‘ghettos scolaires’, dans le sens où ils concentrent des élèves très défavorisés socialement et scolairement. Ainsi plus d’un élève sur dix fréquentent un établissement qui accueille 2/3 d’élèves issus de milieux socialement très défavorisés (ouvriers, chômeurs n’ayant jamais travaillé ou inactifs), c’est-à-dire qu’ils vivent au quotidien dans des établissements presque exclusivement défavorisé.
De façon générale, les élèves issus de milieux très aisés, souvent bons élèves, sont quasiment absents d’un nombre non négligeable d’établissements. Ainsi, 10% des élèves de 3ème ont moins de 5% d’élèves de catégories sociales très favorisées (CSP+[2]) dans leur niveau d’enseignement. Ils côtoient également seulement moins de 6% d’élèves qui se situent dans les 25% meilleurs au Brevet en 3ème. A l’autre bout de l’échelle sociale, l’entre soi apparait aussi de mise dans les milieux très aisés : 5% des élèves de 3ème sont dans des établissements qui accueillent au moins 60% de CSP très favorisées et 43% d’élèves parmi les 25% meilleurs élèves au Brevet.
Les inégalités sont également fortes entre les académies et entre les départements, la ruralité étant moins marquée par la ségrégation sociale et scolaire. La ségrégation sociale varie de 1 à 10 selon les départements, avec une forte concentration en région parisienne, dans le Nord de la France et dans les régions lyonnaise et marseillaise. Les disparités entre académies et entre départements montrent que la ségrégation sociale à l’école ne s’explique pas exclusivement par la ségrégation résidentielle. »
La ségrégation opère au sein même des classes d'un même collège
Mais alors que la réforme du collège 2016 assure lutter contre les filières d’excellence au sein des collèges, via le latin ou les classes bilingues, le CNESCO constate que le problème est bien plus complexe et dépasse cette vision caricaturale. Autrement dit, supprimer ces filières ne changera pas la donne.
« Au-delà de la ségrégation entre les établissements, sévit une autre forme de séparatisme social et scolaire plus encore taboue car illégale depuis la réforme Haby du collège unique : celle de la ségrégation sociale et scolaire entre les classes d’un même établissement. Les études statistiques sur le sujet n’existaient pas, et l’enquête présentée pour la Conférence de comparaisons internationales Cnesco-CSE est inédite.
Les parents, les élèves, les professionnels de l’éducation bien sûr connaissent ces classes de niveau qui ne se disent pas. L’étude révèle que cette ‘ségrégation active’ dans les établissements existe bien dès la classe de 6ème et se renforce jusqu’en 3ème.
Ainsi en 3ème 45% des collèges pratiquent une ségrégation scolaire active et 25% des formes de séparatisme social. Ceci met en évidence l’existence de classes de niveau dans les collèges français, davantage fondées sur le niveau scolaire que sur l’origine sociale. Cette ségrégation peut s’appuyer sur des classes bilangues et des options comme le latin mais pas seulement. L’enquête montre ainsi que les élèves qui suivent ces parcours sont loin d’être concentrés dans une classe unique. »
Un système nuisible à la cohésion sociale
Selon le CNESCO, cette ségrégation scolaire a de lourdes conséquences en matière de cohésion sociale. Et d’assurer que « La ségrégation sociale est une bombe à retardement pour la société française. Ce séparatisme social et scolaire à l’école explique les difficultés de l’Education prioritaire depuis 30 ans.
Malgré les moyens, tout à fait nécessaires, distribués dans le cadre de cette politique de compensation territorialisée, malgré l’implication des équipes pédagogiques, ces établissements qui concentrent les élèves à risque sont affectés de plein fouet par les effets dévastateurs de la ségrégation scolaire. »
A l'étranger, on s'occupe du problème
Pourtant, à l’étranger, on agit, alors qu’en France, c’est l’immobilisme qui prime. « Le rapport du Cnesco et du CSE, et les témoignages lors de la conférence présenteront un panel large de politiques favorisant la mixité développées à l’étranger depuis quarante ans (USA, Suède, Chili, Angleterre, Pays-Bas…).
La boîte à outils de la mixité sociale est riche (ajustements de cartes scolaires, quotas d’élèves dans les établissements, affectations par loterie, transport d’élèves défavorisés vers des établissements plus huppés (le busing américain) système régulé d’inscriptions des élèves intégrant l’impératif de diversité sociale, ouverture de l’enseignement privé avec des bons scolaires, mobilisation des parents…). »
Des orientations à suivre pour changer la donne
Le CNESCO livre ensuite quelques pistes :
« Pour être efficace et durable, une politique nationale de mixités sociale et scolaire à l’école doit présenter les caractéristiques suivantes :
Une perspective de long terme : volontariste et évaluée nationalement, cette politique doit être développée dans la durée, autour d’un consensus national qui dépasse, sur plusieurs décennies, les alternances politiques ;
A chaque terrain sa politique : les outils de la mixité sociale à l’école (ajustements de cartes scolaires, quotas d’élèves dans les établissements, transports…) doivent être adaptés aux contextes locaux car construire la mixité sociale à l’école prend des formes différentes dans la ruralité, les terrains socialement mixtes, ou au contraire les contextes socialement ultra-ségrégués…
La nécessaire mesure des phénomènes de ségrégation sociale à l’école: ces politiques doivent s’accompagner du déploiement d’un appareil statistique national et local permettant d’en analyser l’effectivité dans la mise en œuvre ;
Enfin, un ensemble de conditions doivent être réunies simultanément pour assurer une politique efficace et durable :
– une stratégie de communication en direction des parents: sur le long terme, une politique de mixité sociale ne fonctionne que si les parents y adhèrent
– une stratégie de formation des personnels d’éducation: par exemple les enseignants doivent être formés aux pédagogies différenciées pour gérer l’hétérogénéité scolaire et sociale des élèves…
– une politique de transports efficaces et socialement accessibles qui favorise la mobilité et de désenclavement des élèves, surtout au lycée ;
– et, enfin, une politique valorisant l’apprentissage des langues s’avère la base incontournable de tous les apprentissages dans les contextes scolaires socialement mixtes. »
C’est autour de l’ensemble de ces dimensions complexes des politiques de mixité sociale à l’école que 250 décideurs devront débattre lors de la Conférence de comparaisons internationales Cnesco-CSE, organisée les 4 et 5 juin 2015.
L'Observatoire des inégalités constate l'échec de la "refondation de l'école"
Pour Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités, la réforme du collège, c’est la « refondation de l’école » qui accouche d’une souris, assurant que « notre système éducatif n’est pas prêt à remettre en cause son fonctionnement inégalitaire. »
Louis Maurin constate qu’ « hormis la fin de la semaine de quatre jours, qui aura fait couler beaucoup d’encre, l’élève français n’aura pas vu beaucoup d’évolutions. Quasiment aucun changement au primaire ou au lycée, quelques retouches dans le fonctionnement du collège, mais rien sur l’essentiel.
La ‘réforme du collège’ (et les évolutions des programmes, qui constituent un volet à part) va dans le bon sens : quelques enseignements transversaux, remise à leur place du latin et du grec, élargissement de l’apprentissage d’une seconde langue. Contrairement à ce qu’affirment ses détracteurs, cette réforme reste en réalité plus que modeste, très loin d’une ‘refondation’, et bien en deçà de l’enjeu. »
L’école « devait être ‘refondée’, elle ne le sera pas, et ce vide a des conséquences désastreuses pour les plus défavorisés. Dans un pays où l’on accorde une place démesurée au diplôme, l’école joue un rôle central dans la reproduction des inégalités dans le temps. »
Une incapacité du système à se réformer
Pour expliquer cette difficulté à réformer, Louis Maurin avance plusieurs explications. « Moderniser l’école et la rendre plus juste serait agir au cœur même du système des inégalités. Cela bousculerait sans doute trop de hiérarchies sociales et de privilèges dans une société qui se dit égalitaire mais profondément clivée par le titre scolaire qui fonctionne comme un titre de noblesse.
Imaginez qu’un enfant d’enseignant ait autant de chance à la naissance de réussir à obtenir son bac qu’un enfant d’ouvrier non qualifié, alors qu’aujourd’hui il en a deux fois plus. Tout l’ordre social serait alors bouleversé, trop pour que ceux qui détiennent le pouvoir scolaire aujourd’hui puissent l’accepter.
La refondation de l’école est morte. Comme pour la réforme fiscale, pour la mettre en œuvre il aurait fallu une vraie dose de courage politique, qui consiste à défendre l’intérêt général des élèves contre les groupes de pression de tous ordres. Comme pour la réforme fiscale, le courage a fait défaut dès le début du quinquennat : le pouvoir a rendu son tablier aux sondages, qui l’ont entraîné dans sa chute. Ce courage ne reviendra pas à deux ans de la fin du mandat présidentiel. »
L'existence d'un "apartheid scolaire" en France
Cette situation pousse certains à parler d’apartheid scolaire. C’est le cas d’Eric Dogo, proviseur adjoint du lycée professionnel Charles Baudelaire d’Evry (Essonne) qui s’en est expliqué auprès du Café pédagogique.
Il assure ainsi qu’« en bac pro Accueil, j’ai quasiment 100% de filles noires, j’emploie ici le terme Noirs exprès, plutôt que Black qui me parait hypocrite, explique Eric Dogo interrogé au téléphone. Or cette non mixité est extrêmement grave. Cela induit un comportement et nourrit des stéréotypes chez ces élèves que l’on regroupe, convaincus qu’ils ne sont pas dans la norme ».
Et de s’interroger : « Comment permettre à ces jeunes d’acquérir d’autres codes, notamment ceux du monde du travail, si on les laisse ainsi entre eux ? Comment leur faire croire qu’ils sont des Français lambdas et qu’ils doivent se comporter comme tels ? »
Des filières marquées ethniquement se constituent
« Une fois je suis entré dans une classe et je n’ai vu que des filles noires. Cela m’a frappé. J’en ai parlé au prof ensuite. Il ne l’avait pas remarqué, il ne le voyait plus ». Ce qui fait dire à Eric Dogo qu’ « il faudra un jour s’interroger sur notre complicité à tous, acteurs de l’éducation ».
Il assure qu’« on regroupe dans nos lycées pros des élèves en difficultés scolaires à qui on a dit au collège : ‘tu n’as pas la moyenne, tu iras en pro’. Beaucoup viennent donc par défaut. Et on retrouve du même coup des jeunes d’origine immigrée. Tant que ce sera comme ça, on aura du mal à avancer».
Le système scolaire dans son ensemble est complice de cette situation. Les élèves sont orientés en dépit du bon sens et pour ceux qui n’y comprennent rien, ils ont toutes les chances de se retrouver dans les filières où il reste de la place. Rien à voir avec leurs choix et leurs attentes. De quoi créer de la déscolarisation en masse. Et, ultime paradoxe, on se retrouve dans une société qui produit du chômage de masse alors que de nombreux emplois restent, en parallèle, non pourvus faute de personnels qualifiés...
(Crédits photos : CC BY 2.0 - [AndreasS])
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