L’album des Casseurs flowters avait donné l’occasion, précédemment, d’une analyse théâtrale inédite. Orelsan et Gringe sont les Casseurs flowters dissimule en réalité une structure typique des tragédies du XVIIe siècle. Unité de temps, de lieu et d’action sont – presque – scrupuleusement respectées. Mais l’héritage littéraire que l’on y retrouve dépasse cette seule classification. De fait, les deux rappeurs racontent toute l’absurdité de leur univers.
Le 08/08/2016 à 11:50 par Nicolas Gary
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08/08/2016 à 11:50
Ionesco avait défini son théâtre comme absurde, attendu que « l’absurde, c’est le tragique qui s’ignore ». Il prenait alors pour exemple le personnage de Rhinocéros, Bérenger, qui assiste à la transformation de son ami : « Après tout, les rhinocéros sont des créatures comme nous, qui ont le droit à la vie au même titre que nous ! », lance-t-il. Le théâtre de l’absurde vacille entre farce et tragédie, et le monde d’Orelsan et Gringe lui rend un furieux hommage.
Leurs textes sont indissociables d’une dimension théâtrale. Dans un entretien avec ActuaLitté, Orelsan expliquait : « Je préfère la narration. » Plus que l’image et sa force évocatrice, les deux compères travaillent savamment leurs mises en scène, et une mise en abîme immédiate. Le tout pour faire état d’un monde qui marche sur la tête. Le monde n’est pas une ressource florissante, la corne d’abondance d’Amalthée est totalement tarie :
Est-ce qu’il y a une drogue pour m’apaiser ?
Une drogue assez puissante ou une parole pour me rassurer
Quand je suis dans mes phases délirantes ?
[...] Et j’ai vraiment tout essayé, loin d’une vie trépidante, rongé
Des nuits blanches à m’demander d’une voix hésitante : Ai-je fait les bons choix ?
La vie est une chienne de l’enfer, assurait Bukowski, mais dans l’esprit des Casseurs flowters, la vie est avant tout un désespoir dont on tâche de sortir vivant. L’absurdité du monde se retrouve à tout coin de rue, et les deux antihéros en ont éminemment conscience.
L’avenir n’a d’ailleurs rien de radieux : « Quand on t’parle du futur, tu réponds qu’t’y connais rien », riposte Gringe. Et quand on leur pose la question : « Qu’est-ce que tu veux faire plus tard ? / J’veux m’faire sucer ! » Pas de finesse, pas de projets, pas de désespoir non plus : juste un grand vide.
Alors, on tente l’escapade pour se débloquer d’une situation qui ficherait presque la trouille :
Tu mélanges alcool et drogue dure, danger
Un trait sécurité, deux traits danger
Un monde sans dieu – qu’est-ce qu’il viendrait faire là ? – sans métaphysique non plus. Non, on l’a remplacé par l’alcool, et d’autres idoles : « Tu veux savoir à quoi j’carbure ? Vodka pomme, Poliakov / Jusqu’à r’ssembler à Grichka Bogdanov.» Au quotidien, survivre, l’esprit le plus altéré possible, et pour demain, eh bien : « Et tu feras des grandes choses quand t’auras trouvé lesquelles / T’as pas écrit l’histoire, mais tu la connais quand même. » La messe est dite, une fois n’est pas coutume.
Encore une fois, l’absurdité est omniprésente. Même quand il s’agit de gagner sa vie avec un travail, dans une usine de découpe de poulets, on replonge rapidement :
Pour éviter d’craquer, pense à des trucs cools dans ta tête
Jusqu’au jour où cette question t’effleure l’esprit
Quelle différence entre ceux qui bossent à l’abattoir et les tueurs en série ?
On comprend alors mieux que les alternatives ne soient pas bien nombreuses : « Si tu t’ressers un verre pour faire passer la cuite d’hier / Discussions binaires, réflexions primaires. »
L’unique moyen pour garder la tête hors de l’eau, c’est rire de tout pour ne pas pleurer, surtout avec humour noir au point d’en devenir glauque. Le texte sur la prostitution est un modèle du genre : « Ma première expérience dans un camtar, j’entends cette p’tite voix qui m’dit : “Alors, une MST, c’est quoi Jamy ?”. »
Parce que l’amour est de toute manière conditionné au sexe, il ne représente pas un exutoire envisageable. De toute manière, soit il est payant, soit il n’est qu’adultère passager : « J’arrive la nuit chez ta pouf, le matin j’suis déjà plus là / J’disparais dès les premiers rayons d’soleil, j’suis Dracula. »
Le grand amour est de toute manière exclu de l’équation :
Chérie, j’veux juste baiser, me raconte pas ta life comme si tu voulais que j’t’épouse
Tu crois encore au prince charmant : lance un appel d’offre
Et même dans l’hypothèse d’une relation possiblement sérieuse, l’amitié est primordiale, au risque de tout foutre en l’air : « Change de pote, change de pote, change de pote, change de pote, / Ma meuf m’a dit d’changer d’ami parce qu’il m’tire vers le bas. » Qu’importe que les potes soient des boulets de première catégorie, ils sont là, bien présents, et accompagnent la vanité de l’existence depuis toujours :
J’ai quelques potes qui m’aiment bien : pourquoi ? J’en sais rien !
On a fait deux fois les 400 coups, on marche en crew, on part en couille
Tout raconter rendrait nos parents fous
Avec une nuance, motivée par la consommation de drogues : « T’es parano, t’es même pas sûr que tes potes t’aiment bien, nan.» Et quand on se retrouve face à soi-même, la conclusion s’impose :
J’ai toujours tout fait pour esquiver les responsabilités
J’ai souvent choisi d’me taire au moins j’étais sur de pas m’tromper
Voilà qui n’aurait pas manqué de séduire Beckett et le grand final de sa pièce En attendant Godot :
ESTRAGON. — Que j'enlève mon pantalon ?
VLADIMIR. — RE·lève ton pantalon.
ESTRAGON. — C'est vrai.
Il relève son pantalon. Silence.
VLADIMIR. — Alors, on y va ?
ESTRAGON. — Allons-y.
Ils ne bougent pas.
La réponse à tout est peut-être là, pour éviter de se faire écraser par le monde : « J’m’en bats les couilles [...] Aucun objectif, j’suis sur de pas les rater. » Face à l'ennui, dont on croirait parfois que le philosophe Pascal en dessine les contours, les Casseurs flowters ont développé une éthique de l'inertie, où l'épuisement, physique, moral, sentimental devient le moteur de l'inaction.
Abattu par la fatigue d'avoir rien branlé. Le projet c'était d'rien foutre, et j'ai aucun plan B
[...] Fatigué j'suis tellement fatigué Que quand j'commence à rien faire j'ai la flemme de m'arrêter
[...] Fatigué, j'trouve même plus la force de m'ennuyer
Si la vie est un théâtre, c’est évidemment celui de la vanité absolue, exposée brutalement au regard de chacun. Aucun recours, aucun secours, justement l’abattement, parce que la prise de conscience de l’absurde ne laisse aucune échappatoire. En revanche, il est tout à fait possible de vivre pleinement la vacuité : il suffit d’une bouteille, de quelques potes et des choses à dire :
Reste, encore des bornes à faire
Si tu regardes en arrière
Ne vois pas qu’le vide
Te casse pas trop vite
Tout n'est plus si vide alors. On ne se divertit pas : on se détourne littéralement, pour ne pas être trop exposé au vide. On en finit par remplir sa vie, comme on remplit des verres, et à se retrouver pantois : « Donc on est deux connards qu'attendent dans un abribus, un jour férié ? »
Prochain épisode que l'on n'écrira jamais – mais que l'on a rêvé de lire.
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