Une rencontre avec Tomi Ungerer est toujours un de ces instants où l’on se sent privilégié : saugrenu et fantaisiste, c’est avec une grande tendresse qu’à l’occasion de la parution de Ni oui ni non, il se confiait sur ce recueil devant une salle conquise d’avance. Compilation de chroniques parues dans Philosophie Magazine, il y commente et illustre ses réponses à cent grandes questions d’enfants, entre poésie et philosophie, avec une désarmante morale douce amère.
Conversation en forme de punchlines, irrésistiblement subversives.
ActuaLitté, CC BY-SA 2.0
À son propos, Louis Delas, directeur général de l’école des loisirs, sa maison d’édition française depuis plus de 50 ans, s’exclame : « Tomi est un personnage incroyable, source inépuisable de création, toujours joyeux (ce qui n’est pas si fréquent chez les auteurs jeunesse!). Il y a un avant et un après Tomi Ungerer, avec en particulier deux chefs d’œuvre, Le géant de Zeralda et Les trois brigands ; deux contes qui mettent en avant des garçons rustres et brutaux qui deviennent civilisés après leur rencontre avec de petites filles. Ils restent gravés dans ma cervelle, avec Jean de la Lune, qui reste absolument fascinant. »
Il était donc évident pour Alexandre Lacroix, directeur de Philosophie Magazine, de faire appel à Tomi Ungerer pour ce projet : « La philosophie pour enfants demande des parents et des enseignants, il n’y a pas de livre de philosophie que les enfants lisent volontiers. Il faut arrêter de demander à des philosophes de s’adresser aux enfants avec profondeur, mais demander à un auteur pour enfants qu'il s’adresse à eux avec une profondeur philosophique. »
« Pour un cancre comme moi, être publié dans Philosophie magazine, c’est ultime! » ajoute Ungerer dans un éclat de rire… Et : « J’adore écrire. J’ai trois langues, l’allemand, l’anglais, le français. Tous mes livres sont écrits en anglais. Ni oui ni non m’a donné l’opportunité d’écrire en français. »
Aux questions tantôt dignes de sujets de bac ou totalement fantaisistes, les réponses sont donc parfois graves, ou oniriques.
« Au bout de chaque doigt, il y a une petite cervelle, je réfléchis avec les mains. Je ne comprends rien à la philosophie, c’est comme un trou noir. Et ce n’est pas parce que l’on est adulte qu’on sait tout, même si on se prend au sérieux. »
Les questions d’enfants, reçues par mail chez Philosophies Magazine, lui étaient transmises en Irlande, où il vit ; un fax (unique concession à la technologie) par mois arrivait à la rédaction, avec ses réponses, ses dessins, rédigés le matin avec les idées claires, car la nuit est bonne conseillère. Une première réponse, d’un seul jet, à laquelle il est nécessaire de faire parfois des addenda, mais surtout des coupes franches : « Plus on enlève, mieux c’est, il faut élaguer et enlever les fautes d’orthoglyphes! »
À la question « peut-on penser quand on est mort? », il répond :
« Bah j’ai dû me prendre au sérieux là! Je dis les choses en tort et de travers! Est-ce que les poux ont un enterrement? Même Breton et les surréalistes n’y ont pas pensé! »
« Il faut traiter les enfants en égaux; mais il y a une innocence difficile à préserver de la vie. Ce serait formidable de rester innocent tout en sachant se défendre. » La transgression en littérature jeunesse est toujours compliquée. L’effroi, la peur, l’angoisse sont des éléments fondamentaux et nécessaires : « Je fais des livres pour l’enfant en moi : j’ai hérité de ma mère de ne pas avoir froid aux yeux. Les enfants n’ont pas peur devant la réalité. Lisez Grimm et Andersen! »
Chaque livre pour enfant est un livre engagé : « Nous sommes tous égaux, et tous différents. Dans mes livres, ce sont toujours des animaux détestés, pieuvre, chauve-souris, serpent, condor, qui sont réhabilités. Mon prochain livre sera sur les réfugiés. L’essentiel est de donner un sens à sa vie, en donnant au talent que l’on a une orientation. Lorsqu’on répond à un enfant, on a une influence donc une responsabilité. (Et souriant) C’est mieux si c’est une influence créative. »
Mais alors, comment préserver l’innocence de son lecteur ? « Il faut se mettre à sa place, et user des mots, car les enfants adorent le vocabulaire, les jeux de mots, les mots qui n’existent pas; la créativité est due à la curiosité. Jouer sur les comparaisons est un engrais pour l’imagination. Et l’enfant fait plus face à l’inexplicable; expliquer tout est la fin de la poésie. »
« Je vous raconte parce que les enfants adorent les histoires des vieux. » Il est à Berlin, a besoin d’une valise, en achète une rose. « Dans l’ascenseur se trouve une petite dame, tout à fait minuscule et recroquevillée. Elle est belle ma valise, non? Elle est assez grande pour vous contenir, elle pourrait vous servir, à vous et vos héritiers, elle vous servirait de cercueil et cela réduirait les frais d’enterrement! »
Jusqu’au jour où un mail arrive à la rédaction de Philosophie magazine : « Je suis le fils de la dame à la valise rose. Ma mère a choisi l’économie de moyens, elle a effectivement été enterrée dans une valise rose. »
Et dans un éclat de rire, Ungerer de rajouter : « Je suis un agent provocateur, la provocation est pour moi une forme de distraction! »
De loin en loin, en filigrane, il nous parlera d’étapes marquantes de sa vie, qui infusent son œuvre : son enfance alsacienne, cette Alsace alors en pleine guerre, 3 mois passés dans l’enfer de la poche de Colmar. « Nous allions chercher de l’eau tous ensemble, pour mourir ensemble au cas où. Pour moi, le traumatisme est comme un tatouage spirituel. »
Son frère aîné a « remplacé » son père décédé alors qu’il avait 3 ans et demi. Il lui doit sa fascination pour les mots ; la découverte du mot « anthropophage » a été celle de l’amour des mots, ces mots rares « qui s’ouvrent en entonnoir » sur les mondes possibles. « Le vocabulaire est là pour qu’on lui donne une nouvelle vie. Et croyez-moi être dyslexique est un bonheur! »
Et de nous avouer comme une confidence sa très grande admiration pour le cruciverbiste Michel Laclos, et ses définitions…
Au-delà de ses albums indémodables, Tomi Ungerer est bien plus qu’un auteur jeunesse, sculpteur, dessinateur (le musée de Strasbourg garde plus de 11.000 dessins). Il a signé, lors de ses années nord-américaines, une œuvre d’affichiste engagé, contre la guerre du Vietnam, pour la lutte des droits civiques. Selon les continents, ce sont différentes facettes du créateur qui sont connues. Banni pendant 45 ans des bibliothèques américaines, soumis à la censure, attaqué de toutes parts, y compris par les féministes, « j’ai eu ma dose, mais la provocation vous fait énormément de publicité. Ce fut un honneur d’être banni; et quand on ressuscite, c’est formidable! »
Pour autant, peut-on dire de lui qu’il est devenu un classique de son vivant ? « Parce que j’ai transgressé toutes les règles? Si j’étais une femme, oui! »
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ActuaLitté, CC BY-SA 2.0
Et lorsqu’enfin on lui demande, avec finalement un peu de jalousie cocardière, le pourquoi de son « exil » en Irlande, il conclut : « L’Irlande m’a donné ma liberté, c’est une société sans arrogance, il n’y a pas de différences entre les classes sociales. Je ne suis plus entre France et Allemagne, je suis au bout du monde, dans la maison la plus proche des États-Unis. Ils ont le sens de l’humour, et je m’y sens libre. Finalement, je voudrais n’écrire que des aphorismes allemands, avec l’esprit français et l’humour anglais! »
Tomi Ungerer - Ni oui ni non, réponses à 100 questions philosophiques d'enfants - Editions l'école des loisirs - 9782211235068 - 16 €
Paru le 21/03/2018
160 pages
L'Ecole des Loisirs
16,00 €
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