Mauro Ceballos a eu plusieurs vies, mais toujours de la suite dans les idées. Il n'y a pas si longtemps, derrière sa batterie, il enchaînait les premières parties lors des tournées de célèbres groupes, dans le monde entier, mais il a passé les quatre dernières années à travailler à une bande dessinée, sa première, Di Vin Sang. Cet album, que Mauro Ceballos autopublie, raconte les histoires entremêlées des vins chiliens et bordelais, avec, en filigrane, celle du Chili. Et l'artiste l'a entièrement dessiné et colorisé avec du vin.
Le 21/09/2018 à 10:50 par Antoine Oury
Publié le :
21/09/2018 à 10:50
Quand Mauro Ceballos se lance dans son projet, Di Vin Sang, il ne le fait pas à moitié : après la parution de sa bande dessinée, il apporte les dernières touches à un long-métrage d'animation tiré cette dernière, pour laquelle un musicien instrumentiste écrit la musique. Cette nouvelle facette de l'expérience Di Vin Sang devrait voir le jour dans les prochains mois.
Car Di Vin Sang est une expérience totale, pensée par son créateur comme un tout : le film vient animer la bande dessinée, elle-même dessinée à l'aide... de vin rouge. Plus précisément, un cabernet franc né d'un assemblage des soleras (système de vieillissement pour le vin utilisé en Espagne, NdR) 2011, 2012 et 2013 du Château de Bel, vignoble d'Arveyres (Gironde). Mauro Ceballos a exposé dans le domaine, a fait la connaissance du propriétaire, Olivier Cazenave, à qui il a exposé son idée folle, celle d'une bande dessinée faite avec du vin.
La cuvée spéciale Di Vin Sang (ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
« Ça se travaille un peu comme de l'aquarelle, mais c'est plus difficile, car il faut procéder par couches », nous explique Mauro Ceballos depuis son lieu de travail, qui est aussi son domicile. « Il faut en ajouter un certain nombre pour obtenir une nuance plus sombre. Quand c'est la couleur la plus faible de ma planche, je ne passe qu'une couche. Je n'ai pas du tout dilué, car je ne voulais pas toucher à l'essence pure du vin. » Les planches de Di Vin Sang ont gardé l'odeur du vin, mais pas l'ivresse : l'alcool s'évapore rapidement.
Di Vin Sang, la BD, lui aura demandé un an et demi de travail, 2200 heures environ, souligne celui qui a appris à compter son temps de travail pour évaluer le prix de ses tableaux auprès du peintre bordelais Isidore Krapo. Mais cela fait 4 ans, environ, que Mauro Ceballos travaille avec du vin, sur de petits dessins ou des nus. « Je ne pensais pas être une des seules personnes à peindre avec du vin — j'ai vu qu'un peintre en Argentine, un dans le Beaujolais et un vieux monsieur à Bordeaux le faisaient aussi », remarque-t-il.
« C'est un liquide vraiment noble, qui évolue, change, dans la bouteille comme sur le papier, avec l'oxydation. Il ne se dégrade pas, il évolue », souligne l'auteur, qui a pris l'habitude, admet-il, de lever le coude à la fin de sa journée de travail sur Di Vin Sang. « Comme ça, pas de gâchis », s'amuse-t-il.
Si le ton est détendu, le récit Di Vin Sang est loin d'être dionysiaque : « Cette histoire, celle du vin chilien, n'a jamais été racontée : je me suis énormément renseigné pour coller au plus près de la vérité historique, et seule la fin est imaginaire, car je voulais terminer sur une note positive », explique Mauro Ceballos. Cette histoire du vin est aussi celle du peuple mapuche, qui voit son territoire envahi par les Espagnols et par les vignes, au XVIe siècle.
« Dans l'histoire du vin chilien, ce sont vraiment les Mapuches, réduits en esclavage, qui ont fait les vendanges, la fabrication... Les Espagnols avaient ramené des esclaves noirs au Chili, mais ces derniers mourraient dans la cordillère des Andes à cause du froid », explique Mauro Ceballos. « Contrairement à d'autres peuples autochtones, les Mapuches n'avaient ni les mathématiques ni les pyramides : ils savaient juste se battre, et ils restent l'unique peuple d'Amérique latine à avoir arrêté l'envahisseur espagnol. »
(ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
Aujourd'hui, se désole Mauro Ceballos, les descendants des Mapuches sont considérés comme des terroristes, héritage de lois créées sous Pinochet. « Même les Chiliens les voient comme des terroristes, la peur créée de toutes pièces par la dictature a très bien fonctionné. »
Ce récit de la colonisation, violent et effroyable, qu'Eduardo Galeano avait raconté dans Les veines ouvertes de l'Amérique latine, Mauro Ceballos le raconte sous un nouveau jour. On croise rapidement le vin de Bordeaux, qui a lancé les recherches de l'auteur : « J'ai commencé en lisant l'encyclopédie complète de l'histoire de Bordeaux, en 7 ou 8 tomes : il fallait comprendre l'histoire du vin à Bordeaux pour comprendre la situation là-bas, au Chili. »
Il rencontre ensuite des œnologues, des historiens, des professeurs d'anthropologie et consulte même sa famille, qui possède 200 hectares de vigne au Chili — « le vin qu'on fait là-bas ne convient toutefois qu'aux paysans du coin, ce n'est pas de la qualité ». Au Chili, le premier grand prix pour une cuvée est obtenu à Paris en 1889 : « Nous avons environ une centaine d'années de grands crus chiliens derrière nous », explique l'auteur.
Les vins chiliens sont présents dans 164 pays, et le vignoble représente aujourd'hui la plus importante industrie du pays. Qui plus est, les sols du pays sont suffisamment variés pour accueillir différents types de cépages, avec des climats différents. En plus, les ceps chiliens sont « plus protégés des maladies que ceux de France. Quand les vignes sont ravagées par le phylloxera, les vignerons bordelais font importer des ceps bordelais du Chili, préservés. Autrement dit, les vins que l'on vend aujourd'hui à Bordeaux sont tirés de vignes chiliennes ! », remarque Ceballos.
La bande dessinée de 43 pages, accompagnée du long-métrage en préparation, est publiée par Mauro Ceballos lui-même, qui a créé sa structure, La Cave à dessins. L'autoproduction s'est rapidement imposée au jeune auteur : « J'ai assisté à plusieurs conférences d'auteurs de BD, et l'ambiance n'est pas au beau fixe, parce qu'ils n'arrivent pas à gagner leur vie, parce que l'industrie du livre est saturée... Pour cette BD, j'ai fait le scénario, le dessin, les lettrages et la couleur, et j'ai décidé de faire le reste aussi, l'édition, la diffusion et la distribution. »
Avec quelques exemplaires du premier tirage de 1000 albums sous le bras, et une bouteille de la cuvée spéciale dans les mains, Ceballos a rendu visite aux libraires de Bordeaux et sa région. « Quand je leur demandais s'ils avaient déjà vendu une BD faite avec du vin, la réponse était toujours la même », sourit-il. De dégustations en rencontres, il sème Di Vin Sang un peu partout, y compris dans des épiceries ou dans des caves. « Le jour où Mollat m'a appelé pour m'en demander des exemplaires pour des clients, ça m'a fait extrêmement plaisir. »
Illustration au vin rouge, par Mauro Ceballos (ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
Né à Santiago, Mauro Ceballos a quitté le Chili à l'âge de 21 ans et s'est arrêté à Bordeaux pour poursuivre ses études. Après un retour au Chili et un court passage en Argentine, il a renoué avec la capitale mondiale du vin et a mené sa carrière musicale, qui l'a emmené tout autour du monde. Pour autant, il n'abandonne pas le dessin, son premier amour.
« J'avais surtout fait des pages de BD, mais pas un album entier : l'industrie de la BD n'existait pas au Chili à l'époque où j'y étais. On sortait tout juste de la dictature militaire, et les peintres et artistes étaient soit en exil, soit morts. Les seules BD au Chili, c'était des comics de guerre de Marvel et DC, et puis Mickey et Donald de Disney. On a grandi avec ça, et, au départ, je dessinais comme ça. Ensuite j'ai découvert Jean Giraud, Moebius, et là tout a changé, le trait, la main... Et ensuite Picasso, qui m'a encore fait changer. Cette BD, c'est un mix de tout ça, avec mon propre style, que j'essayais de chercher, mais que je n'avais qu'à trouver, finalement », détaille l'artiste.
Après avoir expérimenté le très grand format sur des tableaux aux dimensions démesurées — de son propre aveu, Mauro Ceballos est revenu aux cases : « Je me suis serré la ceinture pendant les mois de travail sur cette BD. Il a fallu tenir sur la durée : beaucoup de dessinateurs commencent comme des chevaux de course et terminent comme des ânes, surtout lorsqu'on est seul. Mais l'autoproduction permet de ne pas se donner de limites, tout en restant dans un certain cadre. »
(ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
Comme le vin dont il est issu, Di Vin Sang pourrait très bien s'exporter : des traductions de la bande dessinée sont en cours, en russe, chinois, japonais, anglais et espagnol. « De manière artisanale, encore, car c'est ce qui donne de la valeur à l'art », conclut Mauro Ceballos.
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