Journaliste sortie de Science Po, Camille Teste change de vie et devient prof de Yoga en 2020. Fini les questions politiques pour le développement personnel en groupe ? Il n’en est rien : l’ancienne spécialiste des enjeux de justice sociale, toujours aussi engagée, se propose d’allier le militantisme avec le « bien-être ». Entreprise des plus contemporaines.
Le 26/04/2023 à 10:39 par Hocine Bouhadjera
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26/04/2023 à 10:39
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« J’appelle bourgeois quiconque renonce à soi-même, au combat et à l’amour, pour sa réussite. » Léon-Paul Fargue, cité par Camille Teste. Le yoga, pratique physique à la quête d’un mental plus serein, voire d’une certaine paix intérieure, pourrait-il contribuer aux luttes politiques d’émancipation ? Difficile d’imaginer comment des techniques de « bien être », vécues individuellement, apporteraient au militantisme collectif, qui réclame un sacrifice de sa quiétude pour des causes, en théorie, plus élevées.
Ce serait oublier, comme sait tant le faire l’Occident, le corps en faveur de l’esprit. Si on devait résumer l’essai de Camille Teste, ce serait : la pensée d’un corps non dénoué est boiteuse, et le rapport individualisé à celui-ci est une impasse, car « on ne s’extrait pas des problèmes du monde, ils nous traversent à chaque instant ». La tension de la réforme des retraites, d’un point de vue anatomique, c’est la contrariété du corps au travail face aux injonctions de l’entendement à l’équilibre d’un régime.
D’abord, celle qui s’est fait connaître par sa page Instagram aux près de 10.000 abonnés, nous raconte « d’où elle parle » : une famille de la classe moyenne supérieure très au fait des pratiques de santé et d’alimentation bio, les parents ostéopathe et kinésithérapeute. Réparer les corps, mais aucune corrélation n’est soulevée par ses ascendants entre les « souffrances physiques de ces gens et leur réalité sociale » : « Pas une fois je ne l’ai entendue dire que ces souffrances-là étaient imputables à un même bourreau : le régime patriarcal. »
Le patriarcat qu’elle définit comme « une forme d’organisation sociale qui, à travers divers mécanismes selon le genre, érige l’expression de nos émotions, de nos souffrances et de nos vulnérabilités au rang de tabou ».
À Science Po, « contrairement à chez moi, tout était politisé ». Excès inverse : « Dans le monde universitaire, le corps n’a pas sa place ». S’il apparaissait, « c’était par le contrôle ». Dans le journalisme, on souhaite cette fois-ci « améliorer l’existant en niant le corps ». Depuis Nietzsche, on sait que toute pensée est d’abord la projection d’une physiologie.
Devenue professeure de Yoga entre 2019 et 2020, elle doit se rendre à l’évidence : cette pratique venue d’Inde, de santé au minimum, spirituelle dans sa forme la plus exigeante, a été façonnée en Occident pour servir l’individualisme et le néolibéralisme. En s’appuyant sur sa formation et son expérience de journaliste, entre chiffres et portraits de figure du « fit game » comme Sissy Mua, elle brosse une histoire du « bien-être ».
De la CGT qui, en 1895, s’est fondée sur trois valeurs cardinales : le bien-être, la liberté et la solidarité, aux 4400 milliards $ à l’échelle mondiale que génère l'univers du « bien-être » (Rapports du Global Wellness Institute, réalisés entre 2019 et 2022). Camille Teste est formelle : ce monde devenu « tentaculaire » est « l’un des faits sociaux, économiques et culturels majeurs de ce début de XXIe siècle ».
En France, le chiffre d’affaires du secteur s’élèverait à 133 milliards $ en 2020, soit le troisième marché en Europe derrière l’Allemagne et l’Angleterre, et le sixième marché mondial. Le commentaire de l’auteure est sans appel : « Le néo-libéralisme (extension du marché au plus de secteurs possibles) est un capitalisme qui se serait glissé dans tous les interstices de la vie des gens. » D’un côté, leggings et smoothies, de l’autre, une spiritualité New Age entrée dans la culture mainstream, à base de cristaux, d’énergie quantique et d’éveil…
Selon le créateur du concept de la « psychologie positive » et ancien président de « la très puissante » Association de psychologie américaine (APA), Martin Seligman, le bonheur reposerait sur 50 % de génétique, 40 % de vecteurs cognitifs et émotionnels « sur lesquels nous pouvons influer ». Mais aussi sur 10 % de facteurs et circonstances extérieures tels que le revenu, l’éducation ou le statut social.
L’autrice y voit une théorie en soutien du néo-libéralisme : « En quelques années, cette logique d’un bonheur créé par soi, pour soi, et dont on serait seul·e responsable, se généralise et se propage un peu partout sur la planète. (...) En se diffusant à grande échelle, le bien-être s’impose comme un impératif moral qui nourrit le marché de façon vertigineuse. » Le public visé en priorité : les jeunes, riches, maigres, blancs, CSP+...
Face à ce constat, Camille Teste retourne l’injonction à se changer soi-même pour changer le monde. Elle en est convaincue : en modifiant les règles du monde, on transformera les personnes. En attendant, « ce monde du bien-être est devenu un obstacle, un lieu de diffusion idéologique », à l’instar de l’école, la famille ou la rue.
« Seul(es) responsables de nos bonheurs, le bien-être s’est imposé partout, jusque dans les entreprises, pour devenir un outil permettant au néo-libéralisme de perdurer. Sans cette culture du bien-être, qui sait, peut-être aurions-nous déjà fait la révolution. »
Elle pointe enfin en quoi « l’avènement du bien-être a offert un nouveau terrain de jeu à des idéologies complotistes, réactionnaires, voire fascisantes » ; et de citer les nervis de Qanon, Julien Rochedy ou le pape mythomane du crudivorisme, Thierry Casasnovas...
Un portrait bien sombre du « bien-être » en système néo-libéral, mais la collection dans laquelle s’inscrit ce texte s’attache avant tout à proposer des ouvrages utiles, « avec de nombreuses pistes d’actions concrètes, individuelles et collectives ». Camille Teste ne déroge pas à cette règle, et pour ce faire, elle suggère de « hacker le bien-être, c’est-à-dire le subvertir pour le transformer en un instrument qui soit réellement révolutionnaire », ou dit autrement, afin de soutenir les personnes qui s’engagent dans la lutte.
Se servir des outils de ce secteur pour contribuer à l’émancipation des individus, et faire des espaces du « bien-être » à l’image de la société qu’elle souhaite voir advenir : exempts des « injonctions normatives, discriminations, oppressions et rapports de pouvoir ».
Le « bien-être révolutionnaire » doit faciliter l’action en faisant « germer une culture où s’adapter les un(es) aux autres est devenu normal ne peut qu’améliorer la vie collective ». Créer une culture du consentement, sortir de la binarité face à « l’hétéronormativité », respecter les autres, se désadapter, exiger la lenteur, « bouter la croissance hors de nos corps », cette logique de l’accumulation... En définitive, nourrir des pratiques à base d’inclusivité et d’égalité. Et fondamentalement, « construire des corps puissant », nécessaire à tout engagement éprouvant.
Elle confesse : « Cette façon de se briser physiquement et mentalement dans les luttes est l’une des raisons qui font que j’ai du mal à approcher ces espaces de trop près, ou trop longtemps. » Et d’ajouter avec pragmatisme : « En vous occupant de vous-mêmes, vous préservez votre capacité à lutter : si vous vous brûlez, vous ne servirez plus à rien. (...) Revendiquer le besoin d’espaces de vulnérabilité dans la lutte est, à mon sens, une avancée majeure, car elle permet au camp progressiste d’intégrer la question du Care (Soin, lien) au cœur de sa démarche politique. » En résumé : « J'suis pas venue ici pour souffrir ok ? ».
La directrice de la collection Sur la table, qui accueille le texte de Camille Teste, Victoire Tuaillon, a repéré la professeure de yoga et sa démarche stimulante, à travers son compte Instagram. Entre la première rencontre et la parution, 2 ans de discussions et de travail : « Contrairement à beaucoup de maisons, on prend le temps, car on n’a pas de cases éditoriales à remplir », nous confie l’éditrice de Sur la table, Karine Lanini. L’aventure Binge audio éditions, qui accueille la collection, détonne en effet dans le paysage éditorial français.
La maison est née en 2019, afin de porter l’adaptation en livre du podcast engagé, Les couilles sur la table, animé par Victoire Tuaillon. (44.357 ex. ; 35.365 ex. en poche chez Points : Donnée Edistat). Un succès qui motive la société de production de podcasts, Binge Audio, à devenir un éditeur de livre à part entière. La ligne éditoriale de Binge Audio : des contenus progressistes, intersectionnels, queers, sur l’égalité homme-femme, la masculinité, les problématiques raciales, sociales… Et tous rédigés en écriture inclusive.
En outre, l’ambition est d’être à l’avant-garde, à travers la mise en lumières de pratiques comme faire famille quand on ne vit pas dans le même lieu d’habitation, ou plus généralement toutes ses socialisations « qu’on ne voit jamais ». En les visibilisant, travailler au changement des mœurs. « Le public des podcasts est en majorité féminin, avec une moyenne d’âge de 30 ans », nous confie le co-fondateur et président de Binge Audio, Joël Ronez.
Et d’ajouter : « Nos auditeurs et auditrices sont la plupart du temps des lecteurs, mais le passage du podcast à l’écrit était tout sauf certain. Il faut avant tout réaliser de bons ouvrages, travaillés. Faire du simple fan service ne suffirait pas, car il faut faire payer pour un contenu affilié à un autre contenu, le podcast, lui gratuit. »
C’est Dilisco qui distribue les titres, avec un circuit préférentiel du côté des grandes librairies indépendantes de centre-ville et militantes. La maison fonctionne sans permanents, en s’appuyant sur des freelances comme Karine Lanini, des prestataires de la chaîne du livre, les administratifs de Binge Audio, et les droits des podcasts adaptés.
D’autres éditeurs participent d’ailleurs à cette aventure, comme le Robert pour Parler comme jamais de la linguiste Laélia Véron, ou l'adaptation du podcast, Kiffe ta race, porté par Rokhaya Diallo et Grace Ly, co-édité avec First éditions.
Afin de mener à bien les différents projets éditoriaux, Binge audio éditions lance des campagnes de préventes sur la plateforme Ulule : de quoi dégager de la trésorerie et amoindrir les risques au maximum. Un système qui garantit des droits d’auteurs de l’ordre de 25 % du prix du livre. À chaque fois, les objectifs de préventes ont été atteints. Une nouvelle campagne sera lancée à partir du 15 mai, jusqu’au 23 juin, pour Maternités Rebelles, de Judith Duportail : le récit de son choix de réaliser une PMA sans couple, et en creux, une défense d’autres formes de maternité.
À l’intérieur de Binge audio éditions, depuis 2021, la collection d’essais, Sur la table, soumet des ouvrages sans préventes. Les auteurs n’ont pas de lien avec les podcasts, mais portent des sujets sélectionnés par Victoire Tuaillon. Cette dernière propose alors à ce ou cette militante ou détentrice d’histoire forte, d’écrire un texte, et de voir s’il peut déboucher sur une publication : « Une collection au service des projets qui n’existent pas encore », résume Karine Lanini.
Et de continuer : « Je suis freelance pour plusieurs maisons, et je peux l’affirmer, on passe 3 fois plus de temps sur chaque livre que dans une structure éditoriale classique. » Ce texte doit allier témoignages, solutions concrètes, accessibilité et concision.
Paru le 12/04/2023
160 pages
Binge Audio
15,00 €
Paru le 11/10/2022
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Binge Audio
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Paru le 30/10/2019
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Paru le 03/11/2021
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